Les ARN manchots d’animaux sans patte

Résultats scientifiques Biochimie-biologie structurale

En 2015, une collaboration franco-allemande entre équipes de Strasbourg et de Leipzig conduisait à la découverte des plus courtes séquences d’ARN de transfert (ARNt) jamais décrites dans le génome mitochondrial de nématodes. Se posait alors la question de l’origine et de la fonctionnalité de ces ARNt minimalistes lors de la synthèse protéique dont ils sont des acteurs clé. Grâce à cette étude structurale intégrée publiée dans Nucleic Acids Research, les mêmes chercheurs montrent que des ARNt ayant perdu deux de leurs quatre bras conservent un repliement tridimensionnel (3D) semblable à celui d’ARNt classiques.

Les ARN de transfert (ARNt) sont des acteurs centraux de la machinerie de synthèse des protéines, puisqu’ils assurent le décodage du message génétique en jouant le rôle d’adaptateurs entre séquence ribonucléique (61 codons) et séquence protéique (20 acides aminés). Ces "molécules adaptatrices", théorisées par Francis Crick dès le milieu des années 50, deviennent réalité dans les années 60 avec leur purification et leur caractérisation. La comparaison des premières séquences conduit en 1965 au modèle de repliement secondaire (2D) à quatre hélices (ou bras) en « feuille de trèfle », commun à l’ensemble des ARNt, et conduisant à leur silhouette 3D en « L » renversé par empilement des bras deux à deux.

Les ARNt portent leur acide aminé greffé à une extrémité du « L » et le positionnent au cœur du ribosome, l’usine à protéines, lorsque le codon correspondant se présente dans la séquence de l'ARN messager (ARNm) en cours de traduction. Ce codon est alors reconnu par l’autre extrémité du « L » grâce à une séquence complémentaire appelée anti-codon. Cette structure 3D en « L » caractéristique des ARNt est un signe de reconnaissance pour diverses protéines impliquées dans ce processus de synthèse.

Dès lors, la découverte de séquences d’ARNt tronquées dans les mitochondries de nombreux animaux (insectes, vers, mammifères...) a posé la question de la raison évolutive de l’émergence d’ARNt minimalistes et de leur fonctionnalité, ces réductions conduisant potentiellement à des structures 3D largement amputées. Le cas le plus extrême a été décrit en 2015 par des chercheurs du CNRS et des universités de Strasbourg et Leipzig. Les ARNt produits par les mitochondries du nématode Romanomermis culicivorax, un ver parasite des larves de moustique, sont tous de taille réduite, voire très réduite (jusqu’à 40 % de réduction de séquence) et se voient amputés d’un ou deux bras. Pour vérifier si de tels ARNt minimalistes sont stables et ressemblent toujours aux ARNt classiques, les chercheurs ont entrepris une étude structurale intégrant biochimie, résonance magnétique nucléaire (RMN) et diffusion des rayons X aux petits angles (SAXS) au synchrotron SOLEIL. La combinaison de ces approches a permis de confirmer qu’un ARNt de seulement 42 nucléotides peut se replier sous une forme proche de celle d’un ARNt classique comptant 72 nucléotides, et qu’il est donc susceptible d’interagir avec les différents acteurs de la machinerie traductionnelle.

Dans l'avenir, il sera intéressant de comprendre quand et comment est intervenue cette réduction de taille dans l’histoire évolutive des mitochondries et de déterminer la façon dont les partenaires cellulaires se sont adaptés à ces ARNt manchots. Ces recherches s’étendent d'ailleurs au-delà des ARNt de nématode, puisque des questions évolutives et fonctionnelles similaires se posent pour les ARNt minimalistes présents dans les mitochondries humaines et dont le repliement 3D est impacté par des mutations liées à de graves pathologies mitochondriales.

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Figure : Cette étude structurale d’ARNt mitochondriaux minimalistes du ver Romanomermis culicivorax (représenté en arrière plan), intégrant des données biochimiques, de RMN et de SAXS, révèle que ces ARNt ne contiennent que deux hélices (à gauche) et qu’il leur manque deux bras par rapport à un ARNt classique (apparaissant sous forme d’ombre). En dépit de cette réduction de taille, ils sont capables d’adopter une structure 3D proche de la forme classique en « L » renversé.

© Claude Sauter

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