Le déroulement de l'évolution, sa chronologie et l'histoire des milieux

    Du Silurien au Dévonien : les sorties des eaux 

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Jean-Yves DUBUISSON
JE 2160
Laboratoire de Paléobotanique
Université Pierre et Marie Curie, Paris

Patrick RACHEBOEUF
UMR 5125 CNRS
Université Claude-Bernard
Lyon

Philippe JANVIER
UMR 8569 CNRS
Laboratoire de Paléontologie, Muséum national d'histoire naturelle, Paris


Fig.1 - Ostéostracé




 

 

 

 

 

 


Fig. 2 - L'un des plus anciens Tétrapodes connus: Acanthostega gunnari













 

 

 

 


Fig.3 - Relations phylogéné-
tiques entre les plantes terrestres et les différents phylums d'algues.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


- Fig. 4 - Relations phylogénétiques entre les Embryophytes basales









 

 

 

 



Fig. 5 - Polysporangiophytes et Trachéophytes.



 

 

 

 



Fig. 6 - Reconstitution d'un paysage marécageux du Dévonien inférieur.




















 



Fig. 7 - Archaeopteris, "fougère arbre" du Dévonien supérieur.












 



Fig. 8 - Archaeosperma arnoldii




 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Silurien succède à une grande crise biologique qui a affecté les environnements marins à la fin de l’Ordovicien et qui semble avoir eu pour cause principale une période de glaciation et, donc, une baisse générale du niveau des océans. Au Silurien succède le Dévonien, période qui se termine par une autre très grande crise biologique, principalement marine, la crise Frasnien/Famennien. Le Famennien, dernière époque du Dévonien, montre donc une faune marine notablement appauvrie. Ces deux périodes géologiques correspondent à l’un des événements les plus importants de l’histoire de la vie depuis l’ "explosion cambrienne" : la sortie des eaux. C’est effectivement au cours du Silurien et du Dévonien que les plantes chlorophylliennes et plusieurs grands groupes animaux (essentiellement les Arthropodes et les Vertébrés) ont acquis des structures anatomiques et des fonctions physiologiques qui leur permettent de vivre hors de l’eau et de conquérir les terres émergées.
 
LE SILURIEN, PERIODE DE RECONQUETE
(-430 à -400 millions d'années)

Dès le début du Silurien, les environnements marins peu profonds sont le siège d’une rapide augmentation de la diversité des espèces. Les coraux, les mollusques, les brachiopodes pullulent sur les plates-formes carbonatées. Les vertébrés sont, comme à l’Ordovicien, essentiellement représentés par des poissons cuirassés et sans mâchoires (appartenant à des groupes différents de ceux de l’Ordovicien et beaucoup plus diversifiés), mais on voit aussi se diversifier les premiers poissons à mâchoires, tels les placodermes et les acanthodiens, dont les premiers indices apparaissent à l'extrême fin de l'Ordovicien.

Sur les continents, où déjà les lichens mais aussi les premières embryophytes (comme les mousses et les hépatiques qui pourraient avoir une origine dès l'Ordovicien, voir plus loin), se développent des plantes qui, dès le Silurien moyen, possèdent des "stomates" permettant la respiration aérienne et même des plantes plus évoluées, les trachéophytes, qui possèdent des "trachéides", cellules spécialisées formant en partie le xylème, un tissu conducteur permettant le transport de l'eau et des nutriments au sein des organes aériens (voir plus loin). La présence d'arthropodes réellement terrestres dès l'Ordovicien reste très débattue, mais il est possible que des vers (annélides) avaient déjà conquis les premiers environnements terrestres.

Cependant, c'est à la fin du Silurien que l'on a la preuve de l'existence d'un nombre important de petits arthropodes terrestres qui avaient suivi de près la conquête des continents par les plantes. Dès cette époque, on connaît des restes de mille-pattes, d'araignées, d'acariens et de collemboles qui peuplaient les "tapis" constitués de mousses et de trachéophytes primitives. Tous développent à des degrés divers des structures permettant la respiration directe de l’air et leurs pelotes fécales montrent que certains se nourrissaient déjà des premières plantes terrestres, en particulier de leurs spores, dépourvues de toxines. Par leur activité, ces petits arthropodes participèrent au recyclage de la matière organique et à la formation des premiers sols.

La transition entre le Silurien et le Dévonien est relativement calme, marquée seulement par quelques "événements" biotiques d’ampleur limitée, mais qui contribuent à un renouvellement des faunes marines.


LE DEVONIEN ET L'EXPANSION DES ECOSYSTEMES TERRESTRES
(-400 à -362 millions d'années)


Dès le début du Dévonien s’installent en marge des continents de vastes milieux intermédiaires entre les mondes marins et continentaux. De larges deltas apportent des sédiments terrigènes (sables, limons) qui, plus tard, deviendront d’importantes séries de grès (les "Vieux Grès Rouges", par exemple). Ils apportent également de la matière organique, des débris végétaux, provenant des écosystèmes continentaux naissants.

Cet environnement "marginal", analogue aux marais côtiers actuels (comme le marais poitevin ou la Camargue), a été particulièrement favorable à la diversification des vertébrés. De nombreux groupes de vertébrés sans mâchoires s’y développent, bien que déjà présents au Silurien. Il s’agit essentiellement de poissons vivant sur le fond (fig. 1) et pourvus d’une armure osseuse massive (ostéostracés, hétérostracés, galéaspides). Parallèlement, les vertébrés à mâchoires deviennent beaucoup plus abondants et, surtout, de plus grande taille. Parmi eux, les placodermes, au squelette externe constitué d’épaisses plaques osseuses, deviennent le groupe dominant. Mais il existe déjà des chondrichthyens ("requins") et des poissons osseux, en particulier des sarcoptérygiens (dipneustes, porolépiformes) d’où émergeront plus tard les vertébrés terrestres pourvus de membres: les tétrapodes.

Vers le milieu du Dévonien, il y a 380 millions d’années, une importante élévation du niveau des mers favorise la diversité des invertébrés marins sur le plateau continental ; les coraux, les brachiopodes, les mollusques pullulent dans ces mers chaudes et peu profondes.
Inversement, les écosystèmes marginaux, les lagunes sableuses, se réduisent, conduisant à la disparition progressive des vertébrés cuirassés sans mâchoires. Les vertébrés à mâchoires, en particulier les placodermes et les actinoptérygiens, partent à la conquête des mers ouvertes, certains placodermes atteignant des tailles importantes (environ 6 ou 7m. de longueur).
La plupart des sarcoptérygiens, cependant, restent inféodés aux rares deltas et lagunes. Ils présentent très tôt des structures anatomiques (narines internes, squelette des nageoires paires à structure dichotome) qui, plus tard, s'avéreront utiles à la conquête du milieu terrestre.

C’est vers la fin du Dévonien moyen, il y a 375 millions d’années, que certains de ces poissons sarcoptérygiens présenteront des spécialisations anatomiques très particulières. Leurs nageoires paires (pectorales et pelviennes) perdent alors leurs rayons, ne conservant que le lobe musculeux qui constitue leur base. Celui-ci s’élargit d’abord en une sorte de palette natatoire armée d’éléments squelettiques qui deviendront des phalanges et des doigts.
L’apparition de doigts individualisés définit les tétrapodes (fig. 2). Il est probable que les premiers tétrapodes n’étaient guère plus "terrestres" que la plupart des poissons qui les entouraient. Leurs membres étaient simplement des organes natatoires, plus adaptés à la vie dans des environnements boueux et encombrés de débris végétaux. Tout au plus pouvaient-ils se hisser sur les berges, à la manière des phoques.
Ce n’est que 10 ou 15 millions d’années plus tard, au Carbonifère, que les membres des tétrapodes présenteront les structures anatomiques nécessaires à la locomotion sur la terre ferme, telles celles permettant l’extension du coude ou la flexion du poignet et de la cheville.

Sur la terre ferme, le monde végétal se développe rapidement au cours du Dévonien (voir plus loin). Au début de cette période, la végétation était cantonnée aux zones humides, près des fleuves et des lagunes, et constituée de plantes terrestres très simples, comme les rhyniopsides ou les zosterophyllopsides, dont l’aspect évoque plutôt des sarments de vigne. Rapidement se développent d’autres groupes, comme les lycophytes, les sphénopsides (prêles), les fougères et, au Dévonien supérieur, des "fougères à graines". A la fin du Dévonien, certaines de ces plantes pouvaient atteindre une dizaine de mètres de hauteur. Ce développement de la végétation terrestre a sans doute eu une influence considérable sur l’évolution du taux de gaz carbonique et d’oxygène de l’atmosphère terrestre. Il a également eu des conséquences sur le dépôt des sédiments terrigènes : ces plantes dégradaient les roches, augmentant l’épaisseur des sols, mais aussi retenaient les sédiments.

Le monde des arthropodes terrestres a également subi une importante diversification au cours du Dévonien. Les gisements datant du début du Dévonien nous montrent des arthropodes de petite taille, collemboles, arachnides, mille-pattes, acariens, encore très inféodés aux sols humides. En revanche, à la fin du Dévonien moyen, les écosystèmes terrestres comptent déjà des scorpions terrestres, des araignées proches des mygales, des iules et même les plus anciens insectes connus, proches des "poissons d’argent" (thysanoures) actuels. Il faudra pourtant attendre le milieu du Carbonifère pour voir apparaître les premiers insectes ailés.

Les écosystèmes terrestres du Dévonien supérieur (comme d’ailleurs ceux du Carbonifère) sont caractérisés par le faible nombre des "herbivores". La plupart des arthropodes y sont des prédateurs ou des détritivores, se nourrissant de plantes en décomposition ou de champignons. Il est possible que l’abondance des toxines dans les plantes présentes à cette époque (et dans leurs proches parentes actuelles) ait repoussé les herbivores. Les rares arthropodes qui se nourrissaient de plantes vivantes ne consommaient que des spores qui sont plus nutritives et dépourvues de toxines, et que l’on retrouve en abondance, fossilisées dans leur tube digestif. Les premiers tétrapodes, quant à eux, se nourrissaient exclusivement dans le milieu aquatique et devaient être principalement des prédateurs de poissons.

La sortie des eaux chez les autres groupes d’animaux terrestres n’est que très maigrement documentée par les fossiles. Parmi les mollusques, seuls les gastropodes ont conquis les continents, et il semble que les premiers "escargots" terrestres (les pulmonés) soient apparus vers la fin du Dévonien mais sont déjà présents au Carbonifère. En revanche, les annélides terrestres (vers de terre) ont probablement existé dès la fin de l’Ordovicien, comme le suggère l’existence de terriers dans des paléosols de cette époque.

Vers la fin du Dévonien, le milieu marin montre les traces d’une importante crise biologique. Une grande partie des invertébrés marins disparaît et les couches géologiques montrent des épisodes d’événements marqués par l’appauvrissement des fonds marins en oxygène (milieu anoxique). Les causes de cet événement (ou de ces événements, car plusieurs se sont succédé en à peine un million d’années) demeurent controversées (v. page XXX) mais les épaisses couches de coquilles broyées qui les précèdent suggèrent des événements violents, comparables aux traces d’un raz de marée.
Contrairement aux invertébrés marins, les vertébrés semblent traverser cette crise sans disparition majeure, sauf pour les groupes les plus franchement marins. En revanche, ce n’est qu’à l’extrême fin du Dévonien, deux ou trois millions d’années après cette crise, que l’on assiste à la disparition soudaine de tous les placodermes, le groupe de poissons qui avait pourtant dominé cette époque. Il semble donc que la crise biotique du Frasnien/Famennien ait surtout plus affecté le milieu marin que les milieux margino-littoraux ou continentaux.


UN EXEMPLE DE SORTIE DES EAUX AU SILURO-DEVONIEN :
LA CONQUETE DES TERRES PAR LES PLANTES


Il est difficile d'imaginer les terres émergées sans les végétaux chlorophylliens et la dynamique et la stabilité des écosystèmes terrestres ne peuvent se faire en leur absence. Seuls quelques rares milieux extrêmes n'abritent pas de végétaux (et encore, les déserts les plus secs peuvent parfois fleurir quand de très rares mais violentes pluies font germer des graines qui attendaient, dormantes pendant des années, l'eau providentielle ; on nomme d'ailleurs éphémérophytes ces plantes du désert pouvant germer, se développer, puis fleurir en quelques jours ou semaines).
Les terres émergées n'ont cependant pas toujours été verdoyantes. Les ancêtres des plantes terrestres ont dû quitter à une ou plusieurs époques l'océan des origines pour conquérir le milieu terrestre, tout en préparant également le terrain à d'autres formes vivantes (en particulier les animaux).

Les plantes terrestres : les Embryophytes
Les plantes terrestres rassemblent d'un point de vue taxinomique les groupes traditionnels des bryophytes (mousses), ptéridophytes (lycopodes, prêles et fougères), gymnospermes (cycas, ginkgo, conifères, gnétophytes...) et angiospermes (plantes à fleurs). On les nomme embryophytes (synonyme des traditionnelles cormophytes) sur la base de l'embryon partagé, c'est-à-dire un zygote ou œuf dont le développement polarisé, au moins des premiers stades, va dépendre de réserves d'origine maternelle. On n'y inclut pas les lichens (qui sont des champignons associés à un organisme chlorophyllien : cyanobactérie ou algue verte) ni les algues terrestres, groupes qui ne seront donc pas développés ici.

Origine des Embryophytes : une histoire d'algues
Les données phylogénétiques indiquent clairement que les embryophytes partagent un ancêtre commun avec un groupe d'algues vertes, les "charophytes", et plus particulièrement les coleochaetales (fig. 3), et qu'elles forment donc avec l'ensemble des algues vertes ("chlorophytes") le clade des chlorobiontes caractérisé par l'association des chlorophylles a et b et l'amidon (issu de la photosynthèse) stocké dans les plastes.

Les premières Embryophytes au Silurien

Une histoire de cuticule et de spores
Pour comprendre quand et comment les ancêtres des embryophytes ont quitté le milieu aquatique, deux approches se complètent :
- la recherche de fossiles végétaux montrant des caractères d'organismes terrestres (qu'on nommera adaptations par souci de didactisme),
- les données phylogénétiques qui proposent des hypothèses sur la nature des taxons les plus basaux, c'est-à-dire les premiers qui auraient colonisé les terres émergées.

La première contrainte que subit une plante terrestre est la dessiccation, c'est-à-dire la perte de l'eau par évapotranspiration. Cette perte est limitée par la cuticule, une substance hydrophobe recouvrant l'épiderme. Comme tout organisme vivant doit néanmoins respirer, les échanges gazeux s'effectuent par des interruptions de la cuticule, soit par des pores dits aérifères (comme on en observe chez les hépatiques), soit par les stomates qui sont des pores complexes encadrés par des cellules spécialisées. Emises en milieu terrestre et également soumises à la dessiccation, les diaspores (les organes qui assurent la dispersion des organismes a priori fixés) possèdent également une paroi relativement épaisse imprégnée d'une substance hydrophobe très résistante : la sporopollénine. Les deux caractères cuticule et sporopollénine constituent avec l'embryon les principaux états partagés par les embryophytes. La recherche de ces caractères (isolés ou combinés) dans le registre fossile nous donnera une indication sur l'âge des premières plantes terrestres.

Si la présence de spores à paroi à sporopollénine est connue dès l'Ordovicien, leur attribution à des groupes d'embryophytes revient à des microfossiles du Silurien inférieur, qui montrent une affinité avec l'ordre actuel des sphaerocarpales (mousses hépatiques). La présence de restes cuticulaires et de pores aérifères à l'Ordovicien est très discutée mais l'existence de cuticule et de stomates au Silurien moyen semble quant à elle bien attestée. Les données phylogénétiques ne contredisent pas les fossiles, tout au moins en ce qui concerne les spores supposées de sphaerocarpales du Silurien inférieur. Les études phylogénétiques portant sur les relations basales des embryophytes tendent à montrer que les premiers phylums à émerger sont bien les bryophytes ou mousses avec respectivement et successivement les hépatiques (marchantiopsides), les anthocérotes (anthocerotopsides) et les mousses vraies ou bryopsides (fig. 4). Au sein des mousses actuelles, les stomates apparaissent avec les anthocérotes, ce qui suggère avec la présence de stomates dès le Silurien moyen, la possibilité d'un âge au moins aussi ancien pour ces organismes, malgré l'absence de fossiles avérés d'anthocérotes avant le Crétacé supérieur. Toutes les données (fossiles et phylogénétiques) proposent donc une origine au moins silurienne pour les plantes terrestres avec une hépatique comme le plus ancien organisme reconnu.

Une histoire de croissance verticale
Comme le montre le botaniste américain K. Niklas, la morphologie des embryophytes dérive d'une part des morphotypes (types morphologiques) des ancêtres communs adaptés au milieu aquatique (et même plutôt semi-aquatique qui serait le milieu transitoire), tout en étant d'autre part soumise à trois paramètres liés à l'environnement terrestre : la dispersion des diaspores, la capture de la lumière pour la photosynthèse et la stabilité mécanique (qu'impose aussi la gravité). L'optimisation différentielle de ces paramètres va donc orienter dans les différents groupes taxinomiques l'évolution de la morphologie, via la sélection de morphotypes qui présenteront la meilleure valeur adaptative (la probabilité de survivre jusqu'à la reproduction et de produire une descendance) en fonction des facteurs du milieu et/ou de la compétition avec les autres organismes. En outre, les embryophytes ont toutes un cycle de reproduction à deux générations (hérité des "charophytes") : une génération sporophytique diploïde (2n chromosomes) qui produit des spores haploïdes par réduction chromatique, ces spores engendrant la génération gamétophytique haploïde (n chromosomes) qui va produire les gamètes (spermatozoïdes mâles et oosphères femelles) qui en se fécondant donneront l'œuf ou le zygote, puis l'embryon et un nouveau sporophyte.

Chez les mousses, la forme dominante est le gamétophyte (thalloïde, c'est-à-dire en forme de lame aplatie, ou avec des structures ressemblant à des feuilles) qui est généralement prostré sur le sol ou sur d'autres végétaux (épiphytisme). Le gamétophyte se développe dans des milieux peu compétitifs (milieux ouverts) où la lumière est accessible. Le sporophyte est réduit, il se développe en parasite sur le gamétophyte et il est généralement cylindrique et dressé. Selon Niklas, cette forme dressée favoriserait la dispersion des spores car ceux-ci sont émis en hauteur à l'extrémité de l'axe. Néanmoins la petite taille des mousses, leur inféodation aux milieux humides pour la reproduction (les spermatozoïdes sont mobiles et nageurs), ont limité leur expansion en les rendant moins compétitives vis-à-vis d'organismes dont la morphologie apparaissait mieux adaptée aux contraintes du milieu terrestre.

Polysporangie, tissus conducteurs et de soutien
La dispersion des spores peut être favorisée par une grande taille verticale. Cette grande taille ne peut se réaliser d'un point de vue mécanique que si l'organisme fixé est cylindrique (tel qu'observé chez les sporophytes des mousses). Néanmoins, la stabilité mécanique d'un grand cylindre est dépendante dans une bonne mesure des tissus qui le constituent, dont une partie au moins doit être formée de cellules à parois épaisses et rigides afin d'assurer le soutien.

Chez les embryophytes, la grande taille est réalisée chez des organismes qui possèdent des tissus de soutien. Parallèlement, il faut des tissus conducteurs pour véhiculer le long des axes la sève brute (eau et minéraux puisés dans le sol) et la sève élaborée (sève enrichie par les produits de la photosynthèse). Cela a été sélectionné chez les trachéophytes qui englobent les ptéridophytes (au moins les actuelles), les gymnospermes et les angiospermes, et possèdent des tissus conducteurs à paroi imprégnée de lignine (tissus nommés xylèmes, comprenant les "trachéides") assurant non seulement la conduction de la sève brute, mais également le soutien. Le transport de la sève élaborée est assuré par le phloème dont les cellules restent non lignifiées. La plus vieille trachéophyte reconnue (Baragwanathia, une lycophyte supposée) indiquerait la présence de tissus de type xylème au moins dès le Silurien supérieur.

Chez les mousses vraies (bryopsides), on observe des tissus conducteurs simplifiés qui ne sont pas des "trachéides" et ne participent pas très efficacement au soutien ou n'autorisent pas de très grandes tailles (jamais supérieures à quelques décimètres chez quelques polytrics tropicaux). Les trachéophytes possèdent donc les éléments de base leur permettant d'augmenter la capacité de dispersion des spores (et donc le succès reproducteur) et la stabilité mécanique d'axes verticaux de taille de plus en plus grande. La reproduction peut également profiter de la ramification du sporophyte (c'est-à-dire de la multiplication des axes), donc de l'augmentation du nombre de sporanges, les organes produisant les spores (originellement terminaux sur chaque axe).

En fait, la polysporangie qui distingue les embryophytes non bryophytes (appelées donc polysporangiophytes) des mousses (toutes unisporangiées), semble apparaître avant les tissus conducteurs et de soutien de type xylème. La présence de xylème chez le fossile Cooksonia du Silurien moyen à supérieur, qui est sans conteste la polysporangiophyte la plus ancienne retrouvée à ce jour (fig. 5), est fortement contestée. Cooksonia partagerait avec d'autres polysporangiophytes du Dévonien inférieur (comme Aglaophyton, fig. 5), la présence de tissus conducteurs non xylémiens proches de ce qui est observé chez les bryopsides. Nous voyons donc ici que les premières polysporangiophytes apparaîtraient au moins au Silurien moyen et les trachéophytes au moins dans le Silurien supérieur.

Les Embryophytes de la fin du Silurien et du Dévonien basal

Les premières flores terrestres du Dévonien inférieur
Parmi ces flores, on peut citer celle de "Rhynie" en référence au très riche gisement datant du Dévonien basal découvert en Ecosse dans la région de Rhynie.
Les fossiles très bien conservés (on distingue même les cellules) permettent de reconstituer un véritable écosystème terrestre abritant non seulement de nombreuses plantes, mais aussi des champignons et des animaux (essentiellement des vers de type nématodes, des mille-pattes, des acariens, des cloportes, des collemboles et les ancêtres des araignées).
Le paysage (fig. 6) correspondrait à une zone marécageuse et les plantes présentes (des polysporangiophytes non vascularisées et des trachéophytes basales) étaient plus ou moins amphibies ou inféodées à ce milieu humide. On observe dans les axes de certaines espèces (comme Aglaophyton) des champignons symbiotiques rappelant les mycorrhizes des racines des arbres actuels. Cela indique que les interactions de ce type entre plantes et champignons sont très anciennes et auraient sûrement contribué au développement des plantes hors de l'eau dans un milieu a priori austère. Ces flores définissent les plus anciens écosystèmes terrestres plus ou moins complexes avec des producteurs primaires, des champignons saprophytes et parasites, des animaux détritivores et carnivores.

La diversité taxinomique
Dans les flores du Dévonien inférieur, on retrouve des représentants de tous les groupes basaux des polysporangiophytes et des trachéophytes. Si on définit les traditionnelles ptéridophytes comme des polysporangiophytes à spores libres (en opposition aux polysporangiophytes à ovules, nous y reviendrons), indépendamment donc de la présence ou non de xylème, cela veut dire que les ptéridophytes sont déjà bien présentes à l'aube du Dévonien et ont contribué à former ces premiers écosystèmes terrestres.

Outre des polysporangiophytes basales non vascularisées (Aglaophyton), les flores du Dévonien inférieur hébergent des trachéophytes basales (les rhyniopsides avec le célèbre Rhynia, fig. 5), les premières lycophytes (Zoosterophyllum, Asteroxylon, fig. 5) dont les lycopodes, sélaginelles et isoetes sont les représentants actuels, et les premières euphyllophytes (Psilophyton, fig. 5). Le groupe des euphyllophytes regroupe actuellement les prêles (sphénopsides), fougères (filicopsides), les gymnospermes et les angiospermes (voir fig. 4). Autrement dit sont déjà en place au Dévonien inférieur les lignées qui vont engendrer tous les groupes actuels.

La révolution dévonienne

Le règne du sporophyte
Déjà amorcée au Silurien, on voit donc apparaître avec les polysporangiophytes, la prédominance de la génération sporophytique qui est ramifiée et porte plus d'un sporange. Chez les mousses, le sporophyte était parasite du gamétophyte. Chez les polysporangiophytes, l'embryon commence son développement sur le gamétophyte mais la relation est fugace et il y a en fait une indépendance des générations (au moins chez les ptéridophytes).
Le sporophyte en quelque sorte n'a de comptes à rendre qu'à lui-même. Les grandes tailles qui favoriseraient la dispersion des spores, facilitées par les tissus de soutien, peuvent profiter également de la sélection et acquisition d'autres caractères, pouvant se traduire par une complexification de la morphologie du sporophyte.
Les polysporangiophytes et trachéophytes du début du Dévonien sont encore loin de ressembler aux plantes actuelles (voir fig. 5). Le cas des Cooksonia du Silurien est particulier, selon le paléobotaniste américain G. Rothwell, le sporophyte ramifié serait encore en connexion avec le gamétophyte, ce qui en ferait un cas intermédiaire, mais cela reste spéculatif car aucune observation n'a encore permis de valider cette hypothèse.

Les premières feuilles
Parmi les paramètres liés au milieu terrestre, Niklas avait proposé également l'efficacité de la capture de la lumière. Celle-ci est bien assurée quand l'organisme est prostré sur le sol comme c'est le cas pour les hépatiques à thalle où à lobes (souvent nommés feuilles). Le cylindre des sporophytes des polysporangiophytes avec ses épidermes verticaux est par contre moins efficace pour capter la lumière. La capture de la lumière peut être favorisée par la sélection de structures horizontales. Ces structures peuvent être des excroissances épidermiques non vascularisées appelées énations et rappelant des petites feuilles.

Ces énations sont présentes chez des lycophytes dès le Dévonien inférieur (comme chez Asteroxylon) et auraient pu avoir pour fonction première de protéger les sporanges qu'elles axillent. La vascularisation des énations va produire un nouvel organe : la microphylle. Les microphylles vont se généraliser chez les lycophytes et par convergence chez les sphenopsides au Dévonien moyen à supérieur (mais l'origine épidermique des microphylles de prêles à partir d'éventuelles énations est loin d'être sûre).

La formation de structures horizontales peut également se réaliser via l'aplanissement des ramifications. Les euphyllophytes sont caractérisées par un mode de croissance particulier qui se traduit par une latéralisation des rameaux, c'est-à-dire qu'on l'on a un axe principal vertical et des ramifications latérales (elles-mêmes ramifiées) de diamètre plus petit que celui de l'axe principal (ce qui s'observe dès le Dévonien inférieur chez Psilophyton).

La vraie feuille ou mégaphylle serait une ramification latérale transformée avec mise dans un même plan horizontal de toutes les ramifications du rameau et développement d'un limbe (le tissu aplati qui constitue les feuilles) réunissant ces ramifications. L'apparition de cette feuille est néanmoins relativement tardive, au Dévonien supérieur, par convergence chez les filicopsides et chez les premières gymnospermes.
Il semble en outre que les vraies racines (propres aux euphyllophytes) apparaissent également au Dévonien via la transformation et l'enterrement de rameaux latéraux. En ce sens, le vrai cormus des traditionnelles cormophytes (ancien nom des embryophytes), caractérisé par l'association d'une tige, de feuilles et de racines, n'apparaît pas avant le Dévonien supérieur.

Les premiers arbres
La grande taille d'un cylindre vertical d'un point de vue mécanique ne dépend pas seulement des tissus de soutien qu'il contient mais également de son diamètre. Or toute plante croît d'abord par son extrémité où sont localisées une à plusieurs cellules à forte capacité de division (le méristème). Cette croissance uniquement en longueur se traduit par une limitation dans le diamètre maximal que peut atteindre la tige. Pour croître en épaisseur, l'axe a besoin de tissus supplémentaires.

Chez les plantes, la croissance en épaisseur est assurée par la mise en place de méristèmes dits secondaires. Un premier méristème se forme entre les phloème et xylème primaires, c'est le cambium et il produit au moins un nouveau xylème dit secondaire qui croît radialement. Ce nouveau xylème est le bois que l'on trouve dans les troncs. Un deuxième méristème (nommé phellogène) se forme vers la périphérie de la tige et donnera l'écorce. La présence d'un bois et d'un tronc définit l'arborescence, et donc l'arbre, et autorise de très grandes tailles, via non seulement l'augmentation du diamètre mais aussi via l'ajout de nouveaux tissus lignifiés plus ou moins rigides.

L'arborescence apparaît dès le Dévonien dans de nombreux groupes de ptéridophytes. On l'observe par convergence chez les lycophytes et les sphenopsides au Dévonien supérieur (les vrais formes arborescentes de lycopodes et de prêles se diversifieront plutôt au Carbonifère). Chez les cladoxylales, un groupe très particulier d'euphyllophytes apparentées au sphenopsides et aux filicopsides, mais dont la proximité avec l'un ou l'autre des deux groupes est encore discutée, on observe du bois dès le Dévonien moyen. Dans tous ces groupes (sauf de rares exceptions non développées ici), le cambium est dit unifacial car il ne produit que du bois. Les plus vieux arbres sont néanmoins à rechercher ailleurs.

Les premiers vrais arbres qui auraient constitué les premières forêts sont des progymnospermes avec le célèbre Archaeopteris (fig. 7). Les Archaeopteris sont des ptéridophytes pour la reproduction qui s'effectue avec des spores libres mais leur tronc est très peu différent de ce que l'on observe chez les gymnospermes (qui n'existaient pas encore quand Archaeopteris est apparu). Comme chez les gymnospermes et les angiospermes, le cambium de l'Archaeopteris est bifacial car il ne produit pas uniquement du bois mais aussi du phloème secondaire appelé liber.

Ce caractère permet de réunir progymnospermes, gymnospermes et angiospermes dans le clade dit des lignophytes. Cela veut dire également que ces trois groupes partageaient déjà un ancêtre commun au moins au Dévonien moyen. Archaeopteris peut être appelé la "fougère arbre" en opposition aux fougères arborescentes actuelles dont le stipe (la tige) ne possède pas de bois. Cette "fougère arbre" aurait formé les toutes premières forêts à la fin du Dévonien moyen et au Dévonien supérieur, croissant sur des sols forestiers profonds permettant l'établissement de nouveaux écosystèmes. On voit donc que les arbres ne sont pas des innovations récentes et que l'arborescence a été expérimentée de nombreuses fois dès le Dévonien.

De la spore à l'ovule et aux grains de pollen
Chez les embryophytes basales comme encore maintenant dans certains groupes de ptéridophytes "dérivées" comme la grande majorité des fougères, les spores ont toutes la même taille (isosporie) et produisent soit des gamétophytes (dits prothalles) unisexués (les sexes sont séparés) souvent identiques entre eux du point de vue morphologique, soit bisexués. Mais certains groupes actuels pratiquent également l'hétérosporie se traduisant par des spores de tailles différentes : chez les sélaginelles, les isoetes (deux groupes de lycophytes) et les fougères aquatiques (marsileales, salviniales, azollales).

Les microspores sont produites au niveau de microsporanges et engendrent des microprothalles mâles, tandis que les macrospores sont produites par des mégasporanges et engendrent des mégaprothalles femelles. Il y a donc une sexualisation poussée de la génération gamétophytique et la reproduction est forcément croisée au moins entre gamètes issus de prothalles différents. L'hétérosporie est également une innovation dévonienne en apparaissant par convergence chez les lycophytes et les sphenopsides au Dévonien supérieur et chez les progymnospermes au Dévonien moyen. L'hétérosporie entraîne généralement l'endoprothallie, à savoir que le prothalle commence à se former dans la spore. La sexualisation s'accompagne également d'un rapport mâle / femelle fortement déséquilibré avec peu de mégaprothalles femelles produits par sporophyte par rapport aux microprothalles mâles. Les mégaprothalles sont plus gros, ont plus de réserves, et sont dispersés moins loin que les microprothalles plus petits et plus légers. Les ressources du gamétophyte mâle ne sont utilisées que pour la production des gamètes mâles mobiles. Par contre le gamétophyte femelle utilisera aussi ses ressources pour "nourrir" le ou les embryons issus de la fécondation, au moins dans les premiers stades du développement embryonnaire. Cette endoprothallie chez les ptéridophytes est dite incomplète car les spores restent libres et dispersées.

Une innovation majeure va apparaître au Dévonien supérieur où l'endoprothallie chez certaines plantes sera complète dans le sens où les spores vont rester sur le sporophyte, entraînant la rétention du prothalle, donc de la génération gamétophytique sur la génération sporophytique. Le gamétophyte femelle se développant au sein de tissus sporophytiques définira l'ovule (l'ovule chez les plantes n'est donc pas un gamète, le gamète femelle restant toujours l'oosphère). Les prothalles mâles vont également se développer sur le sporophyte mais ils seront libérés et dispersés. Entourés d'une paroi résistante héritée de la paroi de la spore originelle (avec de la sporopollénine), les grains de pollen amèneront les gamètes mâles au niveau de l'ovule et donc des ou de l'oosphère (c'est la pollinisation). La réduction du "trajet" entre les deux gamètes est favorable en milieu terrestre où l'eau peut manquer.

Les plantes à ovules sont les spermatophytes qui regroupent les gymnospermes et les angiospermes, l'ovule est nu dans le premier groupe tandis qu'il est protégé dans une structure fermée nommée ovaire dans le second (définissant la fleur). Les premiers ovules (comme Archaeosperma, fig. 8) datent du Dévonien supérieur tout comme l'apparition et la diversification des premières spermatophytes. Avec un ovule restant nu, elles sont considérées comme gymnospermes et on les classe souvent dans les ptéridospermaphytes ("fougères à graines") car leurs feuilles par convergence ressemblent aux feuilles (ou frondes) des fougères (les fameuses mégaphylles énoncées auparavant). Ici les diaspores ne seront plus des spores libres mais un ovule fécondé (la graine comprise au sens large), donc c'est l'embryon avant tout qui est dispersé.


Conclusions

Les plantes terrestres (les embryophytes), issues d'algues vertes aquatiques, auraient conquis les terres émergées au moins dès le Silurien inférieur (et peut-être dès l'Ordovicien), ce sont d'abord des bryophytes ou mousses dont les trois principaux groupes (hépatiques, anthocérotes, mousses vraies) auraient une origine au moins silurienne avec l'apparition de l'embryon, de la cuticule, des stomates et des premiers tissus conducteurs non xylémiens.

Les polysporangiophytes (ramification et indépendance du sporophyte) apparaissent au moins au Silurien moyen et les trachéophytes (apparition du xylème) au Silurien supérieur en même temps que les premières flores complexes de la limite Silurien-Dévonien.

Le Dévonien est une époque riche puisqu'elle voit apparaître la latéralisation des rameaux (les euphyllophytes), les feuilles (micro- et mégaphylles), les racines, l'arborescence (le bois et le liber) et les premières forêts, l'hétérosporie et l'ovule, autant d'événements majeurs sur moins de cinquante millions d'années. Tous les grands groupes de plantes terrestres ayant des représentants actuels sont présents à la fin du Dévonien : les mousses, les lycophytes, les sphenopsides, les filicopsides et les spermatophytes (voir fig. 4).

La conquête du monde terrestre par les plantes a donc bien commencé. Il y a néanmoins de grands absents : les angiospermes et la fleur, mais cela c'est une autre histoire.


BIBLIOGRAPHIE
 



 
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