Dans
la soupe primordiale, les particules et leurs antiparticules se
créent puis s’annihilent sans arrêt à
partir de pure énergie. En quelque sorte, les unes sont un
peu l’image des autres dans un miroir. Matière et antimatière
étaient toutes deux présentes en quantités
égales au départ. Seulement, pour une raison inconnue,
la première a pris le pas sur la seconde… Celle-ci
a presque disparu en raison d’une subtile différence
de comportement. Comment et pourquoi ? C’est là
tout un mystère à l’origine de notre existence
même
Qu’est-ce
que l’antimatière ?
Petite histoire d’un curieux double du monde ordinaire
L’histoire de l’antimatière a commencé
en 1928, sous l’impulsion du jeune Britannique Paul Dirac
(1902-1984). Jusqu’alors, pour expliquer les substances que
nous, voyons, goûtons et touchons, il n’y avait besoin
que d’atomes. Ceux-ci sont constitués d’électrons,
protons et neutrons. Cependant, Dirac se penche sur l’équation
qui régit le destin de la matière… et qui lui
vaudra le prix Nobel de physique en 1932. Surprise : Cette
formule «magique» se comporte de façon "symétrique".
Elle prédit tout autant l’existence de l’électron
que celle de l’antiélectron - le positron, doté
d’une masse identique et d’une charge électrique
opposée. De même, les protons sont associés
à des antiprotons. Cette vision prévoit un double
du monde usuel. Une copie qui lui ressemble trait pour trait. La
seule différence est que l’antimonde se révèle
comme le reflet dans un miroir de la population des particules ordinaires.
Dans l’enthousiasme du début XXe siècle ceci
découle directement de la théorie de la relativité
d’Einstein et de la mécanique quantique.
La confirmation vient en 1932. Le Californien Carl Anderson repère
la trace d’une particule porteuse de charge positive - l’antiélectron -
dans les rayons cosmiques qui tombent du ciel et «arrosent»
l’atmosphère. Cette découverte sera saluée
par le Nobel 1936.
Aujourd’hui, toutes les particules élémentaires
ont révélé leur «sosie». Elles
s’en distinguent par les nombres quantiques dits de "charge"
(électrique, baryonique, leptonique…). La masse, elle,
reste inchangée. Le photon est sa propre antiparticule. Matière
et antimatière ont le même nombre quantique de rotation
(spin). Et la même durée de vie.
L’annihilation
Immédiatement, l’antimatière apparaît
comme une source providentielle d’énergie. Elle constitue
un exact opposé de la matière. À son contact,
les deux se détruisent – « s’annihilent »
- en libérant une puissance colossale. Ceci résulte
de la fameuse équation d’équivalence masse-énergie
(E=mc2) posée par Albert Einstein en 1905. D’une
manière triviale, l’énergie correspond à
l’argent que dépense mère nature. Il circule
sous deux monnaies entre lesquelles s’applique un taux de
change élevé (carré de la vitesse de la lumière).
Et l’annihilation assure une conversion très efficace.
Voilà pourquoi, sur le papier, la combustion d’un kilogramme
de sucre peut propulser une voiture pendant 100 000 ans. Ou
générer 25 milliards de kilowattheures et alimenter
une ville pendant trois ans…
L’antimatière au quotidien
Avec des propriétés aussi fabuleuses, l’antimatière
n’a pas tardé à stimuler les imaginations les
plus folles. Et la science-fiction. Dans Star Trek, série télévisée
créée en 1966 par Gene Roddenberry, le vaisseau Enterprise
se propulse à des vitesses supérieures à celles
de la lumière par déformation de l’espace,…
puis en consommant de l’antimatière… Bien évidemment,
en dépit d’essais opiniâtres, on reste loin de
réaliser de tels exploits. Aux États-Unis, dans les
années 80, le programme de Guerre des étoiles a étudié
la possibilité d’utiliser l’antimatière
comme carburant de fusées, ou pour actionner des plateformes
d’armes. Heureusement, il a échoué. Mais d’autre
part, des expériences plus pacifiques sont régulièrement
conduites au Cern de Genève. Elles aboutissent à produire,
en un an, assez d’antiprotons pour… allumer une ampoule
de 100 watts pendant trois secondes. Le rendement avoisine 0,000 000 01 %.
Pas de quoi pavoiser. La machine à vapeur du XIXe siècle
s’avère des millions de fois plus efficace en termes
de labeur.
Pour nous consoler, il reste l’application quotidienne de
la Tomographie par émission de positrons (TEP). Cette technique
d’imagerie médicale "photographie"
le cerveau en train de penser. Un fluide radioactif est introduit
dans le corps du patient. Les positrons s’annihilent avec
les électrons environnants. Le résultat est une émission
d’énergie gamma. Oublions, par contre, les "cerveaux
positroniques", bien plus sophistiqués que ceux
des humains, qui faisaient fantasmer Isaac Asimov avec le cycle
des Robots dans les années 40. Réjouissons-nous, en
revanche, de constater que, sans arrêt au-dessus de nos têtes,
les rayons cosmiques et les explosions de supernovae créent
des antiélectrons à profusion.
Antimatière, où es-tu ?
Reste un brûlant paradoxe. Comment la jolie équation
de Dirac, si harmonieuse, a-t-elle abouti à un Univers aussi
bancal ? Comment la matière a-t-elle pris le pas sur
sa consœur-ennemie ? A l’échelle cosmique,
plus une once d’antimatière ne subsiste. Sauf de rares
monstruosités, telles que le voisinage du trou noir au cœur
de notre galaxie, l’antimatière reste désespérément
absente. C’est heureux. Mais c’est aussi un drame pour
la théorie : à l’aube des temps matière
et antimatière devraient être présentes en poids
égal. Elles se créaient et s’autodétruisaient
sans cesse dans un bouillonnement effervescent.
Où est passée l’antimatière primordiale ?
"Antimatière, où es-tu ?", entend-on s’écrier
avec effroi. La réponse tient à une subtile et infime
différence de comportement entre les deux faces de la même
pièce. Les sœurs opposées ne seraient pas si jumelles.
Plusieurs expériences ont indiqué que, dans certains
cas, l’antimatière se démarque de sa double. Finie,
la pâle copie. Le miroir se fêle. Et ces "violations de
symétries" fascinent. Car elles sont un avant-goût de
découvertes à venir. Certes a priori le big bang n’aurait
pu produire les deux espèces qu’avec une grande équité.
Mais ensuite, à mesure que le cosmos s’est étendu
et refroidi, son contenu a réagi pour s’adapter. L’anomalie
de la matière s’est manifestée. Sa consoeur a
été engloutie. Elle a disparu. Et ceci n’a laissé
que des quarks sans antiquarks. Des électrons sans antiélectrons.
Notre corps, même, représente ce reliquat de l’immensité
primordiale. L’essentiel s’est envolé. On estime
que la dissonance, fausse note initiale, qui affectait la matière
ne dépasse pas une partie pour un milliard. 0,000 000 001.
C’est le mince surcroît de force dont elle a bénéficié
pour… anéantir sa sœur.
Ainsi s’expliquerait cette hégémonie écrasante
dans l’Univers. D’ailleurs, si l’antimatière
avait survécu, elle nous annihilerait tous dans un flash.
Et nous ne nous appesantirions pas sur le sujet. C’est Andreï
Sakharov, père de la bombe à hydrogène soviétique,
et Nobel de la paix, qui le premier a donné une interprétation
cosmologique de cette drôle d’inclination, ou penchant,
de la nature. Précisons que les expériences de distinction
entre matière et antimatière n’ont mis en œuvre
jusqu’ici que l’interaction nucléaire faible.
Or l’ordre de grandeur du résultat est tout à
fait insuffisant si l’on veut rendre compte du schisme réel.
La vraie dissymétrie, dont nous sommes issus, remonterait
en fait jusqu’à l’ère de grande unification
des forces d’interaction (nucléaires forte, faible
et électromagnétique). Autrement dit, des énergies
beaucoup plus élevées et… hors d’atteinte.
Une entêtante énigme
Aux origines de notre existence
En 1966, Andreï Sakharov a pris en considération un
tel univers unifié, régi par une seule force à
côté de la gravité. Il en a déduit les
trois conditions pour que la matière vienne à prédominer.
D’abord, elle doit être très légèrement
instable. Le phénomène est lent. Mais sur Terre, la
valeur d’une miette de pain devrait s’être volatilisée
depuis que notre planète existe. Des expériences souterraines,
telles que le tunnel de Modane au Mont Fréjus, dans les Alpes
françaises, ont longtemps traqué une désintégration
spontanée du proton sur 1031 ans. Mais, il faut
bien l’avouer : en vain. La seconde condition posée
par Sakharov paraît une évidence : l’Univers,
dans sa prime jeunesse, se trouvait loin de l’équilibre…
Euphémisme, vu la violence de son expansion ! Enfin,
la troisième condition n’est autre q’une subtile
différence attendue à l’échelle microscopique
entre matière et antimatière.
La confirmation est venue de James Cronin et Val Fitch, au laboratoire
de Brookhaven, à New York, en 1964. La démarche, qui
a mené au Nobel 1980, était d’étudier
la désintégration d’un méson neutre K
ou kaon (composé d’un quark « bas »
et d’un antiquark «étrange») à durée
de vie longue. Ceci met en jeu un phénomène exotique
de mélange entre quarks et antiquarks. Le kaon « oscille »
entre kaon et antikaon. En outre, il se désintègre
de préférence en positron plutôt qu’en
électron… Ceci implique deux brisures de symétries
fondamentales : l’image dans un miroir, ou inversion
droite-gauche, et l’échange de la particule avec son
antiparticule. Ces opérations sont appelées parité
(P) et conjugaison de charge (C). Il existe une troisième
symétrie intéressante, l’inversion du temps
(T). Or, les lois de la nature sont toujours invariantes quand on
effectue la transformation combinée charge-parité-temps
(CPT). Longtemps, on a même cru que l’Univers respectait
chacune d’elle. Il n’en est rien. Cronin, Fitch et leur
collègue français René Turlay ont montré
que certains processus violent la symétrie charge-parité
(CP).
Si bien que les contours du scénario de disparition de l’antimatière
peuvent commencer à s’esquisser. À l’ère
de grande unification, 10-35 seconde après le
big bang, il règne une température de 1027
degrés et l’énergie ambiante avoisine 1016
milliards d’électronvolts. Les interactions nucléaires
et électromagnétiques se confondent à côté
de la gravité. À ce stade, les quarks sont indiscernables
des positrons. Et les antiquarks des électrons. Les uns se
transforment allègrement en les autres. De même que
les neutrinos « fantômes » oscillent
en trois «saveurs» distinctes. La dissymétrie
matière-antimatière est alors invisible. Puis le temps
fait son office. Dans cette chronologie, il apparaît des réactions
irréversibles. Du coup, les positrons se transforment davantage
en quarks que les électrons en antiquarks. Ainsi va la vie.
Une dissymétrie inéluctable naît. Qui décide
de l’avenir.
Selon les derniers progrès de la réflexion en cours :
ce pourrait être les neutrinos eux-mêmes – anges
de la matière insaisissables dotés d’une très
faible masse – qui incarnent les vrais responsables du
déséquilibre fatal à l’antimatière.
Ces corpuscules, difficiles à atteindre, évoluent
dans un monde qui interagit faiblement avec notre quotidien. Et
ils seraient, en définitive, à l’origine de
notre existence !.. Des expériences d’une sensibilité
et d’une dimension inégalées sont proposées
pour confirmer ce point. Des «usines à neutrinos»
et un détecteur d’un million de tonnes (projet mégatonne)
pourraient être mise en oeuvre dans les 20 prochaines années
en France (mont Fréjus), au Japon ou aux États-Unis.
Zoom : BaBar
traque les coquetteries de l'antimatière
Zoom : Expérience
LHCb au CERN
Zoom : Station
spatiale internationale : à la recherche
des antimondes
Pour en savoir plus :
Le satellite Intégral révèle une fabrique d'antimatière au sein de la Voie Lactée
Communiqué de presse du
10 janvier 2008
Enigmes
de l'antimatière : mesures inégalées
au Tevatron
Communiqué de presse du
17 mai 2006
La
violation de CP
Jacques Chauveau (IN2P3) et Raphaël Granier de Cassagnac (IN2P3)
- Article paru dans Images de la physique 2002
|