« Les défis sociétaux du Contrat d’objectifs du CNRS restent pertinents après la crise, et même plus encore »

CNRS

La crise sanitaire, tout comme la crise économique et sociale dont les premiers effets se font sentir, révèle une fois de plus la force et l’importance d’une approche interdisciplinaire pour apporter des réponses aux questions sociales comme aux questions industrielles, estime Antoine Petit, PDG du CNRS, qui rappelle au passage la nécessité d’une LPPR qui se traduise « par un effort financier conséquent (…) si nous ne voulons pas que la France décroche ».

Comment appréciez-vous la mobilisation et le travail des scientifiques pendant cette période si particulière qu’a été le confinement ?

Certains laboratoires et certaines équipes se sont montrés particulièrement innovants et réactifs pendant cette longue crise. Je crois que nous pouvons en être collectivement fiers. Certains l’ont été dans une activité de recherche classique, en biologie et en chimie bien sûr mais aussi en mathématiques, en informatique ou en sciences humaines et sociales. D’autres ont consacré du temps et de l’énergie à des actions de solidarité, comme la production de gel hydroalcoolique et de visières par impression 3D, ou encore à la mise au point de techniques permettant la réutilisation de masques. Enfin, un grand nombre a contribué à répondre à l’importante demande de science qui a émané du grand public et des médias.

La mobilisation des personnels administratifs – je pense en particulier aux délégations régionales et à leurs services – a été tout aussi remarquable, je tiens à le souligner à nouveau.

 

Quelles sont les priorités scientifiques du CNRS dans ce monde post-crise ?

La crise a illustré une fois encore l’importance d’une approche interdisciplinaire pour traiter les questions sociales, comme les questions industrielles. Les biologistes et les chimistes ont été sollicités, bien sûr, mais aussi les mathématiciens et les informaticiens pour élaborer des modèles et traiter des données, ou encore des anthropologues, économistes, géographes, historiens, philosophes, politologues, sociologues..., tous ces chercheurs et ces chercheuses relevant des sciences humaines et sociales dont les apports se sont avérés déterminants.

Demain, ce sont toutes les sciences qu’il faut continuer à développer et les moyens supplémentaires apportés par la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) doivent nous y aider. Nous ne savons malheureusement pas quelle sera la crise de demain, ni quand elle surviendra. Par ailleurs, le rôle de la science ne se limite pas, fort heureusement, à anticiper les crises. L’avancée des connaissances doit rester notre motivation principale, car c’est dans cette avancée que réside notre capacité à comprendre et traiter les questions socio-économiques.

C’est pourquoi les défis sociétaux « changement climatique », « inégalités éducatives », « intelligence artificielle », « santé et l’environnement », « territoires du futur » et « transition énergétique » définis dans notre Contrat d’Objectifs et de Performance restent pertinents après la crise, et le sont même encore plus.

Cependant, la crise doit nous conduire à aborder certains d’entre eux avec des angles nouveaux. Par exemple, les opportunités révélées par le télétravail, les atouts mais aussi les limites, vont selon toute vraisemblance avoir un impact sur l’organisation des « territoires du futur ». Et la généralisation des enseignements à distance pendant la crise représente une expérimentation grandeur nature.

 

Vous évoquez la loi de programmation pour la recherche. Que répondez-vous à tous ceux et toutes celles chez qui elle provoque toujours des réticences ?

Je pense qu’il faut regarder la réalité des chiffres. Entre 2010 et 2019, la subvention pour charge de service public (SCSP) est passée de 2,51 à 2,69 milliards d’euros et la part consacrée aux salaires de 2 à 2,26 milliards. Cette augmentation ne traduit pas une hausse de nos effectifs puisque, bien au contraire, ceux-ci ont diminué de plus de 3 000 personnes. Et ce qu’il reste de la SCSP, à savoir le budget de fonctionnement et d’investissement, est passé de 0,5 à 0,43 milliard, soit une baisse de 14 %. Cette diminution régulière des moyens accordés au CNRS, et à l’ensemble de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation en France, ne peut plus perdurer. Il faut redresser la barre si nous ne voulons pas que la France décroche.

Alors aujourd’hui, l’annonce d’une LPPR, qui se traduirait par un effort financier conséquent, m’apparaît comme une très bonne nouvelle. Refuser cet argent serait incompréhensible et contraire à tous les discours que la communauté scientifique tient, de manière quasiment unanime, ou presque. 

Mais il faut bien sûr que nous puissions discuter avec notre ministère sur la manière dont cet argent sera utilisé, en y associant les représentants des personnels. Il faut que nous arrivions à un équilibre satisfaisant entre la revalorisation des carrières, le recrutement de nouveaux personnels permanents, un financement de l’ANR conduisant à des taux d’acceptation raisonnables et enfin, ne l’oublions pas, une capacité à abonder les budgets des laboratoires. Ce sont eux en effet qui ont essentiellement subi la baisse de 14 % rappelée ci-dessus.

 

La compétition a-t-elle pris le pas sur la coopération durant la crise ?

Il a toujours existé une forme de compétition entre les scientifiques et entre les équipes. Si cette compétition conduit à une émulation, si elle ne fait pas oublier les règles essentielles de déontologie scientifique, elle me semble plutôt saine et naturelle. D’autant que cette émulation n’empêche nullement la coopération entre individus et groupes qui vont mutuellement s’apporter quelque chose.

Cet esprit a été particulièrement illustré par deux initiatives dans lesquelles le CNRS a joué un rôle essentiel. Avec l’Inserm, nous avons créé la Coordination HS3P-CriSE(Crises sanitaires et environnementales – Humanités, sciences sociales, santé publique) sous l’égide des alliances Athena et Aviesan. L’objectif est de faire émerger des initiatives structurantes en SHS et en santé publique autour de la recherche sur le Covid-19 et, plus généralement, sur les maladies infectieuses et les grandes crises sanitaires et environnementales.

La seconde initiative de ce type a permis, en nous associant au CEA, à l’Inrae, à Inria et à l’Inserm, un recensement de la communauté scientifique ayant des compétences en modélisation, qui a abouti à la création de la plateforme MODCOV19. Près de 250 chercheurs et chercheuses ayant répondu à l’appel ont été identifiés au sein de ces établissements ainsi que de l’IRD et des universités. Les principaux objectifs de la plateforme MODCOV19 visaient à obtenir une vision claire des actions déjà entreprises en modélisation et du potentiel de compétences afin d’être réactifs à des questions concrètes ; à coordonner et permettre un échange entre les chercheurs et chercheuses afin de gagner rapidement en information et éviter les redondances ; favoriser la coopération pluridisciplinaire ; être un portail d’accès aux compétences en modélisation et avoir la visibilité suffisante pour être identifié comme interlocuteur sur ces problèmes (les médecins notamment) ; pouvoir répondre rapidement à des demandes d’expertises d’analyse et d’interprétations, par exemple pour des publications étrangères autour du COVID-19.

Mais lorsque les chercheurs et les chercheuses oublient l’humilité, lorsqu’ils semblent plus préoccupés par le pseudo-scoop médiatique que par la rigueur scientifique, lorsqu’ils donnent l’impression de vouloir être celle ou celui qui va, toute seule ou tout seul, « sauver le monde », ce sont alors les mauvais aspects de la compétition qui prennent le pas, et c’est évidemment une dérive à condamner.

Par ailleurs, la crise a illustré l’importance de promouvoir l’open science, une de nos priorités. Au-delà des publications ouvertes, le partage des données a montré son caractère indispensable. Et la crise a aussi malheureusement démontré que nous avions collectivement encore des progrès à faire pour que ce partage soit optimal et efficace entre les acteurs.

 

Les laboratoires ont-ils souffert de la fermeture liée à la crise ? La science a-t-elle pris du retard ? Comment le rattraper ?

Grâce à l’investissement de beaucoup, notamment des directeurs et directrices d’unité qui ont joué un rôle important pendant la crise, de nombreux laboratoires ont réussi à créer de nouvelles formes de vie scientifique collective.

Mais malgré cela, fermer les laboratoires pendant plus de deux mois a forcément eu des conséquences négatives. Elles diffèrent sensiblement d’un domaine à l’autre mais aussi en fonction du statut des personnels. Les recherches exigeant des expérimentations ou des séjours sur le terrain ont évidemment été plus impactées que les recherches plus théoriques, qu’il est plus facile de poursuivre de chez soi dès lors que l’on bénéficie d’un ordinateur et d’une bonne connexion internet.

Par ailleurs, il est certain que la fermeture des laboratoires a souvent eu des conséquences plus importantes sur les doctorantes et doctorants, auxquels nous devons porter aujourd’hui une attention particulière.

Et puis, soyons positifs, certains chercheurs et chercheuses ont aussi dit qu’ils avaient en quelque sorte « profité » de la crise pour rédiger des articles en souffrance ou préparer des soumissions de projets.

La question n’est donc pas tant de rattraper le retard mais de se donner les moyens de reprendre au plus vite une activité normale, dès que ce sera possible bien sûr et avec prudence.

 

Peut-on dire que l’image de la science sort grandie de cette crise ?

Il est indéniable que l’on a rarement autant parlé de science que pendant cette crise sanitaire. Et je crois que globalement, la science a plutôt réussi à démontrer son caractère indispensable et la qualité des hommes et des femmes qui la produisent.

Mais la crise a aussi illustré l’importance de faire une distinction claire entre les recommandations scientifiques et les décisions politiques. La science doit apporter une aide à la décision mais ne doit pas être une justification de la décision. Il est normal et sain que la décision s’appuie sur la science, mais tout aussi normal et sain qu’elle prenne en considération d’autres paramètres, par exemple l’acceptabilité ou les conséquences sociales. De plus, les temporalités de la décision politique et du résultat scientifique ne sont souvent pas les mêmes. Et il est parfaitement compréhensible que la décision ne puisse pas toujours attendre la démonstration scientifique.

En revanche, crise ou pas, il ne faut faire aucune entorse à l’intégrité et à la rigueur scientifique. Chaque scientifique doit s’interdire, d’un point de vue déontologique, de tromper les gens et de laisser entendre qu’il a des certitudes prouvées par des résultats reproductibles alors qu’il a simplement des convictions.

De plus, durant la crise, on a souvent entretenu une certaine confusion, la plupart du temps involontairement, entre science et médecine. Les deux sont respectables et nécessaires, mais elles ne s’inscrivent, là encore, pas toujours dans les mêmes temporalités. Il peut par exemple être compréhensible d’essayer un traitement, même si l’on n’a pas la certitude scientifique qu’il va fonctionner.

L’hydroxychloroquine est un excellent exemple. Aujourd’hui, c’est simple : on ne sait pas si elle est efficace ou non pour traiter le COVID-19, et si oui, dans quelles conditions et pour quels types de patients. Il est regrettable qu’un certain nombre de ses promoteurs, comme de ses détracteurs, oublient de faire preuve de l’humilité et du doute qui ne devraient pas quitter le chercheur. Chaque médecin a le droit d’être convaincu du bienfait de l’hydroxychloroquine et de l’administrer s’il en a l’autorisation, ou au contraire de son inutilité, voire sa dangerosité. Mais aucun ne devrait prétendre prendre une casquette de scientifique avant qu’un test sérieux et complet, à la bonne échelle, n’ait été réalisé dans les règles de l’art et donné des résultats accessibles à tous.

 

Au plus fort de la crise, près de 80 % des personnels du CNRS ont télétravaillé. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience à grande échelle ?

Rappelons que le CNRS n’avait pas attendu cette crise sanitaire pour rendre possible le télétravail. Mais si le nombre télétravailleurs avant la crise s’établissait à un peu moins de 10 %, il est passé à près de 80 % pendant la crise. Cette longue période de confinement a montré à la fois toutes les opportunités offertes par le télétravail – en particulier le gain de temps grâce à l’absence de transports – mais aussi ses limites. Sous réserve bien entendu de bénéficier d’une connexion d’une qualité suffisante, il est apparu que nombre de réunions physiques pouvaient être remplacées par des réunions en audio ou en visio, notamment lorsque les participants se connaissent déjà.

À l’inverse, l’absence de communication non verbale demande une concentration plus importante, et rend plus fatigantes ces réunions à distance. Le télétravail généralisé a aussi conduit à dématérialiser et simplifier un certain nombre de processus, y compris certains pour lesquels cela semblait impossible. Il faudra s’en souvenir une fois que le confinement sera définitivement derrière nous.

 

La voie est-elle ouverte pour une nouvelle organisation de la recherche plus respectueuse de l’environnement ?

Là encore, le CNRS avait entamé une réflexion sur l’impact environnemental de ses activités avant la crise sanitaire et un groupe de travail est chargé de faire des recommandations précises sur ce point. Le confinement généralisé a probablement démontré qu’il était possible de diminuer le nombre de missions et déplacements. Mais il a aussi mis en avant que certaines recherches n’étaient tout simplement plus possibles sans aller « sur le terrain ». Ainsi, je ne crois pas que la crise aura eu sur ce point un effet de rupture mais plutôt de confirmation. Le CNRS peut faire des progrès collectifs, sans pour autant remettre en cause l’existence du spectre très large de ses activités.

  

Le monde de l’après-crise offre-t-il des opportunités nouvelles en matière de coopération avec le monde de l’entreprise ?

Malheureusement, cette crise sanitaire débouche sur une crise économique et de nombreuses entreprises, petites et grandes, font face à d’importantes difficultés. Certaines d’entre elles risquent de faire le choix du court terme et réduire leurs budgets de R&D. Ce n’est évidemment pas une bonne nouvelle pour les activités collaboratives avec nos laboratoires, cela peut même être une erreur sur le moyen ou long terme.

D’autres entreprises vont, du moins espérons-le, faire le choix de la rupture technologique pour retrouver des clients et reconquérir des parts de marché. Nous nous devons de leur proposer une offre de collaboration qui corresponde à leurs besoins, lorsque cela rentre dans le cadre de nos activités d’organisme de recherche. Il ne s’agit pas de nous transformer en société de services, ce que nous ne serons jamais, mais de construire avec quelques entreprises ou peut-être plus encore quelques filières professionnelles, une prospective scientifique à visée économique. Autrement dit, il faut que nous sachions ensemble définir les questions de recherche. C’est notre métier que de les renouveler, et si nous sommes capables de les résoudre, cela pourrait avoir un impact économique potentiel.

La crise sanitaire a aussi illustré la question de la perte de souveraineté technologique de la France, et de l’Europe, dans plusieurs secteurs. Là encore, retrouver cette souveraineté demandera des coopérations entre le monde académique et le secteur économico-industriel.

 

Avec ses bureaux à l’étranger et ses laboratoires internationaux, le CNRS bénéficie d’un réseau international sans égal. Quel a été leur apport pendant la crise ?

Nous avons bien sûr gardé des relations régulières avec nos bureaux, en étant soucieux de la santé de leurs personnels tout comme de ceux de nos laboratoires locaux. Les bureaux ont aussi été dans une position privilégiée pour nous informer de la réalité de la crise dans les zones géographiques où ils sont implantés. Ils ont enfin été indispensables pour nous aider à rapatrier tous les personnels qui étaient en mission au début du confinement et qui aspiraient naturellement à revenir en France.