Michel VEUILLE,
Ecole pratique des hautes études

Fig. 1 - Les îles Galapagos |
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Fig. 2 - Les pinsons de Darwin
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Fig. 3 - Anagénèse et
cladogénèse
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Fig. 4 - Phylogénie des espèces
jumelles de D. melanogaster
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Fig. 5 - Cercle d'espèces
de Larus Fuscus et L. argentatus
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Fig. 8 - Spéciation des drosophiles
des îles Hawaii |
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DARWIN ET LE "FAIT MERVEILLEUX"
Lorsque Charles Darwin publia sa théorie
de l'origine des espèces en 1859, il avait cinquante ans et était
un savant reconnu. Mais cela faisait vingt-quatre ans qu'il méditait
sa théorie en solitaire. C'est comme jeune naturaliste de 26
ans qu'il avait fait une première rencontre décisive avec
l'évolution. Parti de Plymouth depuis 42 mois à bord du
navire Beagle, il accompagnait une mission d'exploration géographique
et avait longuement étudié les faunes d'Amérique
du Sud. Le navire accosta aux Galapagos, archipel isolé du Pacifique
est. Le vice-gouverneur Lawson s'y vantait de pouvoir dire de quelle
île venait toute tortue qu'on lui amenait d'un point de l'archipel.
Darwin ne pouvait y croire. Ces propos contredisaient l'essence du naturalisme.
Au début du 19ème siècle, la biologie reposait
sur l'idée de nécessité. On pensait que toutes
les espèces avaient une utilité dans l'économie
naturelle, et que leurs caractères étaient une adaptation
à leur place dans la machine du monde. Ces espèces étaient
rescapées d'antiques déluges et avaient peuplé
la terre à partir de centres de création. Pourquoi le
Créateur aurait-il mis tant d'espèces dans cet espace
perdu du globe? Mais Darwin allait bientôt vérifier lui-même
le "fait merveilleux". Ces îles distantes de seulement
50 à 60 miles les unes des autres avaient le même climat,
les mêmes roches et la même altitude. Pourtant, leur flore
et leur faune étaient extravagantes. Qu'il s'agisse d'oiseaux,
de tortues ou de plantes, elles hébergeaient une profusion d'espèces
différentes de celles du continent et différentes d'une
île à l'autre.
Darwin venait de découvrir une caractéristique des îles
océaniques. Comparées aux peuplements des continents,
de nombreuses espèces semblent y manquer, notamment celles de
grande taille, les prédatrices et les organismes ayant peu de
chance d'être accidentellement transportés sur l'océan.
Les îles volcaniques qui surgissent au milieu de la mer sont d'abord
vierges de vie. Puis quelques groupes les atteignent, s'y multiplient,
engendrent des espèces dites "endémiques" (inconnues
ailleurs) occupant les nombreuses niches écologiques laissées
vacantes. Tel colonisateur devient dominant dans tel archipel. Ainsi,
on rencontre aux Galapagos les oiseaux du genre sud-américain
Geospiza. Il y a éclaté en une multitude d'espèces
(les "pinsons de Darwin") très différentes entre
elles par leur anatomie et leurs adaptations. Le fractionnement du milieu
insulaire favorise la multiplication des espèces. C'est l'une
des clés de la compréhension de la "spéciation",
mécanisme de l'origine des espèces.
LA DÉFINITION DE L'ESPÈCE :
MORPHOLOGIE ET GÉNÉTIQUE
La notion d'espèce est aussi vieille que la philosophie et la
médecine, et comme elles, elle a beaucoup évolué.
De nombreux manuscrits médiévaux montrent des plantes
officinales. L'espèce associait une forme, un nom et des propriétés.
De nos jours encore, la paléontologie définit les espèces
disparues par leur morphologie et des caractères discriminants.
La génétique a rompu avec ces traditions. Elle définit
deux espèces comme deux populations incapables de donner entre
elles des hybrides féconds. Dans ce cas, l'échange de
gènes par reproduction sexuée (le "flux génique")
entre les deux populations est rompu et le temps ne pourra que les différencier
plus encore. La définition des espèces est mutuelle, car
toute espèce se définit par son isolement par rapport
à d'autres.
L'espèce morphologique du paléontologue, et l'espèce
reproductive du généticien sont complémentaires,
comme le montre la figure 3 : le premier compare des espèces
filles et mère se succédant dans le temps par "anagénèse",
l'autre compare entre elles au même moment des espèces
filles issues d'une même espèce mère par "cladogénèse".
LES ESPÈCES JUMELLES
Le concept reproductif de l'espèce est apparu en 1919 lorsque
le généticien américain Alfred H. Sturtevant, croisant
des lignées mutantes de la mouche Drosophila melanogaster,
constata qu'il ne parvenait pas à croiser certaines lignées
entre elles. Les lignées se répartissaient en deux lots
mutuellement interstériles. Il avait là deux espèces
de drosophiles qu'il ne pouvait identifier que par croisement. En effet,
la nouvelle espèce était identique à l'autre, à
l'exception de différences microscopiques des pièces génitales
des mâles, visibles seulement à la loupe. Il appela cette
deuxième espèce Drosophila simulans ("l'imitatrice").
La notion d'"espèce jumelle" était née.
Elle montrait que deux espèces étaient avant tout des
"pools géniques" distincts, comme le généralisera
le zoologiste américain Ernst Mayr vers 1940.
Quatre-vingts ans plus tard, on ne sait toujours pas reconnaître
les femelles de ces deux espèces. Mais en revanche, cette première
découverte a suscité la recherche d'autres espèces
jumelles, et l'on en a découvert pas moins de sept, réunies
dans ce qui s'appelle désormais le "sous-groupe" melanogaster.
Quatre de ces espèces vivent dans des îles ou des isolats
continentaux comme le mont Cameroun. Une seule, D. santomea,
découverte en 2000 (Lachaise, CNRS), est extérieurement
reconnaissable par un abdomen plus clair. Ce n'est là qu'un exemple
parmi les nombreux cas d'espèces jumelles désormais connus.
LES ESPÈCES NAISSANTES
Comment naissent les espèces? Sans que nous le soupçonnions,
il existe une proportion tangible d'espèces "à l'état
natif". Les systématiciens ont décrit jusqu'ici environ
1,7 millions d'espèces animales et végétales (bien
qu'ils pensent qu'il en existe cinq à dix fois plus). On estime
que la durée de vie d'une espèce est de dix mille à
un million de générations. Elle est du même ordre
de grandeur que le nombre d'espèces connues. De nombreuses espèces
sont donc dans un état intermédiaire du processus de spéciation,
y compris certaines que nous connaissons bien. Nous avons vu ce qu'il
en était de la drosophile commune ("mouche des vendanges").
La souris domestique (Mus musculus) est elle aussi un complexe
de deux espèces qui s'hybrident sur une bande traversant l'Europe
du nord au sud par le milieu (CNRS Montpellier). En 1998, la biologie
moléculaire a montré que le "perce-oreilles"
de nos jardins (Forficula auricularia) était un complexe
de deux espèces morphologiquement indiscernables et néanmoins
parfaitement isolées. Un cas célèbre est celui
du goëland argenté et du goëland brun des côtes
européennes. Des populations de goëlands existent tout autour
du pôle Nord, le long des côtes arctiques de la Sibérie
et du Canada. Au cours des glaciations quaternaires cette distribution
s'est fractionnée à plusieurs reprises. Les glaciers repoussaient
les populations plus au sud, dans des "refuges glaciaires"
séparés les uns des autres, leur permettant de différer
génétiquement. La période actuelle est interglaciaire.
Les populations sont remontées au nord et forment une chaîne
continue pouvant échanger des gènes de loin en loin. Pourtant,
les deux extrémités de cet anneau ouvert sont le goëland
brun (Larus fuscus) et le goëland argenté (Larus
argentatus), deux goëlands morphologiquement différents.
Communs sur nos côtes, ils cohabitent mais ne s'hybrident pas.
Et néanmoins, ils sont reliés entre eux par une chaîne
de sous-populations circumpolaires qui, de proche en proche, sont de
la même espèce. C'est un "cercle d'espèces".
Il en existe d'autres : la mésange charbonnière fait
un cercle d'espèces autour de l'Himalaya.
LA SPÉCIATION ALLOPATRIQUE
La conception actuelle de l'origine des espèces est la théorie
"allopatrique" de la spéciation. Des populations sont
dites allopatriques si elles vivent dans des régions différentes.
A l'opposé, des populations sont dites "sympatriques"
si elles vivent au même endroit. L'univers géographique
n'est pas homogène. Il détermine des ruptures dans la
distribution des espèces. Parfois un changement climatique ou
écologique modifie laire de répartition des populations.
Alors apparaissent des "barrières naturelles" (montagnes,
mers, fleuves) qui fractionnent les espèces, réduisent
les migrations et créent des isolats qui se différencient
progressivement les uns des autres. On dit que l'espèce est "structurée".
Lorsque de nouveaux changements remettent ces populations en contact,
elles peuvent se ré-homogénéiser par flux génique.

Fig. 6 et 7 - Barrière géographique
et structuration des populations (gauche). Schéma général
de la spéciation allopatrique (droite).
Cependant, si elles ont suffisamment divergé, elles sont devenues
génétiquement incompatibles. L'isolement est acquis et
ne peut alors que se poursuivre : deux espèces sont nées.
LA SPÉCIATION INSULAIRE
Les océans constituent des barrières géographiques
considérables, engendrant le phénomène de spéciation
insulaire, le "fait merveilleux" de Darwin. Le peuplement
des îles Hawaii a été très bien étudié
par les généticiens de l'université d'Honolulu.
De nombreux groupes d'espèces y ont essaimé, en particulier
celles du groupe des drosophiles. Les drosophiles des Hawaii ont peuplé
une grande variété de milieux. Elles se sont différenciées
en plusieurs groupes répartis dans l'ensemble des îles.
Dans chaque groupe, les espèces ancestrales sont à l'ouest,
et les espèces dérivées, plus nombreuses, à
l'est. Cela s'explique par la genèse de ces îles. Les Hawaii
constituent l'extrémité orientale d'un alignement de volcans
qui naissent l'un après l'autre depuis plus de 40 millions d'années
au niveau d'un "point chaud" medio-Pacifique. La dérive
des plaques les déporte vers l'ouest, où ils disparaissent
progressivement sous les eaux. Ce tapis roulant d'îles a depuis
longtemps engendré des espèces nouvelles. Au hasard d'un
transport par le vent, des migrants vont atteindre l'île la plus
orientale, plus jeune et donc encore vierge de peuplement, et y engendrer
une espèce nouvelle par spéciation "allopatrique".
A l'occasion de ces fondations, les lignées engendrent de plus
en plus d'espèces. Sur 103 espèces de drosophiles étudiées
sur ce schéma, presque toutes sont endémiques d'une île.
ÉVOLUTION DE L'ISOLEMENT APRÈS
LA SPÉCIATION
Pour suivre le processus de spéciation, les généticiens
commencent par déterminer l'apparentement entre espèces
et le temps écoulé depuis la séparation de deux
espèces surs. Pour cela, ils évaluent la "distance
génétique", une mesure des différences mutationnelles
qui s'accumulent entre espèces. La spéciation n'est complète
que lorsque des barrières biologiques se sont mises en place.
On en distingue deux types : les barrières "prézygotiques"
et les barrières "postzygotiques". On appelle zygote
l'uf formé par la fusion du spermatozoïde et de l'ovocyte.
Ces deux types de mécanismes se distinguent donc selon qu'ils
ont lieu avant ou après la fécondation.
Les mécanismes postzygotiques semblent découler d'une
incompatiblité des génomes. Au début du processus
de spéciation, les hybrides mâles ou femelles sont stériles.
Puis ce sont les hybrides des deux sexes qui deviennent stériles.
Finalement les hybrides sont inviables, et donc meurent ou ne se forment
pas. On ignore encore le mécanisme génomique qui provoque
ces incompatibilités.
On connaît mieux les mécanismes prézygotiques. Précédant
la fécondation, ils font souvent intervenir le comportement :
un individu adapté est celui qui préfére les partenaires
de son espèce à ceux d'autres espèces. Ce mécanisme
peut évoluer par sélection naturelle. En effet, les parents
choisissant un mauvais partenaire gaspillent leur potentiel reproductif
et ont moins de descendants que ceux qui choisissent des partenaires
adéquats. Ce mécanisme sélectif ne peut qu'améliorer
l'isolement. Cette hypothèse est vérifiable, car si les
mécanismes prézygotiques sont mis en place par la sélection
naturelle, ils seront plus intenses là où l'hybridation
constitue un danger, c'est-à-dire entre espèces sympatriques.
C'est la théorie du "renforcement", due au généticien
russe établi aux Etats-Unis Théodosius Dobzhansky (1900-1975).
Pour la vérifier, les généticiens américains
Coyne et Orr (1997) ont comparé l'intensité de l'isolement
entre couples d'espèces de drosophiles sympatriques et allopatriques.
Ils ont étalonné cet isolement en fonction de la distance
génétique entre les espèces. Le résultat
est sans équivoque. Chez les espèces allopatriques, l'isolement
prézygotique croît plutôt lentement, comme s'il était
produit par l'accumulation progressive de différences avec le
temps. Chez les espèces sympatriques, l'isolement est extrème,
même entre espèces différenciées depuis peu,
et atteint rapidement la valeur maximale de 100 %. Ces résultats
confirment la thèse du renforcement de l'isolement par sélection
naturelle (voir figure ci-dessous).


Fig. 9 - Isolement prézygotique entre
couples d'espèces de drosophiles.
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