« Les laboratoires de recherche commencent à calculer leur empreinte carbone »

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Créé pour mettre en cohérence les pratiques de travail scientifique avec les objectifs de réduction de l’empreinte humaine sur l’environnement, le collectif Labos 1point5 vient de réaliser une grande enquête auprès du monde de la recherche française et permet désormais aux laboratoires de calculer leur empreinte carbone grâce à son outil GES 1point5. Rencontre avec deux membres de la coordination du collectif, Milan Bouchet-Valat et Odile Blanchard.

Le collectif Labos 1point5 a aujourd’hui plus d’un an. Où en sont ses objectifs et quels sont les premiers résultats de la grande enquête nationale que votre équipe vient de mener sur les pratiques de la recherche en France ?

Milan Bouchet-Valat1 : Ce collectif a été créé en mars 2019 par les chercheurs Olivier Berné2 et Tamara Ben Ari3   pour amorcer ou poursuivre le changement des pratiques professionnelles de la recherche afin de réduire ses impacts sur l’environnement, en cohérence avec les objectifs de l’Accord de Paris, d’où son nom. Il regroupe aujourd’hui 2226 personnels de la recherche dans pratiquement toutes les disciplines scientifiques. Nous avons réalisé de juin à novembre 2020 une grande étude nationale sur les opinions et les pratiques professionnelles des personnels de la recherche face au changement climatique. Cette étude nous a permis de récolter plus de 6000 réponses provenant d’un échantillon tiré au sort de personnels de la recherche, de tous statuts, travaillant dans des laboratoires ayant une affiliation au CNRS, ce qui inclut des personnels de tous les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche (i.e. universités, EPST, etc.).  

Nous sommes en train d’affiner les données de cette enquête qui vient de se terminer. Mais les premiers résultats indiquent déjà que les personnels sont inquiets de la crise écologique : 99 % des répondants se disent préoccupés par le changement climatique et 72 % « très » ou « extrêmement préoccupés ». À noter également que le climato-scepticisme n’existe pas dans l’enseignement supérieur et la recherche : 99 % des répondants pensent que « le climat de la planète est en train de changer », et parmi eux, 96 % pensent que les activités humaines « jouent un grand rôle » ou « sont l’unique cause » du changement climatique.

Les résultats montrent également que le personnel de la recherche veut des actions concrètes et est prêt à modifier ses pratiques professionnelles – 88 % des répondants sont d'accord avec l'idée que « l’urgence climatique exige des changements profonds dans la pratique de nos métiers ».  Dans cette enquête, nous avons demandé l’avis des répondants concernant une série de mesures - telles que la réalisation d’un bilan des émissions de gaz à effet de serre des laboratoires, la limitation du nombre de vols par personne, la limitation du renouvellement du matériel informatique, ou le développement des menus locaux et végétariens, qui ont reçu un soutien assez massif. Par exemple, 88 % des répondants soutiennent la proposition de « proscrire les déplacements en avion lorsque le trajet en train prend moins de 6 heures ».

Grâce à cette enquête nous pourrons mesurer à la fois les pratiques des personnels de la recherche, leurs représentations et opinions, et faire le lien entre les deux, de manière à identifier des leviers d’action. Nous commençons tout juste les analyses des résultats de l’enquête qui seront également exploitées de façon anonyme dans le cadre du futur Groupement de recherche du CNRS GDR-1point5, et diffusées par des publications scientifiques ou sur le site de Labos 1point5

Votre collectif a également développé un outil inédit (GES 1point5) qui permet aux laboratoires de mesurer leur empreinte carbone. Comment est-il déployé ?

Odile Blanchard4 : GES 1point5, lancé le 21 octobre dernier, est un outil qui permet d’estimer l’empreinte carbone d’un laboratoire et de construire un bilan gaz à effet de serre selon le format réglementaire en France. L’objectif de cet outil est double. Il s’agit de mener des études scientifiques relatives à l’empreinte carbone de la recherche publique française, mais également de nourrir la réflexion sur les leviers d'actions permettant de réduire l’impact des activités de recherche sur les émissions de gaz à effet de serre, tant à l'échelle nationale qu’à celle du laboratoire. Cet outil web est disponible pour tous les laboratoires de recherche français. En un mois et demi, 77 laboratoires ont commencé à réaliser leur empreinte carbone.

L'outil nécessite différentes données. Dans sa version actuelle, il s’agit des consommations des bâtiments du laboratoire (chauffage, électricité, gaz réfrigérants…) et des données relatives aux déplacements (domicile-travail, missions). Il est à noter que GES 1point5 a été créé dans le respect des conditions de sécurité des données et de la protection des données personnelles.  Les premiers résultats nous montrent que les sources d’émission majeures peuvent aussi bien relever des bâtiments que des déplacements, en fonction des disciplines et des spécificités des laboratoires.

D’autres sources d’émissions seront également prises en compte ultérieurement (équipements numériques, achats). L’estimation de l’empreinte carbone d’un laboratoire est dans tous les cas une démarche collective. D’une part, elle requiert l’accord, le soutien de la direction de l’unité et l’implication du personnel dans l’enquête déplacements domicile-travail et la récupération de certaines données. D’autre part, elle invite à la réflexion collective sur la façon de réduire les émissions. À ce titre, une équipe « expérimentation » au sein du collectif Labos 1point5 travaille actuellement à la mise en œuvre de diverses modalités à proposer aux laboratoires candidats pour réduire leur empreinte carbone, telles que la sensibilisation du personnel, la mise en place de quotas d’émission ou d’une carbone interne.

Au niveau macroscopique, une fois l’outil largement diffusé et utilisé, une analyse statistique sur tous les laboratoires nous permettra d’estimer et de caractériser l’empreinte carbone de la recherche française, puis de proposer des pistes d’actions pour la transformer et la rendre moins impactante. Cet outil de diagnostic est la première brique en vue de cette transformation.

Cette année, la crise sanitaire a bouleversé les pratiques de la recherche, notamment par l’absence de déplacements professionnels, qui ont un poids non négligeable dans le bilan carbone d’un laboratoire. Pensez-vous que les pratiques de la recherche seront durablement impactées par cette crise ?

Odile Blanchard : Comme nous avons pu l’observer, cette pandémie a modifié les pratiques de la recherche tant par la généralisation du télétravail que par la diminution des déplacements au titre des missions des agents. L’empreinte carbone des laboratoires en 2020 reflétera évidemment ces changements, que ce soit au niveau des consommations des bâtiments du fait des 2 mois de confinement au printemps (sauf exceptions), au niveau des déplacements domicile-travail ou au niveau des déplacements en missions. Nous devrions donc voir une diminution conséquente des émissions par rapport à 2019, mais il sera intéressant d’observer si certaines de ces pratiques perdurent au-delà de la crise sanitaire, tant dans les déplacements domicile-travail que dans les déplacements en missions. Le développement des visioconférences pour des réunions de travail, des soutenances de thèse, des colloques se poursuivra-t-il ? Je le souhaite personnellement. Le 6 novembre dernier, lors de la journée Labos 1point5 qui a rassemblé plus de 800 personnes, nous avons démontré qu’une conférence 100 % virtuelle est possible techniquement, et les participants ont exprimé leur enthousiasme vis-à-vis de l’expérience.

  • 1Milan Bouchet-Valat est membre de la coordination du collectif Labos 1point5 et sociologue à l’Institut national d’études démographiques (Ined).
  • 2Olivier Berné est le co-fondateur du collectif Labos 1point5 et chercheur en astrophysique à l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie (CNRS/Université Toulouse Paul Sabatier/Centre national d’études spatiales).
  • 3Tamara Ben Ari est la co-fondatrice du collectif Labos 1point5 et chercheuse en agronomie globale à l’INRAE, actuellement au Centre international de recherche pour l’environnement et le développement (CNRS/École des Ponts ParisTech/Cirad/EHESS/AgroParisTech).
  • 4Odile Blanchard est membre de la coordination du collectif Labos1point5 et enseignante-chercheuse en économie au Laboratoire d’économie appliquée de Grenoble (CNRS/INRAe/ Université Grenoble Alpes/Grenoble INP).