Les
tensioactifs, éléments clés des systèmes
moléculaires organisés plurimoléculaires
Les Systèmes
Moléculaires Organisés Plurimoléculaires
ou encore S.M.O.P. (micelles, microémulsions, cristaux
liquides, liposomes, etc.) exigent prioritairement la synthèse
de molécules tensioactives dont la conception est fonction
des systèmes et des propriétés que l’on
souhaite obtenir. En effet, nombreuses sont les applications
de ces milieux microhétérogènes aussi
bien en chimie de synthèse qu’en physique et
en biologie.
Cette conception finalisée des molécules tensioactives
est rendue efficace par la mise au point de méthodes
de synthèse modulaires ainsi que par la généralisation
de la notion même de tensioactif : soit par la juxtaposition
de deux fragments différents et de l’emploi de
solvants sélectifs pour un des deux segments (exemple
des molécules RF- RH), soit encore par l’emploi
de différents solvants structurés (eau, mais
encore formamide, glycérol, N-méthyl sydnone,
etc.).
Les caractéristiques de la Chimie Supramoléculaire
s’appliquent ainsi aux S.M.O.P. : Reconnaissance ( par
exemple entre dérivés fluorés), Transport
(solubilisation en biologie), Catalyse (en synthèse
organique).
Les systèmes
Moléculaires Organisés Plurimoléculaires
(S.M.O.P.) peuvent se former spontanément dans l’eau
quand des substrats convenables sont dissous dans ce liquide.
Dans ce cas, la meilleure façon de forcer les assemblages
à s’établir consiste à utiliser
les interactions hydrophobes. Nous devons donc pour créer
de tels assemblages, rechercher des solutés hydrophobes.
Quatre familles de composés organiques possèdent
ces caractéristiques :
1 - Les
molécules tensioactives, que nous allons développer
plus particulièrement ci-dessous.
2 - Certains composés hétérocycliques,
plans, naturels du type des bases puriques ou pyrimidiques,
ou de synthèse comme les phénothiazines, dont
l’organisation se fait par empilement (ou stacking)
des cycles.
3 - Des systèmes polycycliques non plans, comme des
dérivés des stérols, dont la distribution
des groupes polaires crée deux parties de solubilité
antagoniste de part et d’autre du plan moyen des cycles.
Des agrégats de quelques molécules puis des "agrégats d’agrégats" se forment
ainsi à l’exemple des micelles de sels biliaires
dont le centre hydrophobe en dissolvant les graisses permet
leur émulsification.
4 - Les polymères hydrosolubles, naturels (protéines)
ou de synthèse, dont le repliement en pelotes hydrophobes
s’oppose aux, ou accompagne les associations intermoléculaires
: c’est ainsi que dans l’hémoglobine, 4
protéines sont associées par des forces intermoléculaires.
Compte tenu de leurs applications multiples en physique, chimie
ou biologie, ce sont les composés de la première
famille qui constituent les éléments clés
de ce type d’association. Les tensioactifs apparaissent
comme le groupe de substances qui, par leurs modulations de
structure, leur disponibilité, leur versatité,
permettent d’obtenir des systèmes moléculaires
organisés de taille, de formes et de fonctions multiples.
C’est ce jeu du chimiste qui, à partir du système
recherché remonte à l’espèce chimique
tensioactive que l’on se propose de décrire.
Les
tensioactifs ou surfactifs
Molécules
amphiphiles, possédant à la fois une partie
hydrophile et une partie hydrophobe, les tensioactifs, sous
leur forme la plus simple, comprennent une tête polaire
et une queue hydrophobe.
En fait, le chimiste de synthèse est tout de suite
sollicité par le grand nombre de modulations structurales
qu’il peut réaliser à partir de ce thème.
En généralisant la notion de tensioactifs à
l’ensemble des molécules de la chimie organique,
on peut imaginer de rendre amphiphile tout corps hydrophobe
aux fonctionnalités convenables. Nous pouvons ainsi
décrire des molécules plus complexes où
l’on fait apparaître des modules interchangeables [I]
(fig. 1).
Partant de cette idée nous avons mis au point des "Synthons"
à partir desquels nous avons pu construire un grand
nombre de molécules amphiphiles dont les éléments
moléculaires ont été associés
à la façon d’un jeu de Lego chimique !
Comme exemple de "synthèse modulaire", on
peut citer la préparation
de réactifs de type Wittig fonctionnels :
qui
permettent d’introduire des têtes ammonium quaternaires
sur un composé cétonique : stérol, adamantanone,
ferrocènes, etc. [2].
ou encore des réactifs de Wittig "presque"
perfluorés

permettant
la formation d’amphiphiles à queues perfluorées
dont les propriétés particulières seront
recherchées dans des domaines d’applications
très vastes allant des agents extincteurs aux transporteurs
d’oxygène [3].
Ces "constructions moléculaires" peuvent
être encore plus complexes : deux ou trois queues hydrophobes
peuvent ainsi être introduites sur un même corps
; on peut fixer de cette façon des têtes plus
grosses (ou plus petites) que la largeur moyenne du corps,
mélanger des parties fluorées à des parties
hydrogénées, etc.
De nombreux tensioactifs naturels peuvent aussi servir d’exemples
aux chimistes de synthèse et exciter leur imagination.
A cet égard, les membranes biologiques sont un matériel
de choix pour se livrer à ces réflexions. Généralement
constituées par des molécules amphiphiles à
2 queues, ces dernières offrent un grand nombre de
particularités qui peuvent être explorées.
Citons
quelques exemples :
- Les membranes des cellules des animaux qui hibernent sont,
comme pour la plupart des animaux (et des humains!), constituées
essentiellement d’une double couche d’amphiphiles.
Ces organisations moléculaires sont bien ordonnées
et si les structures des phospholipides qui les constituent
étaient également bien homogènes, il
en résulterait un phénomène de cristallisation
à basse température qui entraînerait la
mort de l’animal. Les marmottes, ours et autres animaux
qui hibernent, ont résolu ce problème en construisant
leurs membranes à partir de phospholipides dont les
chaînes ne sont pas homogènes de façon
à créer un désordre local empêchant
la cristallisation. Quelques motifs structuraux peuvent ainsi
être décrits (fig. 2).
Ces
motifs, reproduits de façon synthétique, peuvent
permettre l’étude d’agrégats à
basse température. Les synthons précédemment
décrits ont permis ainsi d’introduire, par exemple,
des insaturations dans les chaînes et de voir leur rôle
dans la formation des agrégats.
- A l’opposé certaines bactéries arrivent
à survivre à plus de 100°C. A ces températures,
les membranes normales se désorganisent. Pour éviter
cela, les archéobactéries (à l’origine
des bactéries actuelles ou à la suite de leur
évolution ?) ont des membranes constituées par
des phophoslipides à 2 têtes réunies par
2 queues.
Il
s’agit ici de molécules dites bolaformes qui
empêchent la destruction des membranes par chauffage
et que l’on peut mimer de manière synthétique.
-
Enfin, les membranes comprennent un grand nombre de molécules
amphiphiles dont 1a partie polaire est constituée par
une tête sucre. Celle-ci mono- ou polysaccharide, joue
un rôle beaucoup plus important que d’apporter
l’hydrosolubilité à l’ensemble amphiphile
qu’elle constitue : de nombreux phénomènes
de reconnaissance lui sont attribués.
Utilisant
ces sucres que la nature nous fournit généreusement,
nous les avons (ainsi que d’autres équipes françaises)
introduits dans des ensembles hydrophobes pour en faire des
têtes polaires constitutives des nouveaux tensioactifs [4]
: (fig. 3).
Là
encore les modulations sont nombreuses : lactose, glucose,
etc. comme sucres, chaînes hydrocarbonées plus
ou moins longues, chaînes perfluorées [5] ou encore molécules bolaformes [6]
(fig. 4).
Toutes
ces molécules (tête sucre + queue hydrophobe)
sont les éléments les plus représentatifs
de la catégorie des tensioactifs dits "non ioniques",
la tête de ceux-ci étant constituée par
un enchaînement polaire non chargé.
Au plan synthétique cela est aussi réalisé
par des enchaînements de polyoxyéthylène
avec un défi qui consiste à fabriquer des substances
dites monodisperses dont le nombre de groupes "oxyde
d’éthylène" est parfaitement défini [7].
Les
autres catégories de tensioactifs classiques, comprennent
les dérivés ioniques (dont les ammoniums quaternaires
sont une illustration) et les dérivés zwitterioniques.
Nous
avons pour notre part, introduit une nouvelle classe de tensioactifs
appelés mésoioniques dont la tête ne peut
être décrite que par un ensemble de formes mésomères.
Les N-alky sydnones constituent l’exemple le plus typique
de cette catégorie [8]
:

Remarquons
enfin que tous les produits sont en général
décrits comme des amphiphiles en prenant l’eau
comme référence. La généralisation
de la notion de tensioactifs passe aussi par celle du solvant
et il nous a été possible de procéder
à cette généralisation dans deux cas
:
1.
En remplaçant l’eau par un solvant polaire cohésif
- à liaison H, comme avec le formamide HCONH2
[9]
- à fort moment dipolaire, comme la N-Méthyl
Sydnone (NMS [10])
Dans ce cas, certaines substances insolubles dans l’eau,
deviennent des amphiphiles et se micellisent ans ce solvant.
C’est le cas par exemple des sels de phosphonium, réactifs
de Wittig décrits ci-dessus, qui sont des tensioactifs
dans le formamide, et non dans l’eau [11].
2. En préparant des substances ayant deux parties à
comportement différent vis-à-vis d’un
solvant déterminé.
Ainsi
les composés à chaînes perfluorées
sont peu solubles dans les solvants organiques à chaînes
hydrocarbonées et réciproquement. Les molécules
mixtes RF-RH conduisent
à la formation d’agrégats lorsqu’on
les dissout dans l’un ou l’autre solvant [12].
Ces
derniers exemples montrent que la formation des systèmes
organisés par assemblages multi-moléculaires
est générale et qu’elle peut être
étendue à de nombreuses structures ou à
différents solvants. Cette généralisation
de la notion de tensioactifs élargit leurs applications
aussi bien en chimie, qu’en physique et en biologie.
Et nous allons illustrer ces applications par quelques exemples.
La synthèse chimique et les systèmes moléculaires
organisés
Depuis
plusieurs années, nous avons étudié un
grand nombre de synthèses organiques dans les S.M.O.P.
:
- formations de photodimères [13].
- photo-isomérisations [14].
- fonctionnalisation d’oléfines (amidation et
oxydation) [15].,
[16] .
- préparation de polymères [17].
Nous
avons aussi montré qu’il existe des relations
entre la structure du milieu et la préparation des
produits :
- l’amidation n’intervient qu’en microémulsion
bicontinue [18].
- la stéréochimie des polynorbornènes
formés par métathèse dépend de
la nature directe ou inverse des micelles utilisées [19].
Un
exemple, en cours d’optimisation, nous paraît
illustrer au mieux les potentialités de ces systèmes
: il s’agit de la formation de grands cycles ; on connaît
l’intérêt de ces cycles qui peuvent être,
à leur tour à l’origine de systèmes
moléculaires organisés mais de type hôte
invité. La technique la plus classique utilise des
composés bifonctionnels, cyclisés à faible
concentration, méthode dite des hautes dilutions, pour
éviter les polymérisations.
A partir des
aminoacides, par exemple, Mukaiyama réalise
ces cyclisations en utilisant l’iodure de N-méthyl-2-chloropyridinium
comme agent d’activation du carboxyle. En remplaçant
celui-ci par l’iodure de N-hexadécyl-2-chloropyridinium,
amphiphile qui forme des micelles inverses dans les solvants
organiques, nous avons pu cycliser les
aminoacides en lactames correspondants en évitant les
hautes dilutions nécessaires dans le cas du réactif
de Mukaiyama et avec des rendements doublés par rapport
à celui-ci [20].
Le procédé met
en jeu un effet micellaire dû à l’auto-organisation
du N-hexadécyl-2-chloropyridinium et de l’aminoacide.
Le solvant est choisi de façon a ce que les substrats
soient substrats soient solubles seulement à l’interface
du système micellaire (fig. 5).
Le schéma de la figure 5 représente
la localisation des partenaires tandis que la réaction
qui intervient est résumée à la figure
6.
Cet
exemple est significatif à plusieurs égards,
en particulier :
-
il montre l’influence d’un système organisé
sur l’orientation d’un processus (isolement et
orientation des monomères limitant polymérisation),
- il illustre le principe d’économie moléculaire
que nous avons précédemment énoncé
: le réactif est en même temps l’un des
constituants du SMO
Phénomènes
physiques et objets colloïdaux en milieux structurés
non aqueux
L’utilisation
du formamide ou de la N-méthyl sydnone comme "substituts"
de l’eau, nous a conduits, en collaboration avec une
équipe de physiciens, à montrer la possibilité
de former des micelles, des microémulsions et des cristaux
liquides lyotropes dans ces milieux [21].
A la faveur de ces travaux, la notion de couple adapté "tensioactif-solvant" nous est apparue comme indispensable
à la compréhension de ces phénomènes.
Nous
avons aussi pu définir les meilleures conditions pour
obtenir des objets plus complexes dans le formamide. Successivement,
nous avons ainsi observé dans ce solvant :
des vésicules [22] à partir de molécules amphiphiles du type bromure
de diméthyldiakylammonium ou bolaformes de structure
:

Des liposomes à l’aide de phospholipides [23].
Ces liposomes sont stables et plus gros que dans l’eau
(voir photo de liposomes en attente).
Des gels grâce aux N-fluoroalkylgluconamides [24].
Insolubles dans l’eau, ces composés se solubilisent
dans le formamide et leurs solutions chauffées à
155° C, puis refroidies par trempe à O°C, conduisent
à la formation de gels transparents et cela à
ces concentrations très faibles (2%).
L’étude par
microscopie électronique montre que ces gels sont formés
de fibres et que l’on peut observer dans les images
directes (sans acétate d’uranyle) la présence
de formes cycliques analogues morphologiquement aux plasmides
(voir photos de gels : figures 7, 8, 9)
Un
problème biologique important : l’extraction
des protéines membranaires
Les
protéines membranaires sont souvent fortement associées
aux phospholipides. Elles ne peuvent être solubilisées
qu’en disloquant la membrane avec des tensioactifs.
La solubilisation exige aussi, afin de permettre des études
structurales, qu’elle soit effectuée sans perturber
la structure native de la protéine. Le milieu dans
lequel a lieu la solubilisation doit donc être capable
de simuler l’environnement initial de la protéine,
environnement constitué par la bicouche lipidique.
Le choix des tensioactifs est donc crucial car ils ne doivent
pas dénaturer les protéines, être bien
définis (pour permettre la reproductibilité
des résultats), être largement solubles dans
les milieux tampons, posséder un poids moléculaire
faible et une CMC relativement élevée et, enfin,
ils ne doivent pas interférer avec les méthodes
de dosage ou de purification des protéines. Les tensioactifs
à tête sucre répondent parfaitement à
toutes ces exigences.
En particulier, les N-alkylaminolactitols que nous avons synthétisés
offrent ainsi toutes les caractéristiques physicochimiques
requises pour la solubilisation des protéines membranaires
auxquelles s’ajoutent un prix de revient faible et une
très bonne pureté.
Nos premiers essais ont porté sur l’extraction
des récepteurs aux substances opioïdes. Sites
de reconnaissance de dérivés morphiniques endogènes,
ces récepteurs sont localisés dans les membranes
des cellules du cerveau. A partir de cerveaux de batraciens
nous avons pu montrer que le N-nonylaminolactitol donne de
meilleurs résultats que les produits préalablement
utilisés pour ces extractions [25]
D’autres essais, sur d’autres protéines
conduisent à retenir, dans cette série de tensioactifs,
d’autres longueurs de chaînes (dodécyl,
décyl, etc.). Cela montre la nécessité
de tester des séries de molécules afin de sélectionner
la mieux adaptée à chaque cas : cela apporte
une justification supplémentaire à nos méthodes
de synthèse modulaire. (fig. 10).
Ces "kits" de tensioactifs où, tout en maintenant
constante la tête polaire, on fait varier la longueur
de la chaîne hydrophobe (ou inversement), seront donc
certainement utiles à l’avenir. Les modulations
de structure des sucres laissent entrevoir également
la possibilité d’ajouter aux propriétés
amphiphiles générales et classiques, celles
liées aux phénomènes de reconnaissance
moléculaire laissant espérer une sélectivité
plus importante.
Conclusion
L’autoassemblage
de molécules tensioactives en S.M.O.P. dépend,
qu’il s’agisse de la morphologie des objets formés
ou de leurs propriétés, de la structure des
molécules constitutives. Comme dans toute démarche
de la Chimie Supramoléculaire, on doit choisir cette
structure en fonction de la nature du système recherché.
Il s’agit donc d’un domaine largement pluridisciplinaire
où le chimiste de synthèse en coordination avec
des physico-chimiques, des physiciens ou des biologistes,
conçoit et synthétise des espèces dont
on peut ensuite maîtriser l’association pour obtenir
la fonction choisie.
Isabelle Rico-Lattes,
Armand Lattes
Interactions
moléculaires et réactivité chimique et
photochimique
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