Couleur langage et langage des couleurs
La couleur classe, associe
choses et êtres... C’est un code, un langage,
un ensemble de signes élaborés par les hommes,
et ce langage
symbolique est différent
selon les sociétés, dans l’espace et
dans le temps.
En témoigne notamment le lexique des couleurs, reflet de la sensibilité d'une époque et d'une culture...
Ainsi le lexique français
contemporain des couleurs est constitué de quelques
dénominations directes, "vrais" noms de
couleur - bleu, jaune, noir, rose, rouge, vert...-
et de leurs dérivés - bleuâtre,
rougeâtre, rougeur, rosissement, noirceur...-
et d’une multitude de dénominations indirectes,
issues de référents
concrets, ou parfois abstraits formant une liste ouverte,
en perpétuelle évolution. Ces dénominations
chromatiques et les locutions et expressions de couleur
montrent comment jouent la symbolique sociale, religieuse,
l'art, les techniques, la vie quotidienne... et nous transportent
au cœur de notre histoire et de notre société.
Les mots de couleur anciens ou récents s’entrecroisent, dégageant un large éventail de sensations, de sens, de connotations, de symboles parfois contradictoires, à l’image de la société et de l’histoire dont la langue se fait l’écho. Outre des nuances, ce que nous disent le noir, le bleu, le rouge, le rose… ce sont nos rapports aux couleurs, les valeurs et les tendances de notre époque contemporaine…
Des couleurs qui évoluent avec le temps…
- Le blanc : une quête éternelle
Le blanc hésite entre absence et somme de toutes les couleurs, éclat et pâleur, opacité et transparence, et s’éloigne ou se rapproche de son origine étymologique blank ("brillant" de l’arme blanche) qui a remplacé le latin albus (albe, aube, aubépine…) et candidus (candide, candeur, candidat…). Il s’offre à d’infinies nuances et variations et exprime à la fois le blanc parfait du corps blanc, la brillance du fer blanc, l’opacité ou la transparence du verre blanc, du diamant, du cristal, ou du blanc d’œuf…
Par son rapport privilégié avec la lumière - et en opposition au noir - le blanc est la "couleur" de l’absolu, de l’idéal, celle du Paradis, des êtres surnaturels (ange blanc ou ange de lumière), des vêtements des Pères de l’Eglise, de l’aube des prêtres, de la magie blanche, des anciens emblèmes et vêtements royaux, de certaines fonctions, métiers et milieux socio-professionnels (blouses blanches, cols blancs). C’est le domaine du bien, des qualités spirituelles, morales (bonté, loyauté, pureté, intégrité), celle des saints, des innocents, des enfants, des vierges, des chevaliers blancs du Moyen Âge, des animaux auxquels sont associés des qualités de douceur, d’innocence (agneau, mouton blanc, colombe, hermine), parfois de trop grande naïveté (oie blanche).
En tant qu’absence de couleur, le blanc se fait neutralité, reddition et paix (drapeau blanc, bulletin blanc, vote blanc, tir à blanc), mais aussi vide de la page blanche, manque, silence… C’est aussi - comme le noir - une couleur de deuil (celui des Reines blanches, celui des suaires et des linceuls d’autrefois), la couleur des spectres et fantômes, et de la lividité cadavérique. Blanc du néant. Blanc de la maladie, de la leucémie ou de la peau (aristocratique, à la beauté idéale), des cheveux, de la barbe (de la vieillesse, de la sagesse)…
A travers termes et locutions se dessine la nature multiple du blanc, entre fascination et terreur (blanc idéalisé, spiritualisé contre blanc néfaste de la mort, de la maladie), mais aussi quête obsédante du blanc "plus blanc que blanc" de notre société contemporaine.
- Le noir : couleur sémantique du XXe siècle
Le lexique du noir, noir et ses dérivés (de atrabile à ultra-noir, en passant par black, mélano-, niger et percno-), les nuances du noir (de airelle à zan, à travers ténèbres, ombre et nuit), les expressions articulées autour de cette couleur au statut particulier démontre comment le noir retranscrit notre relation au monde : noir de l'ombre et de la nuit, du diable, de l’enfer, du mal, de la mort, de la tragédie, de la violence et du danger ; noir de l'humeur et des idées, du désespoir ou de la mélancolie, du pessimisme, de la colère ou de la folie ; noir de la révolte et de l'anarchie, du racisme ou du fascisme ; mais aussi noir du mystère, du secret, de la clandestinité, du trouble ou de la confusion, de l'alchimie et de l'Oeuvre au noir…
Le noir englobe aujourd'hui une large gamme de significations, de codes sociaux qui se sont mis en place au siècle dernier, en particulier grâce à la mode vestimentaire qui a fait passer le noir de l'austérité, du deuil, de l'effacement, du classicisme, au noir élégant, luxueux, provocant ou rebelle. Du noir "féminin", de la petite robe créée par Chanel dans les années 20, à l'élégance discrète, à celle de Piaf ou diverses dames noires (Rykiel, Barbara), du tailleur-pantalon de la femme émancipée d'Yves Saint Laurent, au noir rebelle et provocateur de la jeunesse, des blousons noirs, des rockers, des punks, des gothiques… Noir multisexe de la black generation. Ce brouillage des codes a fait du noir une couleur contradictoire et paradoxale, ombre et lumière, tradition et modernité, classicisme et provocation, qui très négative dans la langue et les mots (bête noire, broyer du noir), a été extrêmement valorisée jusqu’à devenir la toile de fond du XXe siècle et de notre société contemporaine.
Le noir n’est pas
la seule couleur a avoir changé de code.
Il en est ainsi du bleu,
autrefois négligé (ce qu’atteste l’imprécision
du lexique latin : blavus - "pâle,
blanchâtre, bleuâtre" - , caeruleus
- "bleu, bleu ciel, bleu sombre", glaucus
- "verdâtre, vert pâle ou gris",
lividus - "bleuâtre, verdâtre")
et mal considéré (couleur de la mort, des
enfers, des peintures guerrières des Barbares et
des yeux des séductrices au Moyen Âge), qui
est devenu une couleur consensuelle et valorisée dans
notre société contemporaine : celle du rêve,
de l’idéal (bleu rêve, fleur bleue,
oiseau bleu), des grandes institutions nationales ou
internationales (bleu du drapeau du Conseil de
l'Europe, de l'ONU ; casques bleus) ; des
tarifs bleus et des numéros azurs,
moins coûteux, des cartons bleus qui, dans
le sport, récompensent une équipe "fair-play".
Le bleu, c’est encore la couleur de la masculinité
(layette bleue des petits garçons par opposition
aux layettes roses des petites filles)..., c’est
aussi la couleur des blue-jean, de la musique
bleue du blues... et de la communication (bleu
IBM ou vidéo).
Parfois, certains codes traversent le temps tout en se modernisant. Il en est ainsi du rouge, couleur de référence dans toutes les civilisations, mais couleur particulièrement ambiguë : rouge sang, feu, vie, ardeur, courage, mort, colère, violence, alarme, danger, péché, interdit et sanction… Couleur de la robe de la prostituée, de la lanterne des anciennes maisons closes, c’est toujours la couleur de la séduction (rouge glamour). De même, le rouge contemporain, reprenant les anciens codes (pourpre des Empereurs, manteau écarlate des rois, des chefs et dignitaires notamment dans l'armée, l'Église, la justice) est toujours la couleur du prestige et du mérite rendus à des personnalités (rosette rouge de la Légion d’Honneur, ruban rouge, tapis rouge des hommages rendus aux personnages officiels et importants), et, de nos jours, à des produits alimentaires de qualité supérieure (cordon rouge, label rouge, ruban rouge).
Le rouge, c’est encore la couleur du peuple, des luttes sociales, de la révolution, du communisme (drapeau rouge)… Et s’il est toujours lié à la vitalité, à l’amour-passion et au plaisir, il est toutefois moins sulfureux…
Quant au rose,
bonheur et plaisir, beauté, enfance et jeunesse,
romantisme et candeur, plaisir et gourmandise, rose sensuel,
érotique, sexuel, féminin et homosexuel, ou
encore politique et socialiste... il a basculé, au
cours du XXe siècle,
de la candeur à la perversité... D’abord
ingénu comme dans les romans à l’eau
de rose et comme le vichy des blouses des écolières,
il est devenu moins naïf avec la robe de mariage de
Brigitte Bardot, et incarne, depuis le scandale des ballets
roses (une affaire de mœurs concernant de très
jeunes danseuses dans les années 50), une sexualité
hard ou perverse qui a pris le relais du rouge (téléphone
rose, minitel rose, films roses) ; couleur de
la féminité, il a glissé dans l’homosexualité
avec les triangles roses imposés aux détenus
homosexuels dans les camps de concentration et est passé
de l’oppression à la "fierté homosexuelle".
Couleur sucrée ou piquante ? "Pendant du bleu ciel et du rouge sang, le rose bonbon ? Cette première image, enfantine, cumule en fait l'idée de saveur, d'envie et de péché, dans la conscience occidentale" (Philippe-Jean Catinchi, Le Monde, 24/05/2002).
Annie Mollard-Desfour
Laboratoire
Lexiques, Dictionnaires, Informatique (LDI) |