Dossier : Climat   
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Grandes nappes d'eau souterraines au Maghreb :
apport de l’hydrologie isotopique

Extrait de la Lettre n°16 Programme International Géosphère Biosphère-Programme Mondial de Recherches sur le Climat (PIGB-PMRC)


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L'amélioration de la gestion des ressources en eau souterraine nécessite la connaissance du fonctionnement des systèmes aquifères exploités. Les traceurs naturels isotopiques permettent d’obtenir des informations concernant «l’âge», l’origine des eaux, leur vitesse d’écoulement.

Les traceurs naturels isotopiques donnent en particulier accès à des indications sur l'origine et le temps de résidence des eaux souterraines, c'est-à-dire, en termes de gestion, sur les sources d'alimentation du réservoir et sur les taux de renouvellement de l'eau dans ce réservoir.

Deux exemples d'application du traçage naturel isotopique à l'étude des systèmes aquifères souterrains au Maghreb sont présentés ici.

• Le premier porte sur le système complexe du Bassin de Sfax (Tunisie) dont l'étude a été réalisée en collaboration avec le Laboratoire «Radio-analyses et Environnement» de l'Ecole Nationale d'Ingénieurs de Sfax, et soutenue par le CMCU (Comité Mixte franco-tunisien pour la Coopération Universitaire).
• Le second montre une tentative de datation par le chlore-36 des eaux de l'aquifère saharien trans-frontalier du «Continental Intercalaire», en collaboration avec le Centre de Développement des Techniques Nucléaires (Alger) et avec le soutien de l'AIEA.

Le bassin de Sfax (Tunisie) : un exemple de mélange complexe entre eaux de la nappe profonde, eaux des nappes superficielles et eau de mer

Le bassin de Sfax occupe une large partie de la Tunisie orientale. Cette région est caractérisée par une topographie de plaine, parsemée de collines dont l'altitude ne dépasse pas 200 m et de vastes cuvettes occupées par des sebkhas. Largement sollicités, les aquifères phréatiques côtiers de la région de Sfax (Tunisie) sont menacés, ou même déjà contaminés, par l’intrusion d'eau de mer. L'exploitation de la nappe profonde, qui contient des réserves considérables, semble indispensable pour répondre à des besoins industriels, agricoles et domestiques continuellement croissants.

 


1 : Carte géologique schématique du bassin de Sfax


2 : Teneurs en isotopes stables des eaux de la nappe profonde de Sfax
 

Cette nappe profonde est contenue dans des niveaux mio-pliocènes constitués de séries sableuses de 50 à 100 m d'épaisseur. Elle est captée à des profondeurs comprises entre 250 et 600 m et s’étend sur une superficie estimée à 15 000 km2. Les écoulements se font globalement du NE vers le SW, depuis la zone de recharge vers la mer Méditerranée (figure 1). Le long du littoral ainsi qu’aux îles Kerkennah, la nappe est jaillissante ; cet artésianisme a favorisé la concentration de forages dans cette zone.

Caractère «paléoclimatique» de la recharge de la nappe profonde (oxygène-18 et deutérium)

Les teneurs en isotopes stables (18O et 2H) des eaux de la nappe profonde sont suivies depuis 1994. Dans un diagramme δ2H vs δ18O (figure 2), ces eaux correspondent à un groupe de points assez homogène, points situés pour la plupart au-dessous de la «droite mondiale des eaux météoriques» (δ2H = 8δ18O + 10), et a fortiori sous la droite des précipitations actuelles à Sfax (δ2H = 8 δ18O + 13,5). D’autre part, les teneurs isotopiques moyennes de la nappe sont inférieures aux teneurs moyennes des précipitations actuelles (-4,4‰ SMOW pour 18O et -24,7 ‰ SMOW pour 2H). L’appauvrissement en isotopes lourds des eaux de la nappe profonde par rapport aux pluies actuelles correspond à un effet thermique : les précipitations qui se sont infiltrées dans la nappe profonde se sont formées à une température inférieure à la température moyenne de formation des précipitations sur Sfax. Il pourrait être expliqué par un effet d'altitude (infiltration à une altitude plus élevée que l'altitude moyenne du bassin). Cependant, il n'existe pas, en bordure du bassin, de reliefs assez élevés pour conduire à un tel appauvrissement. En outre, cette hypothèse ne rendrait pas compte de la position des points dans le diagramme δ2H vs δ18O (sous la droite météorique). Il est donc vraisemblable que les basses teneurs isotopiques des eaux de la nappe profonde résultent d'un effet paléoclimatique : ces eaux se sont infiltrées sous un climat différent, plus frais que l'actuel (Maliki et al., 2000).

«Âge» de la formation des eaux de la nappe profonde (carbone-14)

L’étude des temps de séjour des eaux de la nappe profonde de Sfax a été réalisée grâce au carbone-14 sur une quarantaine de forages. Les basses valeurs d’activité mesurées correspondent à des âges, après application des modèles de correction des phénomènes d’échanges chimiques et isotopiques entre la phase liquide et la matrice carbonatée de l'aquifère. Ces âges sont systématiquement supérieurs à 10 000 ans, et atteignant 32 000 ans pour certains forages (Maliki, 2000). Ceci confirme le caractère ancien des eaux de la nappe profonde de Sfax : l'essentiel de cette réserve s'est constitué avant l'Holocène.

Origine des eaux de la nappe superficielle de Djebeniana : contribution de l' intrusion d’eau de mer (oxygène-18, et deutérium, chlorure)

Le bassin de Sfax abrite, outre la nappe profonde, de nombreuses nappes superficielles locales, contenues dans les assises sableuses du quaternaire ancien. Il s’agit d’aquifères multicouches, dont les horizons productifs sont séparés par des couches semi-perméables argilo-sableuses. Lorsqu'elles se situent en position côtière, l’écoulement des eaux dans les nappes se fait généralement du nord-ouest vers le sud-est, en direction de la Méditerranée. En revanche, dans certaines nappes situées à l’intérieur des terres, l’écoulement est endoréique, vers une sebkha.

La piézométrie de ces aquifères superficiels est suivie en continu, montrant très souvent des baisses de niveau importantes avec le temps, liées à une exploitation intensive pour les besoins de l’agriculture locale. Dans le cas des nappes côtières, ces baisses peuvent être à l'origine d'intrusions d'eau de mer. Dans l'une de ces nappes, celle de Djebeniana, vingt-cinq puits forés exploitant un ou plusieurs niveaux productifs ont fait l'objet de prélèvements pour analyses chimiques et isotopiques.

 


3 : Teneurs en isotopes stables des eaux de la nappe superficielle de Djebeniana


4 : Teneurs en deutérium des eaux de la nappe superficielle de Djebeniana
 

Les teneurs en 18O et 2H des eaux de cette nappe (figure 3) révèle un mélange complexe auquel participent trois pôles :

  • l'infiltration des eaux de pluies actuelles,
  • l'eau de mer,
  • une remontée des eaux de la nappe profonde (drainance ascendante), rendue possible par la différence de charge entre nappes superficielles et nappe profonde, qui existe naturellement et qui a été encore accrue par l’exploitation des nappes superficielles.

Des équations de mélanges à partir des teneurs en isotopes (18O et 2H) et des teneurs en chlorure dissous ont permis de quantifier les contributions de chacun des trois pôles du mélange (figure 4) (Takrouni, 2003). Dans les niveaux les plus superficiels, la recharge par les eaux des pluies actuelles domine (entre 60 et 80 %), mais l’eau de mer participe pour plus de 9% au mélange dans la frange côtière. La participation de la drainance ascendante augmente avec la profondeur du niveau aquifère capté. Ainsi, la couche aquifère captée entre 30 et 50 m présente une participation d’eau profonde sensiblement égale à la contribution des précipitations et celle située à plus de 55 m contient un peu plus de 65 % d’eau en provenance de l’aquifère profond.

Le Continental Intercalaire (Sahara) : un exemple de très grand aquifère «fossile»

Dans la partie septentrionale du désert du Sahara, se situe l'un des plus grands systèmes aquifères au monde : le profond «Continental Intercalaire» (CI), s'étendant sur trois pays, Algérie, Tunisie, Libye, sur une surface d'environ 600.000 km2, et souvent capté à une prondeur voisine de 1000 m. Le réservoir du CI est vital dans cette région aride où l'eau souterraine est pratiquement la seule ressource pérenne. Cette ressource est généralement considérée comme «fossile», c'est-à-dire héritée de conditions climatiques passées plus humides que les conditions présentes, avec une recharge récente très limitée. Toutefois, il est important, pour la gestion de la ressource, d'estimer, même approximativement, «l'âge» de cette eau fossile. Ces estimations peuvent fournir une vérification indépendante des vitesses de circulation calculées en utilisant la loi de Darcy, ou de la validité à l'échelle régionale des mesures ponctuelles de perméabilité par essais de pompage.

 


5 : Carte géologique du Grand Erg Oriental et points de prélèvement pour analyse du chlore-36


6 : Continental Intercalaire du Grand Erg Oriental
 

Le Continental Intercalaire occupe les formations continentales du Crétacé inférieur Saharien (Néocomien, Barrémien, Aptien, Albien). L'aquifère est continu du nord au sud, depuis l'Atlas Saharien jusqu'au Tassili du Hoggar, et d'ouest en est, depuis la vallée du Guir et de la Saoura jusqu'au désert libyen. Une structure N-S majeure, la dorsale du M'Zab, divise le bassin en deux sous-bassins, occidental et oriental. La zone d'étude est située dans le bassin oriental (Grand Erg Oriental), en Algérie (figure 5). Les circulations d'eau souterraine du CI dans le Grand Erg Oriental convergent vers un seul exutoire : la région des Chotts et le Golfe de Gabès en Tunisie. La direction majeure d'écoulement, W-E, vient de l'Atlas Saharien et de la dorsale du M'Zab.

«Âge» des eaux et vitesse moyenne d’écoulement (chlore-36)

Le carbone-14 ne peut être utilisé pour la datation des eaux du CI : les teneurs sont trop proches de la limite de détection, ou même inférieures. En revanche, le chlore-36, avec sa longue période (301 000 ans), est un bon candidat pour essayer d'obtenir des informations sur le temps de résidence des eaux du CI. Quelques mesures ont été réalisées dans les années 1980 (Fontes et al., 1985; Guendouz, 1985; Michelot et al., 1989). Plus récemment, des mesures complémentaires ont permis de mieux couvrir le bassin. Parmi ces mesures, six concernent des forages captant l'Albien, alignés selon la direction principale d'écoulement W-E. La nette décroissance des teneurs en chlore-36 qui apparaît dans le sens de l'écoulement permet de proposer des âges (figure 6 Guendouz et Michelot, en prép.). La prise en compte des autres phénomènes susceptibles d'affecter l'évolution des teneurs en chlore-36 dans l'aquifère (dissolution de minéraux chlorurés et production in situ de 36Cl) conduit à des incertitudes très élevées sur les «âges» estimés. Toutefois, il est probable que la vitesse moyenne de circulation des eaux dans ce grand système n'excède pas 1 à 2 m par an.

     

Contact : Jean-luc Michelot
FRE CNRS-UPS «OrsayTerre»
Universite de Paris-Sud, Bat. 504
91405 Orsay

     


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