Article publié dans
Environnement
et Société n°25, Fondation Universitaire
Luxembourgeoise, 2001
Bernard Barraqué
Directeur de Recherche au CNRS,
Centre International de Recherche
sur l’Environnement et le Développement (CIRED)
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Le siècle
qui souvre est présenté dans les médias
comme celui dune nouvelle grande peur, celle de
leau. Mais cette peur est fabriquée à partir
dun amalgame entre plusieurs problèmes différents
qui se sont accumulés : quel rapport entre le prix de
leau de nos robinets et les ressources disponibles dans la
bande de Gaza? Pouvons-nous croire que si nous achetons moins deau
aux grandes multinationales des services publics qui se développent,
il en restera plus pour le tiers-monde? La perspective de la mondialisation
doit-elle être rabattue techniquement sur leau?
On dira que tout est une question de développement durable,
mais encore faut-il préciser ce quon entend par là.
Le rapport Brundtland mettait laccent sur une perspective
inter-générationnelle, mais pour les Nations-Unies,
dans ce même cadre, la définition se précise
: la durabilité cest la poursuite simultanée
de trois objectifs très différents de développement,
à savoir la reproductibilité économique, lamélioration
des performances environnementales et sanitaires, et, fait nouveau
par rapport au simple compromis entre écologie et économie
proposé dans les années 1980, une éthique de
leau (notamment une acceptabilité sociale et politique,
cf Selborne, UNESCO, 2000). Ces trois dimensions ne sont pas nécessairement
compatibles entre elles.
La recherche dun bon compromis entre elles doit aussi
être conduite en tenant compte du contexte géographique,
climatique, économique. Ainsi, il faut distinguer dune
part entre pays riches et pauvres (la notion de 25 à 40 litres
deau potable par jour par personne na pas de sens lorsque
tous les habitants dun pays sont raccordés au réseau
public); dautre part entre zones tempérées et
arides (économiser de leau dans les premières
ne change rien à la pénurie des secondes); ensuite
entre leau pour les usages domestiques (moins de 100 m3/an/habitant)
et leau pour produire la nourriture des populations (1000
m3 au moins); et enfin entre les politiques des ressources en eau
et celles des services publics deau et dassainissement
(la gestion privée des services publics nest pas la
privatisation de la ressource). Mais il faut aussi dépasser
un certain nombre de paradoxes qui accroissent encore les difficultés
de compréhension du public, et qui engagent en fait des controverses
scientifiques mal clarifiées. Prenons cinq exemples dactualité
: la qualité de leau potable, les compteurs deau,
la tarification au coût complet, les marchés de leau,
la guerre de leau. Autant de thèmes qui me semblent
avoir attiré des commentaires imprudents.
Paradoxe dans le verre
deau
Premier paradoxe : la qualité de leau du robinet sest
évidemment améliorée constamment depuis des
décennies dans les pays développés, mais les
enquêtes des médias font état dun pourcentage
croissant de gens qui reçoivent une eau non potable! En France
notamment, une lecture hâtive des résultats de mesure
sans précautions statistiques donne à croire que plus
de 30 millions de gens reçoivent une eau du robinet non potable.
En fait, ce résultat est obtenu en additionnant toutes les
populations dont la desserte en eau na pas respecté
toutes les normes à un moment donné. En fait, le ministère
de la Santé constate que sur un million danalyses pratiquées
par an, plus de 99,2% sont bonnes. La proportion tombe à
96% pour les nitrates.
Mais le problème de fond est que le système de normes
sanitaires quon a développé devient trop complexe.
Avec 64 critères aujourdhui, et plus de 100 aux Etats-Unis,
le respect permanent et total devient quasiment impossible; ou bien
faudrait-il tellement traiter leau que les montants des factures
senvoleraient (Barraqué,
1996). Dautre part, ces critères portent sur
des contaminations qui nont pas du tout le même impact
sur la santé, et les amalgamer est dangereux. Mais le plus
grave est que la critique des médias est appuyée sur
le discours de certains scientifiques travaillant sur ces contaminations,
et qui narrivent pas à faire la part des choses entre
lidéal de santé publique (risque zéro)
hérité du XIXe siècle, et la réalité
sociale économique et sanitaire daujourdhui.
Sur France-Inter, un samedi matin, un jeune thésard en pharmacie
nous interdit de boire leau du robinet, car elle est contaminée
par de laluminium (responsable de la maladie dAlzheimer),
par plein de micropolluants, de produits cancérigènes,
etc. Mais il ne dit pas que cette contamination reste très
faible, et raisonne dune manière absolue. Or, il ne
semble pas se poser de question sur ce que peut contenir leau
minérale, et encore moins sur le reste de notre alimentation
qui est bien plus dangereuse. De même, certains écotoxicologues
disent que dune part le plomb donne le saturnisme, et que
dautre part on en trouve des traces dans le sang des citadins,
donc quil faut sévériser la norme de façon
telle que les pays membres devront supprimer tous les tuyaux de
plomb dici à 15 ans (coût 20 milliards dEuros
en France, dont les trois quarts à la charge des particuliers).
Mais on ne nous dit pas à partir de quelle dose dans le sang
on a un risque de saturnisme, ni quaucun des cas de saturnisme
constatés en France ne sont attribuables à leau
du robinet. Bien sûr, nul ne disconvient quil faut supprimer
les tuyaux de plomb, mais cela se fait tout seul, et il suffirait
dinterdire le plomb dans toutes les canalisations neuves ou
refaites. Donc faire acte dautorité politique au lieu
de se cacher derrière des experts.
Partout, on veut améliorer toujours davantage la qualité
de leau du robinet, mais encore faut-il rester dans les limites
du raisonnable économique et social, voire du sanitaire lui-même.
Par exemple, parce quaux Etats-Unis on a trouvé que
des sous-produits du chlore étaient cancérigènes,
certains services publics de pays tropicaux en développement
ont supprimé la chloration et il en a résulté
de graves épisodes de gastro-entérites. Pourtant,
la durée de vie moyenne dans ces pays, due notamment aux
maladies hydriques, est inférieure à celle à
partir de laquelle on peut risquer davoir un cancer dû
aux sous-produits de la chloration ...
Bien des gens achètent des eaux en bouteille, mais cest
souvent davantage soit pour leur qualité organoleptique,
soit parce quils entretiennent un rapport un peu mystique
avec une eau de source sacrée, que pour leurs
vertus sanitaires; et paradoxalement, sils boivent et font
la cuisine uniquement avec de leau de source, ils dépensent
dix fois plus par an sur une partie qui ne dépasse guère
5% de leur consommation deau, que pour leur facture ou leurs
charges pour le reste de leur consommation deau du service
public. Les polluants diffus dus à lagriculture constituent
certes une préoccupation croissante. Mais là encore,
la norme de santé publique provoque une angoisse inutile
en se substituant à ce qui devrait être annoncé
bien plus clairement : une volonté de protéger leau
dans son milieu naturel, par principe de précaution, conduit
logiquement à faire la chasse aux nitrates. Ce nest
pas tant pour eux-mêmes que parce quils constituent
des traceurs de bien dautres polluants plus dangereux issus
de lagriculture intensive. Doù les politiques
efficaces qui se développent empiriquement dans plusieurs
pays membres : la reconquête des eaux brutes destinées
à la consommation humaine par convention et compensation
avec les agriculteurs. La Directive Cadre constitue ici un progrès,
car elle affiche clairement la nécessité de reconquérir
les milieux aquatiques pour eux-mêmes. On voit dailleurs
de mieux en mieux que la solution durable cest dintervenir
en amont, et de protéger de façon beaucoup plus large
des périmètres réservés à la
ressource pour lalimentation humaine, quitte à compenser
les agriculteurs pour leurs pertes de rendement. Pourtant, paradoxalement,
une hyperfocalisation sur les normes de potabilité et sur
leur renforcement permanent pousse les distributeurs publics et
privés vers toujours plus de techniques sophistiquées
dont on ne maîtrise pas les sous-produits et donc les entraîne
inexorablement vers les tribunaux.
Paradoxe du compteur
deau
Depuis des années, distributeurs deau, associations
de consommateurs, élus et médias ont poussé
lidée dun paiement individuel au volume de leau
du robinet et de lassainissement des eaux rejetées
par les usagers domestiques. Le compteur individuel serait plus
efficace, plus juste, chacun étant amené à
maîtriser sa consommation comme il lentend. Pourtant,
loin des arguments moraux, un compteur deau doit être
considéré comme un moyen de se procurer une information
plus fine sur lusage dun service public, mais dont le
coût peut dépasser léconomie quon
peut attendre. Explication : la consommation deau intérieure
aux logements est pratiquement déterminée par le type
déquipements, et par des caractéristiques psychologiques
et culturelles mal connues, mais qui sont sans doute difficiles
à changer : chacun peut en effet constater pour lui-même
quil ne fait généralement pas attention lorsquil
ouvre ou ferme le robinet; donc la mise en place dun compteur
individuel ne conduit guère à faire des économies,
du moins en appartement; inversement, il est vrai, la consommation
extérieure (jardin, voiture etc.) est élastique par
rapport au prix. Les Français ont raison de mettre des compteurs
individuels aux pavillons, et de regrouper les logements derrière
un seul compteur en habitat collectif, au moins dans les petits
immeubles. Car le coût annuel de gestion de linformation-compteur,
amortissement compris, est de 30 à 60 Euros, soit environ
léconomie que feraient les plus économes, à
taille dappartement égale. Voulant supprimer les parties
fixes (mais pourquoi ne demandent-elles pas la suppression des abonnements
de lélectricité et du téléphone),
les associations de consommateurs demandent que les compteurs individuels
soient gratuits, ou répercutés dans les volumes facturés.
Mais cest complètement arbitraire, et cela ne correspond
pas à la réalité de la structure des coûts
des services publics; dailleurs, comme lessentiel des
coûts de lindustrie de leau sont des coûts
fixes, la partie fixe devrait logiquement représenter lessentiel,
et symétriquement, la théorie économique recommande
dans ce cas une gestion publique et un financement par limpôt
! La facturation au volume a lavantage de limiter les pertes,
en particulier les fuites dans les parties cachées des réseaux,
mais elle na pas besoin dêtre faite de façon
obsessionnelle. En Angleterre, il ny a pas de tradition de
compteurs et pourtant la consommation reste très modérée;
la privatisation a logiquement conduit à se poser la question
de leur installation. Mais le coût correspondant, de plus
de 4 milliards dEuros, dépasse largement celui des
réparations de fuites dans les parties publiques des réseaux,
qui elles, permettent de repousser à plus tard de coûteux
investissements de renforcement de loffre en eau. En définitive,
avec laccord des associations de consommateurs, on a décidé
de ne mettre de compteurs que chez les gros usagers, et chez les
particuliers ayant une piscine ou un arrosage automatique du jardin.
Des études déjà anciennes déconomistes
anglais ont montré que, par rapport au système de
paiement par les rates proportionnelles à la
valeur immobilière (comme les impôts locaux), la mise
en place de compteurs naurait guère dimpact redistributif.
Rappelons enfin que bien des demandes de compteurs individuels,
en France, sont le fait de copropriétaires qui ne veulent
pas être solidaires de leurs voisins . Bien sûr, il
est préférable pour les usagers comme pour les services
publics que les volumes deau soient comptés quelque
part; et les compteurs individuels sont même tout à
fait justifiés en cas de gaspillages volontaires ou de conflits
graves. Mais labsence de solidarité entre voisins a
un coût, quil est discutable de vouloir faire prendre
en charge par la collectivité.
Dailleurs, on peut prendre ce problème à lenvers
: on voit bien, dans certaines villes du tiers monde, quil
est impossible de faire payer les usagers des quartiers pauvres
individuellement. Mais que faire alors ? Même si ce nest
pas satisfaisant à long terme, ce sont des solutions de desserte
simplifiée qui se développent ; par exemple, la vente
de volumes en gros aux quartiers en question constitue un bon compromis
: leau en gros est très peu chère, et le service
public comme les usagers pauvres sy retrouvent.
Lidée défendue ici est que cest pour des
raisons de morale petite bourgeoise et non pas pour des raisons
économiques que lon veut généraliser
la facturation individuelle : nai-je pas entendu un jour une
jeune économiste de lenvironnement défendre
ceux-ci parmi les outils à notre disposition pour rationaliser
lusage de leau du robinet (notamment les marchés
de leau, cf. infra), au nom dun impératif : la
nécessité de pousser les gens à faire des économies
? Mais pourquoi faire des économies si leau disponible
est abondante, et surtout, si la structure des coûts (fixes)
empêche de faire baisser les factures ? Cest pourquoi,
quand on entend des économistes essayer de démontrer
quil faut augmenter les prix pour faire baisser la demande,
et jouer à lélasticité, on
doit crier au fou; non seulement parce quon ne trouve que
de très faibles élasticités, ou à cause
de largumentaire purement moral sous-jacent, mais aussi parce
que lessentiel pour la durabilité du service de leau
cest darriver à repayer régulièrement
lénorme infrastructure constituée en 150 ans,
qui dessert chaque européen en eau potable et le débarrasse
de ses eaux usées. On veut une justice consumériste,
alors quon a affaire à un service public de coûts
fixes qui ny correspond pas.
Paradoxe de la facturation
de leau
En Suisse, où pourtant on ne manque pas deau, la consommation
a régulièrement baissé depuis 1976, année
dun pic historique de consommation dû à la sécheresse,
qui a fait craindre quon en manque. La conséquence
de la baisse, cest que pour faire face à leurs annuités
demprunts, liées aux investissements de surcapacité
quils avaient crus nécessaires, les distributeurs deau
publics ont été obligés daugmenter les
prix unitaires. Donc, on fait des économies et on paye plus
cher
Pourtant, comme en Suisse, la consommation deau baisse globalement
un peu partout en Europe depuis dix ans. Faute détudes
sociologiques et anthropologiques véritables, on ne trouve
dexplication, provisoirement, que dans les économies
faites par quelques gros usagers (cas de Paris, Barbier et al. TSM,
1998). Mais il est possible que le lent renouvellement des équipements
ménagers, avec une efficacité accrue en eau, rende
cette baisse structurelle. La vraie question est de savoir si ce
changement structurel pourra être absorbé économiquement
et accepté socialement.
Or justement, dans les pays les plus riches, où léquipement
en eau et en assainissement est achevé, on veut supprimer
les subventions, et tarifer les services de façon à
en recouvrer tous les coûts. On a cependant un peu oublié
que lentretien à long terme de cette énorme
infrastructure mise en place nécessite de gros investissements
avec une périodicité lente. Comme largent emprunté
est cher, surtout lorsquil ny a pas dinflation,
les prix de leau sont amenés à augmenter inexorablement.
Ce nest quà long terme quune politique
déconomie se traduira par des baisses relatives de
prix. En attendant, les usagers sont en quelque sorte punis davoir
fait des économies, et dans certains cas, il sest créé
une véritable spirale de désaffection par rapport
au service public. Et qui nous dit que les pavillonnaires
qui auront remis des puits en service pour faire des économies
(justifiées) deau potable au jardin ne seront pas tentés
de satisfaire la plupart de leurs besoins avec des citernes ou des
puits, en recourant le moins possible au réseau public ?
Cest en fait la situation courante lorsque le service public
est de mauvaise qualité, par exemple dans les îles
grecques. Et, comme on le voit dans ces cas, les couches sociales
fortunées arrivent bien mieux à faire face aux déficiences
du service que les plus pauvres (Zérah, 1999). La logique
consumériste, en aggravant sans le vouloir la désaffection
par rapport au service public, nous ramènerait au XIXe siècle?
De surcroît, parce que leau est un bien vital, la consumérisation
repose une question sociale. Or ne nous enferme-t-elle pas dans
une inutile recherche du service minimal à assurer aux plus
pauvres ? Deux ou trois exemples méritent dêtre
cités ici. En Flandres belges, on a décidé
dappliquer lengagement social de Rio, en offrant 40
l/hab/jour gratuits, et a contrario en augmentant les prix des volumes
en sus pour que les distributeurs sy retrouvent. Comme il
est impossible de mesurer la consommation chaque jour, on a choisi
plutôt 15 m3/hab/an gratuits. Et si on peut savoir à
peu près combien de personnes vivent derrière un compteur,
puisque cette information est déclarée aux impôts
locaux, on ne sait pas quel est leur mode de vie (voyages, vacances,
invitation damis, etc.). Pour éviter la ruine des services
publics, on a beaucoup augmenté le prix de leau pour
les tranches supérieures. A la conférence Lille 1
des Agences de leau au début 1999, les gestionnaires
des services deau flamands sont venus dire leur inquiétude,
parce que cette mesure déstabilisait la régularité
des volumes vendus, alors que ceux-ci étaient déjà
parmi les plus faibles dEurope. Ils pensaient que des particuliers
étaient incités à utiliser à nouveau
leau de leurs puits privés ou la pluie récupérée,
mais ne savaient pas jusquoù cela irait. Et 6 mois
plus tard, à la conférence de Sintra organisée
par la DG Environnement sur le prix de leau, un universitaire
qui avait fait un audit pour le gouvernement provincial flamand
(Van Humbeek, 1999), est venu présenter
une étude qui se retrouvait sous embargo : il avait trouvé
que les 15 premiers m3 gratuits avantageaient les familles
riches ! En effet, il se trouve dans cette région que les
plus riches ont plus denfants, et quà partir
dun certain nombre, un enfant supplémentaire consomme
moins que la moyenne par personne et par an. Donc les familles riches
sont un peu plus subventionnées que les pauvres ! De surcroît,
la mesure venait tempérer une décision de ne plus
appliquer de rabais inversement proportionnels aux tranches de revenus
sur la partie assainissement de la facture. Ce qui fait que le prix
de leau a augmenté considérablement au total,
et en particulier pour les plus pauvres, et que les m3 gratuits
sont une contrepartie ridicule. Cet exemple devrait être médité
par tous ceux qui ont oublié de faire le minimum denquête
sociologique avant dimaginer des usines à gaz de tarification,
uniquement pour faire accepter en fait la dé-municipalisation
des services publics et leur consumérisation. Le comble cest
quà la conférence de Lille 2, un an après
Sintra, la Commissaire européenne à lenvironnement,
Margot Wallström en personne, a recommandé quon
multiplie des expériences comme en Flandres belges
Le fait que les économistes qui la conseillent naient
pas pu ou pas voulu lui faire part des difficultés rencontrées,
et quen Flandres, il soit tabou de rediscuter de ce qui avait
fait lobjet dun engagement des élus, malgré
léchec, montre la force de lidéologie
consumériste.
A linverse, certains organismes HLM français qui se
sont lancés dans les LQCM (logements de qualité à
coûts maîtrisés, pour une population à
faibles revenus) ont été conduits à supprimer
les compteurs et à faire payer les charges deau et
de gaz par des forfaits mensuels : ces derniers sont prévisibles
et donc acceptables par les gens modestes qui nont jamais
de quoi payer une facture variable et venant à limproviste.
Cet exemple devrait encore davantage faire méditer tous ceux
qui confondent justice sociale et consumérisme.
Le recul historique (Barraqué,
1997) montre que les services de leau se sont avant
tout développés à léchelle locale,
mais grâce à des financements publics, donc des subventions,
dans le cadre des convictions de lépoque : les infrastructures
étant des industries de coûts fixes élevés
et de coûts marginaux très faibles, il paraissait logique
quelles soient financées par limpôt. A
la longue cependant, les dysfonctionnements de ce modèle
municipaliste, tourné uniquement vers loffre,
sont apparus, et ont attiré des formes de gestion modernisées
plus proches des critères du secteur privé. En particulier,
les subventions ne sont généralement plus disponibles
lorsquil faut renouveler le patrimoine vétuste. Mais
comme le plus souvent, les règles de la comptabilité
publique interdisaient aux régies de faire des amortissements
et les provisions, la délégation au secteur privé
a souvent constitué la seule solution durable dautofinancement
pour les collectivités locales, sauf dans les pays où
les collectivités locales ont été autorisées
à créer des entreprises privées dont elles
sont les propriétaires. Dans de nombreux pays, on a aussi
créé des mécanismes de mutualisation des financements,
pour abaisser artificiellement limpact de ceux-ci sur les
prix . Comprendre lévolution des méthodes de
financement des services est bien plus important que de calculer
lélasticité de la consommation pour évaluer
la véritable durabilité technico-économique
des services publics.
Quand on réalise que les pays du nord de lEurope ont
subventionné léquipement initial pendant toute
la longue période de son installation, et quils continuent
encore à donner des subventions ici et là, comment
imaginer que les pays du sud de lEurope fassent payer les
coûts complets ? Le saut des prix des services serait totalement
inacceptable, même si aujourdhui ils sont largement
sous-tarifés ; il est impossible de rationaliser la gestion
des services deau (en se rapprochant de la vérité
des coûts et des prix) tant quils demeurent rationnés
(que la population nest pas presque entièrement desservie).
Et par ailleurs, la gestion de la demande nen est quà
ses balbutiements, contrairement à ce qui est la règle
dans lapproche par le marché. Prudence et études
complémentaires devraient être de mise.
Paradoxe du marché
de leau
Lorsquon parle de marché de leau, on fait bien
souvent, et à tort, lamalgame entre la privatisation
des services publics (et plus largement leur redéfinition
comme des services à caractère commercial) et celle
des ressources en eau. On vient de voir que la première ne
constituait pas un marché. Seule la seconde en ouvre la possibilité,
une appropriation privée de leau permettant de vendre
ou dacheter des droits sur des volumes à prélever.
Depuis très longtemps dans le monde, divers systèmes
de contrats permettent de réaffecter les ressources (en quantité
ou en qualité) à des usages à plus forte valeur
économique. Mais pour autant, cela ne fait pas un marché.
Car le marché suppose une appropriation des droits de propriété.
Or, à part la zone aride des USA, où la ruée
vers lor a conduit à traiter leau comme le minerai
quelle permettait dextraire en le lavant, cest-à-dire
comme une ressource minière appropriable, leau courante
est soit partie du domaine public, soit un patrimoine commun à
partager selon une règle dusage raisonnable et équitable,
ce qui entraîne plutôt la formation de communautés
dusagers de leau.
Dautre part, un véritable marché implique de
nombreux vendeurs et acheteurs, ce qui implique en fait de construire
des infrastructures de transport de leau à distance.
Or, même si ces transferts nont pas dimpact catastrophique
sur lécologie des bassins donneurs, linvestissement
correspondant est vite ruineux, et doit être assuré
à fonds perdus par lEtat. Et on nest plus dans
les années 1950 et 1960, où largent était
prêté pour rien, voire donné : cest ce
qui sest passé en Californie, où on peut discuter
aujourdhui détablir un marché de leau
grâce à laqueduc nord-sud payé par les
subventions fédérales des années 1950. Quelle
contradiction ! Les médias fantasment sur le projet de transfert
de leau du Rhône à Barcelone, et ignorent le
rapport que plusieurs experts européens ont réalisé
pour la Direction de lEau en France (Barraqué,
2000) : si linfrastructure est payée au prix
coûtant, leau brute rendue à Barcelone revient
à 5 FF/m3, soit déjà davantage que
le prix du dessalement de leau de mer ! Et de surcroît,
les partisans du projet surestiment la demande, et donc en réalité,
il faudra bien répartir les énormes coûts fixes
sur des volumes inférieurs; alors le prix unitaire sera si
élevé que la demande baissera, rendant le projet inutile.
Ou bien lEurope paiera le projet, et se retrouvera en contradiction
avec les principes économiques affichés dans la Directive
cadre (couverture des coûts). Le pire est quil serait
bien moins cher de racheter de leau aux agriculteurs de Catalogne
occidentale, qui, comme tous leurs homologues espagnols, bénéficient
dune eau quasi-gratuite depuis la grande hydraulique franquiste
Avant de parler de marchés de leau, cest cette
distorsion en faveur de lusage de leau le plus gaspilleur
quil faut faire cesser : comme la négociation sera
rude, autant commencer dès maintenant au niveau local.
Paradoxe de la guerre
de leau
Lorsquon dit que lon se battra pour leau au siècle
prochain comme on sest battu pour le pétrole au XXe
siècle et pour lor au XIXe siècle, on se trompe
aux plans historique et juridique : sur les cent soixante fleuves
internationaux de la planète, à peine quelques-uns
font lobjet de conflits inter-étatiques; les hommes
font la guerre, comme par le passé, pour toutes sortes de
raisons, et ils mobilisent éventuellement leau, mais
ni plus ni moins ; Anthony Turton (2000), dans un article de méthode,
montre quon peut distinguer au moins trois cas de guerres
où leau joue un rôle, mais seul lun deux
est vraiment une guerre de leau. Dans les cas où les
usages de leau dun bassin international atteignent les
limites de la ressource, la situation interne aux états est
elle-même souvent si complexe et si conflictuelle que linternationalisation
permet plutôt de dépassionner et de pacifier la situation.
Mais les idéologues de la guerre de leau ne se rendent
pas compte quils font inconsciemment une erreur théorique
: celle dune assimilation abusive de leau à un
minerai comme lor ou le pétrole, alors quon a
affaire à une ressource, vitale certes, mais renouvelable
et toujours en mouvement. Dans la plupart des pays, lessentiel
de leau est inappropriable, même par les états,
et elle est la chose commune de ses usagers, à partager raisonnablement.
En Europe, les pays latins rejoignent leurs voisins de droit coutumier
germanique en dissociant le droit dusage du droit de propriété
sur leau, même en ce qui concerne les eaux souterraines.
Burchi (1991) montre que le nouveau rôle de lEtat est
dêtre le gardien de leau, non pas son maître.
USA en tête, la politique de la grande hydraulique étatique,
gratuite et obligatoire est remise en cause. Cest
notamment parce que les grands projets étaient centrés
sur le développement de lirrigation, qui constitue
un usage à faible valeur ajoutée pour leau,
et qui de surcroît ne permet pas lauto-suffisance alimentaire,
puisque lirrigation permet le plus souvent de produire des
récoltes qui seront achetées par les pays riches.
Il est dommage que lon ait entraîné les pays
en développement dans cette voie, car ils se sentent trahis.
Mais, aujourdhui, lhumanité utilise 40% des ressources
en eau douce exploitables de la planète, et, déjà,
70% de cette utilisation se fait dans lagriculture. Cest
la poursuite de cette politique dirrigation sans précaution
qui nest pas durable, notamment parce quelle est fondée
sur la gloire des états plus que sur sa capacité à
faire vivre les populations pauvres (Roy, 1999). Heureusement, une
évolution générale vers la définition
de leau comme patrimoine commun de lhumanité
(ex. convention des Nations Unies de 1997 sur le partage des rivières
internationales à des fins autres que la navigation) permet
despérer un infléchissement vers le raisonnable
et équitable (Della Penna,
2000). Leau est en fait davantage un facteur de paix
que de guerre.
Bibliographie
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