Le "scribe accroupi"
de Saqqarah


Détail des yeux incrustés de
cristal de roche dans du cuivre


Le couloir du LRMFavec de
chaque côté les laboratoires,
sous le puits de jour centrall

 



Le Scribe devant "l'œil" de
l'accélérateur AGLAE

 



 

 

 

 

 

 

Le célèbre « Scribe accroupi » du musée du Louvre possède un regard qui a fasciné des générations de visiteurs. Comment les Egyptiens ont-ils pu créer une telle étrangeté dans ce regard ? Les scientifiques ont pu récemment percer son mystère. L’analyse du scribe est la preuve que les sciences physico-chimiques savent se mettre au service de l’art. Et apportent des connaissances nouvelles sur la composition, la fabrication et la conservation des œuvres.

Dans la vallée de Saqqarah, en 2600-2350 avant notre ère, un groupe d’artistes est concentré. L’objet de toute leur attention est une sculpture en calcaire polychrome, représentant un homme assis. Avec délicatesse, les artistes achèvent le sertissage de pierres. Constituées en cristal de roche, ce sont elles qui figureront les yeux du scribe. C’est ainsi qu’ils ont donné au Scribe accroupi, chef d’œuvre de l’Ancien Empire, un regard d’une intensité et d’un réalisme troublants. Comme s’il y avait un regard du dedans, regard dévorant par-delà les données visuelles. "Notre regard erre en lui, dit Maurice Merleau-Ponty, et nous voyons selon ou avec lui, plutôt que nous le voyons".
Le scribe est le témoignage d’une époque florissante, celle où dans les ateliers des Rois bâtisseurs de Saqqarah, les corps de métiers œuvraient ensemble (peintres et sculpteurs, polisseurs, orpailleurs, joailliers, bijoutiers, et façonniers de pierres précieuses). Quatre millénaires plus tard, la statuette nous
interroge, et nous interpelle. En 1850, l’égyptologue du musée du Louvre Auguste Édouard Mariette découvrit son fameux Mastaba enfoui sous les sables. On raconte que les ouvriers égyptiens chargés de mettre à jour ses trésors ont été apeurés par le Scribe et ce "regard qui paraît vous suivre", croyant y reconnaître des êtres de chair et de sang de leur connaissance.



 
Jusqu’en 1997, le scribe conservé au Louvre préservera tout son mystère. "L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, écrit Umberto Eco, une pluralité des signifiés qui coexistent en un seul signifiant". Peut-être chaque visiteur choisit-il le sien… Mais ce regard qui interroge du regard, que dit-il au juste ? On ne peut y répondre.

C’est pour aller au-delà de cette apparente opacité qu’en 1997, les spécialistes du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) et du Musée du Louvre ont "scanné" et analysé le scribe à l’aide des techniques scientifiques les plus sophistiquées. Ce laboratoire, qui se situe sous le Louvre, conduit des études physico-chimiques sur les œuvres d’art et ce sans prélever d’échantillons (analyse non destructive).

Point d’orgue du C2RMF, l’accélérateur de particules (AGLAE) qui propulse ses atomes à plus de 50 000 km/s, a percé le secret de la matière qui compose ces fameux yeux de cristal. Et la radiographie en a montré l’architecture. On a découvert que la pupille des deux pierres était composée d’un cristal de roche extrêmement pur. Taillé en cône, il s'enfonce réellement dans une sorte de globe oculaire. La surface du cône a été dépolie afin de créer un « rayonnement » autour de la pupille. Exactement comme l'iris de véritables yeux. Grâce à cela, nous avons appris que les Egyptiens avaient une connaissance de l’anatomie oculaire surprenante pour l’époque. L’artiste a reproduit fidèlement la courbure de la cornée et la percée de la pupille est à sa juste place, une précision et un souci du détail uniques en leur genre. Comme s’il avait voulu célébrer l’énigme de la visibilité. "Ce regard, on l'a voulu le plus vivant possible, déclare Jean-Pierre Mohen directeur du C2RMF. Un regard éternel."

Anne Bouquillon, ingénieur au LRMF, co-auteure de l’étude sur le scribe, constate que les artistes égyptiens étaient de "forts bons observateurs de l'œil humain — le segment antérieur de l'œil est directement accessible à l'observation — en même temps que d'étonnants joailliers, sachant polir des lentilles en quartz. Ils ne seront, à notre connaissance, pas égalés dans l'histoire". La médecine égyptienne aurait-elle pu inventer l’ophtalmologie avant la lettre ? À ce jour aucune preuve archéologique ne vient étayer la question de savoir si, au-delà de cette observation de l’anatomie de l’œil, les connaissances médicales étaient avancées en ce domaine.


 

Il existe de nombreuses œuvres dotées de prothèses orbitaires à travers les civilisations et les époques. La statue de la déesse babylonienne Ishtar, deux siècles avant notre ère, a été également analysée par les rayons de l’accélérateur de particules. Ils ont révélé que ses yeux n’étaient pas de simples morceaux de verre teinté, mais en réalité des rubis d’origine birmane.

Plusieurs autres œuvres égyptiennes sont dotées de prothèses, comme le masque en or de Toutankhamon dont les yeux sont faits d’émail, ou l'extraordinaire objet de ciselure en obsidienne représentant une tête d'Horus. Et comme en témoignent des œuvres celtes, grecques (le visage de l’aurige de Delphes), et aussi des œuvres romaines. N’est-ce pas d’ailleurs aux auteurs romains que nous devons le terme d'ocularii qui désigne les fabricants d'yeux artificiels, utilisés dans la statuaire. Au Moyen Age, les pupilles des figures de chapiteaux romans sont faites de pierre précieuse ou de plomb. Les célèbres statues de l’Ile de Pâques avaient des pupilles, aujourd’hui disparues.

Au Louvre, une œuvre d’art unique et un outil de recherche tout aussi unique se sont rencontrés. Cette "alchimie" a permis de redécouvrir des savoir-faire oubliés et symbolise la synthèse fructueuse entre la très haute technologie et l’art. "Il y a aujourd'hui une prise de conscience générale, souligne Jean-Pierre Mohen, pour créer un patrimoine qui ne soit pas seulement un plaisir pour les yeux, mais qui raconte la vie des hommes."


 

     
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