Depuis la
période gréco-romaine, on a utilisé pour
teindre les cheveux des colorants organiques obtenus à partir
de plantes telles que le henné, mais d'autres recettes
moins communes se basaient sur l'utilisation de composés
de plomb. Les traitements décrits depuis le médecin
Galien, au IIe siècle
faisaient intervenir les actifs suivants : l'oxyde de
plomb et la chaux éteinte. Ces composés étaient
mélangés à un peu d'eau pour former
une pâte qui
noircissait la chevelure après
son application à de multiples reprises. Il est surprenant
de constater que ces techniques ont perduré jusqu'au
XXIe siècle et que des teintures comparables
sont encore vendues aux États-Unis.
Décrypter aujourd'hui
cette recette ancienne nécessite deux directions principales :
l'observation microscopique la plus précise du cheveu
pour localiser les zones qui ont été transformées
et l'étude chimique des réactions mises en
jeu.
La transformation
du cheveu
L'observation au microscope
optique d'une coupe transversale de cheveu blond traité par
la pâte à l'oxyde de plomb permet de voir aisément
l'évolution de la coloration au cours du temps de
traitement.
Si le cheveu témoin ne présente que la coloration
naurelle et légère des grains de mélanine,
on remarque qu'au bout de 6 heures de traitement, la cuticule
et la partie externe du cortex sont colorées. Au bout
de 3 jours de traitement, tout le cortex est coloré.
Cette coloration imprègne donc toute la fibre, jusqu'à son
cœur.
Durant le traitement de teinture,
le plomb se fixe sur différentes parties du cheveu. Étant
un métal lourd, il "décore" ces zones
lors de l'observation par microscopie électronique à transmission.
Nous découvrons ainsi les cellules du cortex, des
zones riches en lipides et les macrofibrilles.
Les plus gros agrégats
sont issus de l'interaction entre les lipides et le plomb,
mais sont de couleur blanche. La coloration noire est due à la
formation de grains beaucoup plus petits, localisés
au cœur des macrofibrilles.
Leur observation à très
haute résolution et leur analyse, par diffraction électronique
et aux rayons X, démontrent qu’il s’agit
de cristaux de sulfure de plomb (galène) de taille
extrêmement petite. D’une taille d’environ
5 nanomètres, ces cristaux jouent le rôle de
substituts du colorant naturel du cheveu, la mélanine,
même
si leur volume est 100 000 fois plus petit. L’aspect
de ces nanocristaux est tout à fait semblable à certaines
boites quantiques étudiées aujourd’hui
pour des applications dans le domaine biologique ou pour élaborer
des détecteurs.
Il est possible de considérer que cette recette fournit
le plus ancien exemple actuellement connu d’usage de
la "nanotechnologie". Si la présence de
très nombreuses particules est observée jusqu’au
cœur des fibres, les propriétés mécaniques
du cheveu sont néanmoins préservées
en raison du faible volume des cristaux. C’est sans
doute ce qui explique l’intérêt et l’histoire
de cette recette de coloration.
Cependant, contrairement aux nanotechnologies modernes,
le processus de coloration a été développé,
il y a environ 2 000 ans, avec des matériaux facilement
accessibles et peu coûteux.
L’existence
de nanoréacteurs
D’un point de vue chimique, cette recette consiste à faire
précipiter des cristaux de galène PbS à l’intérieur
du cheveu : le plomb est fourni par la pâte déposée
sur la fibre capillaire, et le soufre impliqué dans
la réaction provient de la transformation de la cystine
contenue dans la kératine.
L’ajout de chaux au produit de coloration permet d’obtenir
le milieu basique nécessaire à la rupture des ponts
disulfures de la cystine. Ainsi, du soufre est libéré,
accompagné par la formation d’autres composés
issus de la dégradation de la cystine, notamment la lanthionine.
Par conséquent, les
zones du cheveu les plus riches en soufre sont susceptibles
de conduire plus facilement à la
formation des nanocristaux. Il s’agit surtout des zones
amorphes qui entourent les microfibrilles essentiellement
constituées de kératines très organisées
selon un assemblage supramoléculaire complexe. C’est
ce que l’on a pu observer sur des coupes longitudinales
de cheveux traités.
Cette étude chimique et microscopique met en évidence
un mécanisme original de biominéralisation à l’échelle
nanométrique, la composition et l’organisation
supramoléculaire des kératines du cheveu contrôlant
la formation et la croissance de ces particules dans des "nanoréacteurs".
Nos concepts modernes permettent aujourd’hui de comprendre
ces technologies anciennes.
Philippe Walter, Eléonore
Welcomme
Laboratoire du
centre de recherche et de restauration des musées
de France |