50 ans de l’IN2P3 : « La France a été présente dans toutes les grandes découvertes du domaine »

CNRS

Le 14 avril 2021, l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS fête ses 50 ans. Retour sur les accomplissements et projets de l’institut avec son directeur, Reynald Pain.

L’IN2P3 a été créé en 1971. Pour quelles raisons ?
Reynald Pain1  : On peut en effet se poser la question. La France a un passé glorieux dans le domaine de la physique nucléaire, avec de grands scientifiques comme Marie et Pierre Curie et Henri Becquerel2  au tout début du XXe siècle, ou Irène et Frédéric Joliot-Curie3  un peu plus tard. En 1971, il existait de nombreux laboratoires universitaires, notamment à Strasbourg, Paris, Grenoble ou encore Bordeaux, qui menaient d’excellentes recherches mais souvent de manière isolée voire en compétition les uns avec les autres. Or les sciences qui nous intéressent – physique nucléaire, physique des particules, astroparticules – nécessitent des moyens importants et l’émergence de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) dans les années 50 avait montré la nécessité de s’organiser aux niveaux national et international : aucun pays ne pouvait construire seul les infrastructures de recherche nécessaires et encore moins un laboratoire isolé. L’institut a donc été créé, le 14 avril 1971, pour coordonner l’ensemble des efforts de recherche en France dans ces domaines.

Montage journal officiel 14 avril 1971
Extraits du Journal officiel du 16 avril 1971 (montage) marquant la création de l'IN2P3.

Quelles en étaient les ambitions ?
R. P. : Nous étudions à la fois l’infiniment petit et l'infiniment grand, des domaines qui paraissent distincts mais sont intimement liés, dans la théorie comme dans les expérimentations. Nous avons donc besoin à la fois de fabriquer des accélérateurs de particules qui produisent les plus hautes énergies possible sur Terre, d’observer les rayonnements cosmiques naturels issus de phénomènes astrophysiques violents dans l’Univers et de traiter et interpréter toutes ces données dans un cadre théorique cohérent. Il fallait donc que la France s’organise pour peser à l’international et construire ensemble, avec d’autres nations, les machines gigantesques et coûteuses dont ces disciplines ont besoin, comme des accélérateurs et des détecteurs de particules. Cela demande des connaissances et compétences variées, à la fois scientifiques et techniques : l’IN2P3 a été créé pour cela. Il est l’un des trois instituts4  du CNRS à mener une mission nationale en coordonnant sur ses sujets à la fois les laboratoires du CNRS et les universités.

Quel bilan tirez-vous de ces 50 années de recherche ?
R. P. : Aujourd’hui, la France est un acteur majeur du domaine. Chaque grand projet international implique des milliers de personnes de toute nationalité et il est donc difficile de revendiquer des découvertes intrinsèquement collectives, mais sans fausse modestie, nous pouvons dire que nous avons été présents dans toutes les grandes découvertes des 30-40 dernières années. Durant cette période, la physique des deux infinis a été récompensée d’un prix Nobel de physique tous les deux ans et, bien qu’il y ait peu de lauréats, nos scientifiques et nos infrastructures ont eu un rôle clé dans toutes ces réussites : pour ne citer que les plus récentes, le mécanisme de « brisure spontanée de symétrie » qui consacre l'existence d'au moins trois familles des particules élémentaires en 2008, l’accélération de l’expansion de l’Univers (qui trahit la présence  d’énergie noire) en 2011, le boson de Higgs en 2013, les oscillations de neutrinos qui démontrent que les neutrinos ont une masse en 2015, les travaux sur le fond diffus cosmologique et l'importance de la matière noire en 2019, et bien sûr les ondes gravitationnelles en 2017 – sujet d’étude des lauréats de la médaille d’or 2017 du CNRS.

Frise chronologique de quelques grandes découvertes et expériences

Et aujourd’hui, comment se porte l’institut que vous dirigez ?
R. P. : L’empreinte de la France est toujours très forte à l’étranger et les collaborations avec nos équipes sont recherchées. Les projets européens sont souvent multilatéraux mais nous travaillons aussi de manière bilatérale avec le Royaume-Uni, l’Allemagne (où nous installerons notre prochain IRL5 , le DMLab, dédié à la matière noire) et l’Italie. Nous avons aussi des collaborations proches avec les États-Unis (par exemple, le projet Dune6  sur les neutrinos), le Japon (notamment via l’IRL ILANCE nouvellement créé) et la Chine (avec en particulier l’observatoire souterrain de neutrinos Juno7 ). Les collaborations internationales restent l’essence même de notre travail aussi parce qu’elles sont exigeantes en termes d’excellence. C’est une saine émulation qui permet d’avancer ensemble face aux difficultés scientifiques et techniques, une compétition mondiale organisée dans un cadre coopératif exemplaire. Dans la discipline, nous avons un modèle de collaboration vertueux qui, à mon sens, est une clé de la réussite des projets : il est basé non sur les capacités financières de chaque partenaire mais sur un principe de “best effort”, c’est-à-dire que chacun s’investit à hauteur de l’intérêt qu’il porte au projet, ce qui permet des implications volontaires très solides.

Détecteur DELPHI
Expérience DELPHI, un des détecteurs du grand collisionneur électron-positon (LEP) du CERN, à laquelle a pris part par exemple le Laboratoire de physique nucléaire et hautes énergies. © CERN

Au-delà de ces recherches fondamentales, à mon avis aussi indispensables pour les humains que nous sommes que certaines avancées plus appliquées, l’institut s’intéresse aussi à des sujets interdisciplinaires, comme la santé, l’environnement et l’énergie. Les rayonnements de toutes natures, neutres, chargés, faibles ou forts en sont le point commun : il s’agit tout autant de mieux comprendre l’action des hadronthérapies pour traiter les cancers, afin de pouvoir par exemple diminuer les doses, que d’améliorer les techniques d’imagerie médicale et de traitements ciblés à base d’éléments radioactifs. Nos équipes développent également des techniques et réacteurs innovants pour mieux produire de l’énergie nucléaire ou traiter les déchets nucléaires. Des détecteurs très sensibles sont aussi conçus pour sonder l’intérieur de volcans en utilisant les rayonnements cosmiques naturels ou améliorer la sécurité des transports de marchandises en scannant l’intérieur de conteneurs sans les ouvrir. Enfin, nos travaux sur l’électronique permettent de rendre des circuits plus résistants aux radiations, y compris pour des applications industrielles ou pour l’espace. Ces applications concrètes de nos recherches fondamentales représentent 15 à 20 % des activités de l’institut.

La crise du Covid-19 change-t-elle votre manière de travailler ?
R. P. : Grâce au fort côté international des projets, nos scientifiques ont l’habitude de travailler à distance, dans des conditions parfois proches de celles qui ont été imposées à tous ces derniers temps. Nous sommes hautement connectés – après tout, le World Wide Web a été inventé en 1989 par Tim Berners-Lee, lorsqu’il travaillait au CERN – et beaucoup d’expériences sont aujourd’hui contrôlées à distance, avec une présence locale limitée. Les premiers confinements ont finalement eu peu d’impact sur nos recherches. Il se trouve par ailleurs que les prises de données au CERN étaient arrêtées pour une cure de jouvence des détecteurs prévue de longue date. D’autres projets se sont adaptés en faisant réaliser les expériences par une ou quelques personnes sur place qui pouvaient contrôler et veiller à la prise des données, plutôt que de prévoir un déplacement.

CC-IN2P3
Le Centre de calcul de l’IN2P3 (CC-IN2P3) conçoit et opère un système de stockage de masse et de traitement de grandes quantités de données, contribuant ainsi à de nombreuses expériences d’envergure internationale. © Cyril FRESILLON / CC IN2P3 / CNRS Photothèque

En revanche, la communauté a aussi l’habitude de se retrouver régulièrement pour discuter des projets en cours ou à venir, et l’absence de déplacements commence à montrer des conséquences de ce côté-là : les liens se distendent. À l'IN2P3, les directeurs adjoints scientifiques maintiennent un pilotage resserré des équipes des laboratoires avec des rencontres très régulières, qui n’ont pas pu se tenir dans de bonnes conditions depuis mars dernier. On espère que la situation permettra de renouer ce lien indispensable à partir de l’automne. 

Je pense que cette crise va modifier notre façon de travailler sur le long terme : les voyages courts vont diminuer au profit des visio-conférences, en particulier pour les réunions formelles. Mais nous garderons un besoin d’échanges spontanés qui ne sont efficaces qu’en présentiel : les relations humaines sont indispensables à la recherche !

Quelles sont les promesses des années à venir ?
R. P. : Nos disciplines ont encore beaucoup à offrir. Le CERN restera au centre de la physique des particules avec la mise en service du HL-LHC qui promet des découvertes et peut-être des signes d’une nouvelle physique. En France, le Grand accélérateur national d’ions lourds8  (GANIL) à Caen, va produire des faisceaux de noyaux exotiques d’une intensité et d’une qualité inégalées. De nouveaux accélérateurs de particules sont aussi à l’étude au CERN, au Japon ou en Chine.

De grands projets démarrent aussi en ce moment dans le domaine de la physique des neutrinos. Plusieurs expériences s’apprêtent à mesurer avec une précision accrue les propriétés des neutrinos et des antineutrinos : Juno en Chine, puis Dune aux États-Unis et Hyper-Kamiokande au Japon dès 2026. Six laboratoires français sont par exemple impliqués sur les prototypes des détecteurs de Dune et des équipes françaises participent aux autres expériences. Seule infrastructure de recherche française dans le domaine des astroparticules, KM3NeT/ORCA9 , située au large de Toulon10 , est une expérience sous-marine capable de détecter des neutrinos atmosphériques, traces d’interactions entre des rayons cosmiques et les molécules de l'atmosphère : elle vient de terminer sa phase de démonstration. Comprendre les neutrinos, c’est aussi tenter de dévoiler la structure intime de l’espace-temps dans lequel nous vivons.

Virgo/LIGO
Vue aérienne de l'antenne de détection des ondes gravitationnelles VIRGO à Cascina, en Italie. © GO-VIRGO/IN2P3/CNRS Photothèque

Un autre sujet prioritaire pour l’institut est de découvrir la nature de la matière noire. Des expériences déjà en cours, comme celles situées dans les laboratoires souterrains (pour se protéger des radiations de l’environnement) de Modane ou d’Italie vont être grandement améliorées. Nos expériences sont dans un processus continu de développement technologique pour rester aux limites de ce qui est faisable à tout moment.

En cosmologie, le Legacy Survey of Space and Time (LSST) permettra de mieux comprendre l’énergie noire grâce à des observations répétées et systématiques du ciel pendant une dizaine d’années. Des questions comme la compréhension du vide ou de l’antimatière, et de la raison pour laquelle il y a plus de matière que d’antimatière dans l’Univers, restent aussi au cœur des recherches de l’institut. Notre univers est extraordinaire. Il reste beaucoup de choses à découvrir.

  • 1Diplômé en physique théorique, Reynald Pain s’intéresse également à la cosmologie observationnelle et aux supernovae. Il fut directeur du Laboratoire de physique nucléaire et hautes énergies (LPNHE, CNRS/UPMC/Université Paris Diderot) de 2009 à 2014, responsable scientifique du projet Supernova Cosmology, directeur adjoint scientifique ʺAstroparticules et Neutrinos” à l’IN2P3, avant d’être nommé à la direction de l’IN2P3 en décembre 2015.
  • 2Physicienne et chimiste naturalisée française, Marie Skłodowska-Curie obtient deux prix Nobel, de physique en 1903 pour ses travaux sur les radiations avec les physiciens français Pierre Curie et Henri Becquerel, puis de chimie en 1911 pour ses travaux sur le polonium et le radium.
  • 3Les chimistes et physiciens français Irène (fille de Marie et Pierre Curie) et Frédéric Joliot-Curie ont obtenu le prix Nobel de chimie en 1935 pour la découverte de la radioactivité induite et de la radioactivité artificielle. Frédéric Joliot-Curie fut directeur du CNRS entre 1944 et 1946.
  • 4Contrairement aux autres instituts, non nationaux, du CNRS, l’IN2P3, l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) et l’Institut national des sciences de l'Univers (Insu) sont opérateurs nationaux par décret pour le compte du CNRS et des universités.
  • 5International Research Laboratory : ces outils structurent en un lieu identifié la présence significative et durable de scientifiques d’un nombre limité d’institutions de recherche françaises et étrangères (un seul pays étranger partenaire).
  • 6Deep Underground Neutrino Experiment (https://www.dunescience.org).
  • 7Jiangmen Underground Neutrino Observatory (http://juno.ihep.cas.cn).
  • 8CNRS/CEA.
  • 9KM3NET : Centre de physique des particules de  Marseille (CNRS/Aix-Marseille Université), Laboratoire astroparticules et cosmologie (CNRS/Université de Paris), laboratoire Subatech (CNRS/Université de Nantes/IMTA) et Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (CNRS/Université de Strasbourg).
  • 10Un autre détecteur KM3NET/ARCA est situé en Sicile au large de Catane. Il cherche à détecter les neutrinos cosmiques de très haute énergie (cf. https://www.km3net.org)