Le comportement individuel influence les interactions sociales chez un prédateur solitaire en situation de compétition alimentaire

Résultats scientifiques écologie évolutive & Biodiversité

Les intéractions sociales entre animaux influencent la structure de leurs populations. L'étude de ce phénomène chez des espèces prédatrices permet de décrypter des phénomènes écologiques à plus grande échelle, comme par exemple la variation spatiale de la pression de prédation. Or, nous savons peu de choses sur les intéractions sociales entre prédateurs solitaires. Outre le fait qu'elles n'intéragissent que rarement, ces espèces sont difficilement observables par l'homme. Pour contourner ce problème, une équipe CNRS et EPHE du CRIOBE a développé un système original pour quantifier les interactions sociales au sein de regroupements artificiels de requins citron (Negaprion acutidens). L'étude vient ponctuer le suivi à long-terme des requins citron, entrepris par le laboratoire depuis plus de dix ans. Publiée le 28 mars 2018 dans le journal Proceedings of the Royal Society B, elle montre que le comportement individuel des requins, et non pas leurs attributs morphologiques, joue un rôle prépondérant dans l'organisation du groupe.

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Figure 1 – Méthode de suivi comportemental. A- Système d'enregistrement vidéo du comportement des requins citron regroupés par un stimulus alimentaire. B- Vue de la caméra verticale et délimitation de la zone de tolérance autour de l'appât. C- Comportements de dominance (agressions et soumissions) relevés pour chaque requin suivi. (Crédits Pierpaolo Brena – CRIOBE)

Comment observer les interactions de requins en situation de compétition alimentaire sans biaiser leur comportement par la présence de plongeurs ? Grâce à un système de suivi comportemental sur mesure, une équipe du CRIOBE (USR3278 EPHE-CNRS-UPVD) a pu analyser le comportement social de requins citron regroupés autour d'un appât, situation courante lors d'activités touristiques de nourrissage artificiel de requins.

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Figure 2 – Un chercheur installe la cage contenant les appâts sur le site d'étude, sous l'oeil attentif d'une femelle adulte de trois mètres. (Crédits Eric Clua - CRIOBE)

Deux caméras sous-marines ont permis d'identifier chaque requin présent sur le site d'étude grâce à ses signes distinctifs (cicatrices, tâches de pigmentation, taille, sexe) et de suivre son comportement au cours du temps. En particulier, deux types d'intéractions sociales ont été relevées : des interactions de dominance, traduites par des échanges de comportements d'agression ou de soumission entre individus, et des interactions de tolérance, traduites par la présence simultanée de plusieurs individus autour de l'appât.

Afin de suivre la position relative des requins avec un maximum de fidélité, une troisième caméra a été stabilisée dans la colonne d'eau à quinze mètres au-dessus de l'appât. Pour développer ce système d'enregistrement, Pierpaolo Brena (premier auteur de l'étude) et Pascal Ung (technicien au CRIOBE) se sont inspirés d'une méthode utilisée dans les fermes perlières de Polynésie pour suspendre les cages à huître entre deux eaux. La caméra est maintenue à la profondeur désirée grâce à un système de ligne amarrée au fond et maintenue en tension grâce à un flotteur. Une tige plombée permet d'orienter la caméra à la verticale et de filmer les requins évoluant près du fond. Il est donc possible, grâce à ce système de suivi comportemental affranchi de la présence de plongeurs, de quantifier le comportement moyen d'agression et de soumission de chaque requin, de noter l'issue des interactions de dominance entre chaque paire de requins et de relever l'identité des requins qui tolèrent mutuellement leur présence autour de l'appât.

En décrivant à la fois les relations de dominance et de tolérance entre requins en compétition pour une ressource alimentaire, l'étude a permis de montrer que les interactions sociales de ces requins solitaires ne se faisaient pas au hasard. Dominance et tolérance entre compétiteurs sont en effet liées aux paramètres individuels des requins, mais pas nécessairement ceux que l'on pourrait suspecter. Alors que les attributs morphologiques des individus peuvent prédire leur statut hiérarchique chez une grande variété d'espèces, la taille et le sexe des requins de cette étude ne déterminent pas les relations de dominance entre rivaux, pas plus qu'elles ne sous-tendent la ségrégation spatiale des requins autour de l'appât. En revanche, lorsqu'ils évoluent à côté de la cage, les requins tolèrent la présence de congénères présentant le même degré de soumission. Une des hypothèses émises pour expliquer ce phénomène est que les requins évitent la proximité de rivaux montrant un comportement plus dominant, contre lesquels les chances d'accéder à la ressource alimentaire sont réduites. Les relations de dominance observées sont relativement stables dans le temps, et peuvent s'établir par conditionnement entre requins habitués au nourrissage artificiel. En effet, deux requins échangent d'autant moins de comportements de dominance qu'ils sont souvent aperçus le même jour au site d'étude, et les requins tolèrent la proximité de compétiteurs présentant le même niveau de fidélité au site.

Les requins semblent donc adapter leur comportement individuel au comportement de leurs congénères, mais également au nombre de ces derniers. En effet, à mesure que les rivaux se font plus nombreux au site d'étude, un requin produit davantage de comportements de dominance pour chaque compétiteur présent et passe plus de temps à côté de l'appât dans le but de monopoliser l’accès à la ressource. Ces résultats dénotent une certaine capacité des requins à utiliser l'information sociale, c'est-à-dire l'information obtenue par l'observation de leurs congénères, et confirment l'intérêt soulevé par d'autres équipes pour l'exploration des individualités comportementales des prédateurs marins. Par exemple, l'application de cette méthode à d'autres espèces de requins et à d'autres contextes permettrait à terme de mieux comprendre le déclenchement d'attaques sur l'homme.

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Figure 3 – Aperçu de l'organisation des agrégations artificielles de requins citron. A- Réseau de tolérance construit sur la base de 19443 interactions relevées autour de la cage. Chaque node (cercle) représente un requin, la couleur et la taille du cercle représentent respectivement le statut de dominance et le degré de socialité du requin. B- Les requins ont d'autant plus de connexions dans le réseau de tolérance qu'ils sont fidèles au site d'étude. C- Les requins produisent d'autant moins de comportements de dominance qu'ils sont fidèles au site d'étude. D- Les requins produisant des comportements de soumission moyens ont plus de connexions dans le réseau de tolérance que leurs congénères très dominants ou très soumis. (Crédits Pierpaolo Brena – CRIOBE)
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Figure 4 – Deux requins citron se croisent sur la pente externe du récif de Moorea. (Crédits Lauric Thiault - CRIOBE)

 

Référence :

Brena, P.F., Mourier, J., Planes, S. & Clua, E. (2018) Concede or clash ? Solitary sharks competing for food assess rivals to decideProceedings of the Royal Society B : Biological sciences. DOI : 10.1098/rspb.2018.0006

Contact chercheur

Pierpaolo BRENA
Centre de recherche insulaire et observatoire de l'environnement - CRIOBE (EPHE / CNRS / Université Perpignan Via Domitia)
p.brena@live.fr