Eric BUFFETAUT
Centre National de la Recherche Scientifique
16 cour du Liégat
75013 Paris
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Les paléontologues ont depuis
longtemps constaté que lhistoire des êtres vivants
était ponctuée de grandes crises, à loccasion
desquelles de nombreuses espèces disparaissent. Dès le début
du XIXe siècle, Georges Cuvier (1769-1832) avait noté lexistence
de certaines de ces grandes coupures, quil attribuait à des
"révolutions du globe", des catastrophes brutales ayant
ravagé de vastes régions du globe. Il plaçait notamment
une de ces révolutions entre la période dominée par
les reptiles et celle qui vit le développement des mammifères,
cest-à-dire, en termes modernes, la limite Crétacé-Tertiaire.
Au cours du XIXe siècle, la réalité de ces crises
provoquant des changements notables des faunes et des flores devait saffirmer.
Le géologue anglais John Phillips utilisa dailleurs certains
dentre elles pour fixer les limites entre les grandes ères
géologiques, définies daprès leur caractère
paléontologique : Paléozoïque (ère de la "vie
ancienne"), Mésozoïque (ère de la "vie intermédiaire")
et Cénozoïque (ère de la "vie récente").
Les limites entre ces trois ères correspondent en effet à
deux des plus grandes crises biotiques, à la limite Permien-Trias
(il y a 250 millions dannées) et à la limite Crétacé-Tertiaire
(il y a 65 millions dannées).
Avec le déclin des thèses catastrophistes et le triomphe
de lactualisme en géologie et de lévolutionnisme
en paléontologie, vers le milieu du XIXe siècle, lintérêt
porté à ces grandes crises diminua quelque peu, lattention
des paléontologues se dirigeant davantage vers la continuité
évolutive que vers les discontinuités. Ce nest que
depuis les années 1980 que létude des grandes phases
dextinction sest renouvelée, avec un regain des thèses
catastrophistes.
DEUX CLASSES D'EXTINCTIONS?
Lextinction des espèces est
un des aspects de lévolution du monde organique. Dans le
cadre de la théorie darwinienne de lévolution, elle
sexplique principalement par la concurrence entre espèces
(certaines dentre elles succombant à la compétition)
et par limpossibilité de sadapter assez rapidement
à des changements de lenvironnement. Des disparitions se
produisent donc constamment au cours de lhistoire des êtres
vivants, constituant un "bruit de fond" dextinctions.
Lors des grandes crises biotiques se produisent ce que lon appelle
aujourdhui des "extinctions en masse". On peut les définir
comme lextinction simultanée, ou dans un laps de temps
très bref géologiquement parlant, de nombreuses espèces
appartenant à des groupes différents et adaptées
à des environnements divers. A la fin du Crétacé,
par exemple, disparaissent aussi bien des animaux terrestres comme les
dinosaures que des organismes marins comme les ammonites, les bélemnites
et une grande partie du plancton. Cela ne signifie dailleurs pas
que les extinctions en masse ne soient pas sélectives, elles
le sont en fait de façon très nette : certains groupes
dorganismes résistent mieux que dautres, et peuvent
à loccasion se diversifier de façon considérable
après la crise.
Faut-il pour autant opposer le bruit de fond des extinctions aux extinctions
en masse ? La différence tient surtout aux causes supposées
des différentes disparitions. Les extinctions en masse sont des
phénomènes relativement peu fréquents, qui paraissent
avoir pour cause des événements rares, voire exceptionnels
(ou éventuellement des conjonctions dévénements
exceptionnels).
LES PRINCIPALES GRANDES CRISES
Tous les paléontologues ne sont
pas unanimes quant à ce que lon peut vraiment appeler une
extinction en masse, mais il existe un certain consensus pour en reconnaître
au moins cinq principales au cours des quelque 540 millions dannées
pour lesquels nous disposons de fossiles abondants. La plus ancienne
se place à la fin de lOrdovicien, il y a quelque 440 millions
dannées; elle affecte des organismes marins tels que des
brachiopodes et des trilobites. Ensuite, une extinction en masse importante
a lieu durant le Dévonien, à la limite entre les étages
Frasnien et Famennien (il y a 365 millions dannées); ses
victimes sont notamment des ammonoïdes, des brachiopodes et des
poissons. Il y a 250 millions dannées se produit apparemment
la plus dévastatrice de toutes les grandes crises, à la
limite entre le Permien et le Trias (qui est aussi la limite entre le
Paléozoïque et le Mésozoïque). Selon certaines
estimations, près de 90 % des espèces auraient alors disparu,
avec lextermination finale des trilobites, et des extinctions
considérables chez des groupes aussi divers que les coraux, les
céphalopodes et les vertébrés. La grande crise
suivante se place vers la limite entre le Trias et le Jurassique, il
y a 200 millions dannées; elle affecte aussi bien des organismes
marins (ammonites notamment) que terrestres (reptiles). Enfin, la cinquième
grande extinction est la mieux connue : cest celle de la
limite Crétacé-Tertiaire, il y a 65 millions dannées,
qui aurait éliminé environ 70 % des espèces, dont
les dinosaures, les ptérosaures, une grande partie du plancton,
les ammonites, les bélemnites, et divers groupes de reptiles
marins.
Dautres périodes de lhistoire de la Terre ont été
marquées par des phases dextinction assez notables, mais
qui nont pas la sévérité de celles qui viennent
dêtre citées, ou qui dans certains cas sont plus
régionales que globales. Des extinctions assez nombreuses se
produisent par exemple au cours du Tertiaire, à la limite entre
lEocène et lOligocène. Dune façon
générale, les limites entre les diverses unités
stratigraphiques utilisées pour subdiviser le temps géologique
ont été définies à partir de changements
biotiques (ce qui implique des extinctions) révélés
par les fossiles. Mais ce nest pas pour autant quil faut
envisager une crise majeure à chaque limite détage
géologique.
Cela conduit à évoquer lhypothèse dune
périodicité des extinctions en masse, qui eut son heure
de gloire dans les années 1980. Certaines études statistiques
suggéraient en effet que les grandes extinctions avaient lieu
à intervalles réguliers, dune trentaine de millions
dannées. Des explications ingénieuses, souvent de
nature astronomique (influence dune étoile jumelle du Soleil,
mais non encore détectée, qui provoquerait périodiquement
des impacts de comètes
), furent proposées. En fait,
la périodicité des extinctions na pas pu être
démontrée. Une des grandes faiblesses de lhypothèse
était quelle mettait sur le même plan des crises
majeures provoquant de très nombreuses extinctions et des événements
beaucoup plus mineurs, affectant un nombre restreint despèces.
Actuellement, cette hypothèse est largement abandonnée.
Rien ne prouve que toutes les extinctions en masse ont une cause de
même nature, et elles ne se produisent apparemment pas à
intervalles réguliers. De ce fait, chacune des grandes crises
biotiques doit être étudiée séparément
pour tenter den discerner les causes. Cest lextinction
en masse de la limite Crétacé-Tertiaire qui a fait lobjet
du plus grand nombre détudes, et qui est aujourdhui
de loin la mieux comprise. Il est donc utile de présenter avec
un peu plus de détails ce que nous en savons.
LEXTINCTION EN MASSE DE LA LIMITE
CRÉTACÉ-TERTIAIRE
Comme nous lavons vu, cette crise qui eut lieu il y a 65 millions
dannées provoqua lextinction de divers groupes, dont
certains (dinosaures, ammonites) avaient joué un rôle de
premier plan dans les faunes du Mésozoïque. Elle transforma
donc de façon profonde la composition des écosystèmes,
et eut de ce fait une influence considérable sur le déroulement
ultérieur de lévolution du monde vivant. De très
nombreuses explications ont été proposées pour
lexpliquer, ou pour expliquer certains de ses aspects (notamment
la disparition des dinosaures). Aujourdhui, la cause première
de cette crise majeure semble bien avoir été découverte,
avec la mise en évidence de la collision avec la Terre dune
énorme météorite il y a 65 millions dannées.
Le premier indice de cet événement fut la découverte
dun enrichissement considérable en iridium dans le mince
niveau argileux qui, un peu partout dans le monde, marque la limite
entre le Crétacé et le Tertiaire. Liridium étant
un métal très rare dans les roches de la croûte
terrestre, mais plus abondant dans certaines météorites,
cette découverte conduisit en 1980 Luis Alvarez, Walter Alvarez,
Frank Asaro et Helen Michel a proposer lhypothèse suivant
laquelle une très grosse météorite, dun diamètre
dune dizaine de kilomètres, aurait heurté la Terre
il y a 65 millions dannées, déclenchant ainsi une
catastrophe écologique dampleur mondiale qui aurait provoqué
une extinction en masse. La réalité de cet impact fut
ensuite confirmée par la découverte dautres indices
dans largile de la limite Crétacé-Tertiaire, à
savoir des gouttes de roches fondues, des grains de quartz "choqués"
par la pression énorme engendrée au moment de la collision,
et des minéraux formés lors de loxydation de la
surface de la météorite lors de son passage à travers
latmosphère. Dans les années 1990, un immense cratère,
dun diamètre denviron 200 kilomètres, fut
ensuite localisé, dans la péninsule du Yucatan, au Mexique.
Ce cratère de Chicxulub est daté de 65 millions dannées.
Tout autour du golfe du Mexique, des sédiments chaotiques témoignent
à la fois du manteau de matières éjectées
à proximité du point dimpact et de laction
des tsunamis provoqués par la collision.
Limpact de Chicxulub doit désormais être considéré
comme un fait géologique parfaitement établi. Comment
peut-on, à partir de cet événement physique, expliquer
lextinction en masse de la limite Crétacé-Tertiaire
? Il faut dabord garder en mémoire la fantastique énergie
libérée par limpact, que lon peut estimer
à 100 millions de mégatonnes, soit 5 milliards de fois
la puissance
de la bombe atomique dHiroshima. Outre la formation du cratère
et une dévastation totale dans un rayon de plusieurs centaines
ou milliers de kilomètres autour du point dimpact, cette
explosion injecta dans latmosphère un énorme volume
de roches pulvérisées provenant à la fois de la
météorite et de sa cible. Un des effets principaux de
ces poussières et aérosols, rapidement distribués
autour du globe, fut dopacifier latmosphère et dempêcher
provisoirement les rayons du Soleil de parvenir à la surface
de la Terre. On peut estimer cette période dobscurité
à plusieurs mois au moins, et cest dans ce phénomène
quil faut très vraisemblablement rechercher la cause des
nombreuses extinctions qui survinrent alors.
Le premier effet sur la biosphère de cette période dobscurité
a dû être un dépérissement des plantes, du
fait du blocage ou au moins de la réduction drastique de la photosynthèse,
faute de lumière. Les données palynologiques (tirées
de létude des grains de pollen et des spores) témoignent
de cette crise profonde dans le monde végétal : au
niveau où lon trouve dans les sédiments les marqueurs
cosmiques (iridium, etc.), la quantité des grains de pollen seffondre,
alors que le pourcentage des spores de fougères (plantes résistantes
qui sont les premières à recoloniser un espace dévasté)
augmente. Les conséquences de cette crise temporaire de la végétation
furent un effondrement des chaînes alimentaires fondées
sur les plantes vivantes, avec sur les continents la disparition des
grands herbivores, qui étaient des dinosaures, puis, en cascade,
lextinction des prédateurs (eux aussi pour lessentiel
des dinosaures) qui se nourrissaient de ces herbivores. On assiste en
milieu marin à un phénomène similaire, avec apparemment
une diminution considérable du phytoplancton, et leffondrement
des chaînes alimentaires fondées sur lui, du zooplancton
aux grands reptiles marins (mosasaures et plésiosaures), en passant
par les ammonites et une partie des poissons pélagiques.
Ce modèle dextinctions dues à lobscurité
provoquée par limpact explique aussi de façon satisfaisante
le caractère sélectif de la crise. Les organismes faisant
partie de chaînes alimentaires non dépendantes de la végétation
vivante ont en effet beaucoup mieux résisté à lévénement.
Cest le cas notamment des écosystèmes deau
douce, où ce sont des particules de matière organique
en suspension dans leau qui fournissent une alimentation à
des invertébrés et de petits poissons, eux-mêmes
consommés par des poissons de plus forte taille, des amphibiens,
des tortues aquatiques et des crocodiles. Tous ces types danimaux
sont relativement peu affectés par la crise de la limite Crétacé-Tertiaire.
On peut aussi expliquer ainsi la survie de petits vertébrés
terrestres, comme les lézards et les mammifères, se nourrissant
largement de vers et dinsectes qui eux-mêmes consomment
la matière organique contenue dans les sols. En milieu marin,
la meilleure résistance des organismes qui se nourrissaient de
matière organique contenue dans la vase du fond est aussi en
bon accord avec lhypothèse dune rupture des chaînes
alimentaires dépendant de la photosynthèse. Une conséquence
intéressante de ce modèle est quil implique une
durée très brève pour les extinctions de la limite
Crétacé-Tertiaire : la période dobscurité
ne peut avoir duré que quelques mois à quelques années,
avant que la poussière répandue dans latmosphère
retombe à la surface du globe. Une fois la lumière revenue,
les plantes purent se développer de nouveau à partir de
graines et de spores, et de fait les extinctions sont beaucoup moins
marquées dans le règne végétal que dans
le règne animal.
Les données paléontologiques sont donc en bon accord avec
le modèle qui fait de limpact de Chicxulub la cause première
des extinctions de la fin du Crétacé. En vertu du principe
déconomie dhypothèses, il ne paraît
donc pas nécessaire de chercher des facteurs supplémentaires
pour expliquer cette grande crise biotique, et cela dautant plus
quil ny a pas de preuves convaincantes dun éventuel
déclin des groupes affectés avant la limite Crétacé-Tertiaire.
Il est certain que dautres événements un peu inhabituels
se produisirent autour de la limite Crétacé-Tertiaire.
Notamment, les trapps du Deccan, énormes coulées de laves
basaltiques qui couvrent une immense superficie dans le centre de lInde,
commencèrent à se mettre en place un peu avant la fin
du Crétacé, les éruptions se terminant au Tertiaire.
Certains ont voulu voir dans ce phénomène une cause possible
de lextinction en masse de la limite Crétacé-Tertiaire,
via des modifications de la chimie de latmosphère, mais
les données disponibles semblent bien indiquer un lien très
net entre limpact de Chicxulub et ses conséquences environnementales
dune part, et les extinctions dautre part, ce qui fait que
le rôle des trapps du Deccan paraît douteux.
LES AUTRES EXTINCTIONS EN MASSE
Le fait que lextinction en masse de la limite Crétacé-Tertiaire
soit très probablement due à limpact de Chicxulub
nimplique pas que toutes les grandes crises biotiques aient une
cause du même type. En fait, il na pas encore été
possible de mettre en évidence un lien entre les autres grandes
extinctions et déventuels impacts météoritiques,
même si des indices en ce sens ont parfois été signalés.
Il est clair aussi quaucune extinction en masse na été
étudiée avec autant de soin que celle de la fin du Crétacé.
Des phénomènes purement terrestres ont été
suggérés pour rendre compte de certaines de ces extinctions.
Le développement de lanoxie (le manque doxygène
dans les fonds marins) a par exemple été évoqué
tant pour la crise de la limite Frasnien-Famennien que pour celle de
la fin du Trias (dans ce dernier cas, cela explique difficilement les
extinctions en milieu terrestre). Pour ce qui est de la limite Permien-Trias,
des causes multiples ont été suggérées :
baisse du niveau des mers, volcanisme basaltique important en Sibérie,
anoxie
Force est de constater que les raisons de la plus grande
des extinctions en masse restent assez obscures. Il faut signaler que
récemment des indices dun événement extra-terrestre
ont été signalés à la limite Permien-Trias,
notamment sous forme de fullerènes (molécules particulières
formées uniquement datomes de carbone) qui seraient dorigine
extra-terrestre. Le rôle dun impact nest donc pas
forcément à écarter. De même, des indices
dun impact à la fin du Trias, avec des effets sur la végétation,
ont été signalés tout récemment, et il a
même été suggéré que cet événement,
en provoquant des extinctions chez les vertébrés terrestres,
aurait pu favoriser le développement des dinosaures, qui en étaient
alors aux débuts de leur évolution. Il est trop tôt
pour se prononcer de façon définitive sur la signification
de ces indices dévénements dorigine extra-terrestre
en liaison avec dautres crises que celle de la limite Crétacé-Tertiaire.
Mais, de même quon ne peut exclure des causes différentes
pour chaque extinction en masse, on ne peut a priori exclure quelles
aient toutes la même origine, venue de lespace. Seules des
recherches plus poussées le diront (peut-être).
Un fait demeure : quelles que soient les causes exactes des différentes
extinctions en masse, leur importance dans le déroulement de
lévolution ne peut faire de doute. En éliminant,
de façon brutale, des groupes dorganismes qui auparavant
jouaient des rôles importants dans les écosystèmes,
elles infléchissent le cours de lhistoire du monde vivant.
Une fois encore, le cas de la limite Crétacé-Tertiaire
est révélateur. Après la catastrophe, il ne subsistait
plus sur les continents danimaux pesant plus de 25 kilogrammes
contraste frappant avec le monde du Crétacé dominé
par les dinosaures. Sur ces continents vidés de tous les grands
animaux, les mammifères (et sans doute aussi les oiseaux) trouvèrent
une infinité de niches écologiques à occuper, et
tout porte à croire que la grande radiation évolutive
des mammifères au Cénozoïque est en partie une conséquence
de la crise de la limite Crétacé-Tertiaire, et donc de
limpact de Chicxulub. Les grandes crises antérieures nont
pas été moins riches de conséquence pour le déroulement
futur de lévolution, car un monde "vidé"
dune grande partie de ses habitants offre aux survivants des opportunités
nouvelles et nombreuses. Il nest pas certain que toutes les extinctions
en masse aient pour cause ultime un événement cosmique,
mais il est clair quelles ne sont pas le résultat dun
quelconque déterminisme. Elles introduisent dans lhistoire
de la Terre et de ses habitants un élément de hasard,
dincertitude, de contingence. En reconnaissant leur importance,
on sécarte des visions anciennes de lhistoire des
organismes qui envisageaient trop facilement une évolution dirigée
vers un but. Plutôt que chercher en vain des lois de lévolution,
il convient donc de chercher à comprendre son déroulement,
y compris les événements rares mais souvent dévastateurs
qui à plusieurs reprises sont venus linfléchir.
Vue sous langle des grandes crises qui lont ponctuée,
lhistoire des êtres vivants est réellement "pleine
de bruit et de fureur".
BIBLIOGRAPHIE
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