Fig.1 - Deux exemples de mimétisme
entre des papillons des forêts tropicales du Pérou.
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Fig.2 - Henry Walter Bates et Fritz Müller. |

Fig.3 - Récapitulatif des relations
de mimétisme entre trois espèces. |

Fig.4 - La sélection fréquence-dépendante
"positive". |

Fig.5 - La sélection fréquence-dépendante
"positive". |

Fig.6 - Quatre races géographiques
des mimes Müllériens Heliconius erato et H.
melpomene. |
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Fig.7 - Huit espèces de Heliconius
présents dans les forêts du Costa Rica |
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Fig.8 - Cinq formes de Heliconius
numata présentes dans la même localité du
Pérou. |

Fig.9 - Schéma de fonctionnement
des deux populations virtuelles dont on étudie la dynamique
dans notre modèle mathématique. |

Fig.10 - Courbe d'apprentissage par les
prédateurs en fonction du temps, pour trois valeurs de toxicité
de l'espèce mime. |

Fig.11 - Zones de mimétisme et
de stabilité du polymorphisme en fonction de la toxicité
du mime et de l'hétérogénéité
de l'habitat. |

Fig.12 - Polymorphisme associé
au mimétisme chez Heliconius numata. |

Fig.13 - Aire de distribution de Heliconius
numata. |

Fig.14 - H. numata f. tarapotensis
et H. n. f. bicoloratus butinant les inflorescences
de Gurania. |

Fig.15- Série de dominance linéaire
entre les différentes formes de H. numata. |

Fig.16- Schéma de distribution
des formes mimétiques chez Melinaea et H. numata. |

Fig.17- Schéma récapitulant
l'influence du grain de l'hétérogénéité
spatiale de la sélection sur le maintien de polymorphisme. |
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La
sélection naturelle per se correspond simplement à
un tri des individus les plus aptes à survivre ou à se reproduire,
quelle que soit la raison pour laquelle ils possèdent une telle
aptitude. Pour induire l'évolution d'un trait biologique particulier
dans une population sous l'effet de la sélection naturelle, il
faut que ce trait biologique varie d'un individu à l'autre, que
cette variation individuelle soit héritable, et que cette variation
soit corrélée à celle du succès reproducteur
ou de la probabilité de survie des individus.
Remarquons que pour Darwin il était aussi nécessaire que
les ressources soient limitées, en fait il se trompait : on peut
très bien produire de l'évolution par la sélection
naturelle dans une population en croissance exponentielle, par exemple
en populations expérimentales de bactéries !
On distingue plusieurs types de sélection naturelle sur un trait
particulier, selon la relation existant entre la valeur de ce trait
(par exemple : la taille des individus) et la valeur sélective.
(valeur sélective dun phénotype particulier : espérance
du nombre de descendants dun individu possédant ce phénotype).
Si cette relation est toujours positive (ou toujours négative),
on dit que la sélection est directionnelle pour des valeurs élevées
(ou faibles) du caractère. Si cette relation passe par un maximum,
de telle sorte quune valeur intermédiaire du caractère
maximise la valeur sélective, on parle de sélection stabilisante.
Si cette relation est nulle, le polymorphisme du caractère est
dit sélectivement neutre.
Sur le plan méthodologique, les recherches actuelles sur la sélection
naturelle sont abordées de plusieurs façons :
- des études théoriques (fondées sur des
formalisations analytiques ou des modèles de simulation) permettant
de comprendre les mécanismes de base agissant sur l'évolution
des gènes, des organismes, des populations et des espèces,
et permettant d'expliquer le maintien ou au contraire la perte de diversité.
- des études d'évolution de populations expérimentales
permettant de tester les hypothèses des modèles et de
proposer de nouvelles hypothèses
- des études des patrons de variation des populations naturelles
(éventuellement observées en conditions homogènes
pour contrôler les effets du milieu de culture ou d'élevage)
permettant d'étudier le déterminisme génétique
d'un caractère, de mesurer la quantité de variabilité
génétique susceptible de répondre à la sélection
(expérimentations de génétique quantitative), et
de mesurer les coût et bénéfices associés
à la possession de certains génotypes (par exemple, comparaison
du temps de développement de larves de moustiques génétiquement
résistantes à un insecticide, avec celui de larves sensibles)
- des suivis temporels de populations naturelles, dans lesquelles
on tente de mettre en relation l'évolution des fréquences
génétiques ou phénotypiques avec des pressions
sélectives particulières.
Dans les études de sélection naturelle, on cherche
à identifier les différentes forces évolutives
en jeu, en particulier de dégager le rôle de la dérive
de celui de la sélection :
- quelle est la part du hasard dans lévolution dun
trait donné ?
- quelle est la part des contraintes de développement inhérentes
à un groupe dorganismes particulier ?
- quelle est la part de la sélection naturelle ?
On cherche aussi à identifier les différents niveaux
de sélection.
Par exemple, chacun sait que la reproduction sexuée accroît
la diversité génétique, ce qui permet aux populations
ayant adopté ce mode de reproduction de sadapter plus rapidement
en réponse à des variations des forces sélectives,
induites par exemple par des modifications du milieu. Mais est-ce la
raison pour laquelle la plupart des espèces se reproduisent sexuellement
?
Ou bien au contraire cet avantage évolutif à long terme,
qui conduit à lextinction préférentielle
des lignages non sexués, nest-il pas que le sous-produit
de la sélection à un autre niveau, sélection telle
que les individus sexués sont avantagés pour dautres
raisons que cet avantage à long terme ?
QUELQUES EXEMPLES DE CAS D'ETUDES
1. L'évolution de la stérilité-mâle
du Thym, Thymus vulgaris, dans la garrigue montpellierraine.
Dans la plupart des populations de Thym, on trouve deux types dindividus
: des hermaphrodites, et des individus femelles (dits " mâle-stériles
" parce quils ne portent pas détamines et donc
de pollen). Des modèles mathématiques simples permettent
de montrer quà léchelle de chaque population,
la sélection naturelle devrait éliminer les femelles, ou,
au mieux, leur fréquence ne devrait pas dépasser 50 % (dans
lhypothèse où les hermaphrodites ne produiraient pratiquement
pas de graines). Or on observe jusquà 90% de femelles dans
les populations naturelles du bassin de Saint-Martin de Londres. La conjonction
dun déterminisme nucléocytoplasmique du sexe (des
gènes mitochondriaux, transmis uniquement par les ovules, bloquent
la fonction mâle des plantes ; certains gènes nucléaires
restaurent la fertilité mâle), et dune dynamique métapopulationnelle
(colonisations extinctions locales des populations à la suite
dincendies), permettent dexpliquer en partie les observations
de terrain (travaux de l'équipe de Pierre-Henri Gouyon, Denis Couvet,
et poursuivis par John Thompson, Montpellier).
2. L'évolution de la résistance aux insecticides chez
les Moustiques du Languedoc-Roussillon.
Depuis plus de 20 ans, Nicole Pasteur et son équipe suivent les
populations de Culex pipiens, dont les populations sont soumises
à des traitements insecticides intensifs. Au fur et à mesure
du développement des molécules insecticides, les moustiques
ont successivement évolué des résistances à
ces molécules. La mise en commun de données de terrain,
dexpérimentation et de modélisation a permis de proposer
des méthodologies de traitement permettant de minimiser la probabilité
dapparition de ces résistances. La résistance a un
coût physiologique pour linsecte, si bien que, si la sélection
naturelle favorise les insectes résistants sur le littoral méditerranéen
(traité), il nen est pas de même dans larrière
pays, non traité, où ce sont les moustiques sensibles aux
insecticides qui sont avantagés par la sélection naturelle.
En jouant sur la largeur de la zone traitée dans le sud, et à
partir de la connaissance précise des flux géniques entre
le Nord et le Sud et des coûts de la résistance, on peut
considérablement ralentir, voir interdire, laugmentation
de fréquence des allèles de résistance en zone traitée
(travaux de Thomas Lenormand réalisé au sein de l'équipe
de Michel Raymond, Montpellier).
3. L'évolution des taux de mutation des bactéries en
milieu hospitalier leur permet de trouver plus rapidement des résistances
aux antibiotiques.
Le meilleur moyen de tomber malade, cest daller à lhôpital.
Ce qui ressemble à une boutade reflète malheureusement la
réalité des maladites dites " nosocomiales ".
En milieu hospitalier, les traitements antibiotiques intensifs procurent
un avantage sélectif immense aux bactéries résistantes
à ces antibiotiques, donc on a plus de chances dêtre
infecté par une bactérie résistante quailleurs.
. Mais ce nest pas tout : en milieu hospitalier ; il est très
avantageux de trouver rapidement les bonnes mutations qui permettront
de résister à un nouvel antibiotique, si bien que sont aussi
sélectionnées des bactéries dites " hyper-mutatrices
". La mutation impliquée dans cette capacité à
muter plus que dautres a un désavantage sélectif en
milieu " normal ", car la plupart des mutations sont défavorables,
ce qui nest pas le cas en milieu hospitalier (travaux de François
Taddei et Bernard Godelle, Paris et Montpellier).
4. L'évolution du mimétisme chez les papillons tropicaux
toxiques du genre Heliconius : un continuum entre avantage
du rare (mimétisme Batesien) et avantage du fréquent (mimétisme
Müllérien) (travaux de Mathieu Joron et Jim Mallet, Montpellier
et Londres) (voir le développement de cet exemple ci-après).
On trouvera ci-dessous une litse non exhaustive de sujets qui auraient
mérité d'être développés également
ici :
L'évolution de la tolérance aux métaux lourds
: l'hyperaccumulation chez Thlaspi, une énigme (travaux
de José Escarré, Christophe Petit, Montpellier).
L'évolution de la dispersion dans le temps et dans l'espace :
le rôle des extinctions locales et de la sélection de parentèle
(travaux d'Ophélie Ronce, François Rousset, Isabelle Olivieri,
Montpellier).
La sélection sexuelle chez les mouches (travaux de Patrice
David et Linda Partridge, Montpellier et Londres) et chez les oiseaux
(travaux de Frank Cézilly et Bruno Faivre, Dijon).
Les distorteurs de ségrégation chez la drosophile
(travaux de C. Montchamp-Moreau et Anne Atlan, Paris et Rennes).
Lévolution de laphallie chez les bulins (travaux
de Philippe Jarne, Montpellier).
Lévolution de la morphologie des grains de pollen
(travaux de Pierre-Henri Gouyon, Orday et Irène Till-Bottraud,
Grenoble).
L'EVOLUTION DU MIMETISME CHEZ LES PAPILLONS
TROPICAUX DU GENRE HELICONIUS
Cet exemple illustre l'association de
deux types d'étude de la sélection naturelle: une approche
théorique, où l'on cherche à comprendre comment
les différents paramètres influent sur la sélection
de traits mimétiques dans des populations virtuelles; et une
approche empirique, de type "patrons de variation" indiqué
plus haut, de la variation de la sélection naturelle pour le
mimétisme chez un papillon amazonien.
Le mimétisme: introduction et problématique
Si vous vous promenez dans la forêt tropicale, par exemple en
Amazonie comme lont fait les grands naturalistes du XIXème
siècle, vous remarquerez très vite que certaines espèces
d'insectes présentent de troublantes ressemblances (de telle
sorte quil vous faut être un spécialiste pour reconnaître
quil sagit de despèces voire d'ordres différents),
et que ces mêmes espèces changent dapparence de façon
concertée dune région à lautre. Cette
ressemblance a été nommée mimétisme (figure
1). Le fait quil sagisse despèces non apparentées
suggère que ce phénomène est le résultat
dun mécanisme écologique particulier.
Cest le naturaliste anglais Henry W. Bates (figure 2), suite à
son voyage en Amazonie en 1842, qui proposa la première explication
à ce phénomène. Bates remarqua que certaines espèces
de papillons étaient vénéneuses ou immangeables,
et supposa donc que les prédateurs devaient apprendre, par expérience,
à reconnaître ces proies pour les éviter. Les couleurs
de ces proies, dites avertissantes ou aposématiques seraient
donc sélectionnées chez les proies toxiques pour être
correctement identifiées. Bates proposa que dautres espèces,
non défendues, seraient sélectionnées pour être
morphologiquement non différenciables des espèces toxiques,
et ainsi subir une prédation moindre. Ce phénomène
a été par la suite baptisé mimétisme
Batésien. Revoyons lexemple précédent
(figure 3): la photo montre deux Ithomiinae, qui sont des espèces
contenant des alcaloïdes toxiques et astringents, alors que la
troisième espèce est un petit piéride, non défendu
chimiquement, qui mime les Ithomiinae défendus. Le mécanisme
proposé par Bates fut pendant longtemps un des exemples les plus
frappants de sélection naturelle, mais il a été
plus difficile dexpliquer la ressemblance entre différentes
espèces toxiques non apparentées, comme entre les deux
Ithomiinae, tous deux défendus chimiquement mais appartenant
à des lignées différentes au sein de leur sous-famille
(figure 3). Bates avança une explication selon laquelle cette
ressemblance serait due à une réponse identique aux conditions
(inorganiques) de lenvironnement. Ce " inorganique "
nétait cependant pas vraiment satisfaisant, car les changements
de coloration dune région à lautre nétaient
pas associés à des changements de milieu.
Il fallut attendre Fritz Müller (figure 2) pour découvrir
un mécanisme plus plausible. Müller remarqua que chaque
espèce toxique doit sacrifier un certain nombre dindividus
pour léducation des prédateurs pour pouvoir être
reconnue comme toxique. Il en découle alors que si deux espèces
toxiques ont la même apparence, alors les espèces toxiques
ont "intérêt" à se mimer car chacune réduit
sa contribution à léducation des prédateurs,
ce que Müller démontra mathématiquement. Par "intérêt",
on entend la chose suivante : les individus de la première espèce
qui sont génétiquement programmés pour moins ressembler
à lautre espèce ont une plus faible valeur sélective,
puisquils ont une plus grande probabilité de ne pas être
reconnus comme toxiques par les prédateurs. Le mimétisme
entre espèces défendues est appelé mimétisme
Müllérien. La figure 3 récapitule la vision classique
du mimétisme.
Les espèces ont des moyens de défense très divers:
un goût amer ou un effet émétique souvent associé
à une odeur forte (papillons monarques, chenilles diverses, coccinelles,
chrysomèles, punaises), du venin dangereux (guêpes et fourmis),
des poils ou une peau urticants (chenilles, grenouilles Dendrobates),
etc. Le mimétisme Müllérien entre ces espèces
est très répandu, particulièrement dans les forêts
tropicales, et on observe bien la convergence adaptative despèces
peu apparentées. De nombreuses espèces peuvent converger
sur un même motif (figure 4). Mais cette théorie, alors
quelle explique bien la convergence de nouveaux motifs, ne peut
malheureusement par expliquer lapparition de nouveaux motifs ni
la coexistence de plusieurs motifs dans une localité donnée.
Pour comprendre cela, revenons au mécanisme (figure 5). Lorsquun
patron de coloration est établi dans une population de proies
toxiques, ce patron est connu des prédateurs, et la prédation
est minimale. Un papillon toxique arborant un nouveau patron de coloration
ne sera pas reconnu par les prédateurs, et subira forcément
une prédation plus forte. En dautre termes, lefficacité
dun signal dépend de la fréquence des rencontres
proies-prédateurs, et donc plus un patron est utilisé
localement, mieux il est protégé. Les formes rares seront
par conséquent désavantagées. On appelle cela la
sélection homogénéisante, ou stabilisante, qui
devrait interdire lapparition de diversité.
Pourtant, ce que lon observe est radicalement différent;
il existe une forte diversité à toutes les échelles
géographiques et taxonomiques:
- Différents signaux sont utilisés par les mêmes
espèces dans des localités différentes. Par exemple
Heliconius erato et H. melpomene (figure 6) ont des races
géographiques très différentes; leurs patrons de
coloration ont bien dû diverger à un moment ou un autre.
- Localement, différents groupes de mimétisme coexistent.
Sur la figure 7 (Heliconius du Costa Rica), chaque papillon représente
une espèce distincte: si on a bien une convergence entre espèces
(mimétisme Müllérien), ces Heliconius ont
divergé sur quatre motifs très différents qui habitent
les mêmes forêts.
- Enfin, localement, on observe, chez certaines espèces, un polymorphisme,
comme ici (figure 8) dans une population de H. numata, où
cinq formes coexistent.
Comment expliquer cette diversité que la sélection
naturelle, par le jeu du mimétisme, devrait plutôt tendre
à éroder?
Une telle diversité pourrait être expliquée par
la variabilité (temporelle ou spatiale) de lenvironnement.
Lenvironnement dont il est question ici est lenvironnement
mimétique, c'est-à-dire lensemble des espèces
toxiques et non toxiques qui arborent le même motif dans un endroit
donné.
Cette variabilité pourrait résulter dune course
évolutive entre les espèces toxiques et les espèces
mimes. Les mimes comestibles agissent, vis-à-vis des espèces
toxiques, comme des parasites de leur signal. A mesure que de nouvelles
espèces de mimes Batésiens sajoutent, lefficacité
de la coloration avertissante pourrait diminuer tellement quil
deviendrait avantageux pour les modèles dévoluer
de nouveaux signaux non parasités par les mimes Batésiens.
Malheureusement, peu de modèles théoriques permettent
de soutenir cette hypothèse, dune part parce que les espèces
toxiques sont sous sélection stabilisante, et dautre part
pace que les mimes Batésiens gagnent bien plus que les modèles
ne perdent, si bien que la course est perdue davance pour les
modèles.
Un autre aspect de la variabilité de lenvironnement se
situe à léchelle écologique : il sagit
de la variation des abondances relatives des différents types
despèces toxiques dans le temps et lespace. Les variations
d'abondance relative des espèces toxiques se traduisent par des
variations de sélection en faveur de tel ou tel type de coloration
avertissante. Cest cet aspect que nous allons à présent
exposer, à partir de résultats détudes théoriques
et empiriques.
Mimétisme et variabilité de la sélection: un
modèle théorique
On peut imaginer un modèle mathématique permettant dexplorer
lapparition de polymorphisme et son maintien de façon stable
chez une espèce toxique mimant différents modèles.
Pour modéliser lhétérogénéité
spatiale, il faut commencer par introduire une structuration spatiale,
et pour cela on considère ainsi deux sites différents.
Dans chaque site (figure 9), on considère lévolution
de deux formes mimétiques, ici rouge et bleue, et il y a passage
de migrants entre ces deux populations. Pour introduire maintenant lhétérogénéité
de lenvironnement mimétique, on suppose que lensemble
de toutes les autres espèces toxiques varie en composition entre
les deux sites, avec un site dans lequel les espèces arborant
le patron (ici) rouge sont abondantes, alors que dans lautre site
cest le motif bleu qui est prédominant. Ces différences
dabondance vont se traduire par des différences de prédation
sur lune et lautre forme chez lespèce mime
considérée.
Un autre paramètre important du modèle est la toxicité
du mime. Pour une espèce très toxique, l'apprentissage
par les prédateurs sera plus rapide que pour une espèce
peu toxique, et donc la probabilité de prédation va décroître
plus rapidement. En conséquence, la toxicité de lespèce
mime va influer sur la force de la sélection homogénéisante
(figure 10). Les paramètres qui peuvent varier sont donc:
- l'abondance globale des modèles, qui influe sur la force de
sélection pour le mimétisme global;
- le niveau d'hétérogénéité spatiale,
qui influe sur le différentiel de sélection pour l'une
et l'autre forme dans l'un et l'autre des sites, donc sur la différenciation
des deux populations;
- le taux de migration entre sites, qui tend à homogénéiser
la composition des deux populations et agit donc contre leur différenciation;
- la toxicité de l'espèce mime, qui influe sur la force
de la sélection stabilisante locale par laquelle plus une forme
est commune, plus elle est favorisée.
Dans notre modèle, on a supposé pour simplifier que seule
lespèce mimétique évoluait. Lenvironnement
mimétique est donc constant. On suppose que les proies représentent
une faible proportion de lalimentation des prédateurs,
si bien que le nombre de prédateurs naugmente pas avec
le nombre de proies toxiques. Sur une courte échelle de temps,
cette hypothèse est réaliste. Les prédateurs naïfs
doivent apprendre, et on suppose que les autres oublient ou expérimentent
régulièrement, si bien quà tout moment des
proies toxiques sont consommées. L'analyse consiste alors à
rechercher pour quelles combinaisons de paramètres le polymorphisme
chez l'espèce mime peut se maintenir de façon stable,
et à l'inverse, dans quels cas on observe une stabilisation d'une
seule forme dans les deux populations.
Dans une seule population isolée on obtient bien le résultat
classique: le polymorphisme ne peut pas se maintenir, et une forme seulement
peut se maintenir chez lespèce mime. Lorsque lon
considère deux populations, le polymorphisme est instable à
léchelle globale dès lors que la structuration de
lenvironnement est trop faible. On a une structuration faible
soit lorsque la différence environnementale (abondance relative
des espèces modèles) entre les deux sites est faible,
soit lorsque la migration entre les deux populations est forte. Dans
les deux cas, lenvironnement pour le mime se rapproche dune
population unique, où le polymorphisme, comme nous venons de
le vérifier, est instable. Une seule forme s'établit dans
les deux sites et l'autre forme s'éteint (chez le mime seulement).
En revanche, le polymorphisme est stable lorsque la structuration est
suffisamment forte, cest-à-dire lorsque dans chaque site
lune des formes est sélectionnée, et la migration
maintient alors un mélange entre les deux. Chacune des deux populations
est alors polymorphe, avec en général un biais (plus ou
moins fort selon les paramètres) en faveur de la forme la mieux
protégée localement.
Pour récapituler, sur une échelle de structuration spatiale
qui inclut les deux paramètres migration et hétérogénéité,
on a deux zones, lune de polymorphisme stable, et lautre
de monomorphisme, séparées par une valeur.
On peut alors sintéresser aux variations de cette valeur
limite en fonction dun troisième paramètre, la toxicité
du mime. On remarque que pour une espèce très toxique,
la zone de paramètres pour laquelle le polymorphisme est stable
est bien plus étroite que pour une espèce peu toxique.
Inversement, pour une valeur de structure donnée, on pourra maintenir
du polymorphisme plus facilement chez une espèce peu toxique
(figure 11). Comment expliquer ce résultat ? Si lon regarde
la réduction de prédation due à lapprentissage
des prédateurs, peu de proies très toxiques équivalent
à de nombreuses proies peu toxiques. La sélection fréquence-dépendante
est donc bien plus forte pour une proie très toxique. Par conséquent,
une proie très toxique sera relativement indépendante
de l'environnement mimétique (les modèles), donc sera
moins fortement soumise à la sélection pour mimer le modèle
localement abondant. Le polymorphisme étant maintenu par la sélection
de formes différentes dans les deux populations, les mimes les
plus toxiques seront indépendants de cette sélection,
ce qui repousse la limite de stabilité du polymorphisme à
des valeurs d'hétérogénéité plus
fortes.
Ce résultat est intéressant, car chez les espèces
comestibles (mimes Batésiens), les formes sont dautant
plus avantagées quelles sont rares, donc le polymorphisme
est sélectionné et attendu. Ici, on met en évidence
une certaine continuité avec le mimétisme Müllérien.
En effet, des espèces toxiques peuvent répondre à
la structuration de lenvironnement (même faible) par le
polymorphisme (figure 11), bien que dans chaque population la sélection
mimétique tende à éliminer les formes rares.
On a regardé jusquici le polymorphisme à léchelle
globale. Que se passe-t-il localement ? La diversité locale s'avère
surtout dépendante du taux de migration, et assez peu des autres
paramètres. De plus, le niveau de diversité locale est
maximal lorsque lon est proche de la limite ou le polymorphisme
devient instable.
En conclusion, que nous apporte ce modèle ?
- Tout dabord, on a vu que lhétérogénéité
spatiale permet le maintien du polymorphisme par équilibre migration-sélection.
- Ensuite, les mimes peu toxiques doivent évoluer plus facilement
vers le polymorphisme. Plus la diversité est forte, plus elle
doit être sensible aux fluctuations des paramètres.
- Dans la plupart des cas où le polymorphisme est stable, il
y a adaptation locale, cest-à-dire que, dans chaque population,
la forme la plus fréquente chez le mime correspond à la
forme la plus fréquente chez lespèce modèle.
A partir de ce modèle, on a donc tiré des prédictions,
que nous allons pouvoir confronter à une étude de cas
sur une espèce spécialement intéressante, Heliconius
numata.
Mimétisme et variabilité de la sélection chez
un papillon amazonien
Le papillon Heliconius numata, de la famille des Heliconiinae
(Nymphalidae), est chimiquement défendu, et présente la
particularité dêtre polymorphe: dans chaque population,
lespèce existe sous plusieurs formes (figure 12). Il sagit
dune espèce que lon trouve dans les forêts
tropicales du bassin amazonien, ainsi que dans la forêt atlantique
du Brésil. Elle est polymorphe dans quasiment toute les populations
connues, et nous avons choisi de létudier dans les populations
de l'est du Pérou (figure 13), où elle est particulièrement
polymorphe, avec au moins sept formes présentes dans la zone
détude. Le polymorphisme est associé au mimétisme
: chacune des formes est un mime presque parfait dautres papillons
de la famille des Ithomiinae (Nymphalidae). Chaque papillon de la colonne
de droite sur la figure 12 est une forme de H. numata alors que
les papillons de la colonne de gauche appartiennent à des espèces
différentes de Melinaea.
Les papillons Melinaea et Heliconius sont en général
reconnus comme étant immangeables par les prédateurs (bien
qu'on n'ait pas de données spécifiques pour H. numata).
Les espèces de Melinaea, comme tous les représentants
de la famille des Ithomiinae (Nymphalidae), sont protégées
par des alcaloïdes pyrrolizidiques acquis à l'âge
adulte sur des diverses plantes comme Heliotropium (Borraginacées)
ou Prestonia (Apocynacées). Les espèces de Heliconius
sont protégées par des composés cyanogéniques,
dérivés leurs plantes hôtes larvaires (Passifloracées),
ou bien néo-synthétisés à partir de précurseurs
présents dans le pollen de certaines fleurs dont les adultes
se nourrissent, notamment celui de Gurania et Psiguria
(Cucurbitacées, figure 14).
Un fait remarquable chez H. numata est que la grande variabilité
phénotypique est gouvernée par un seul locus. Les croisements
qui permettent de parvenir à cette conclusion ne sont pas détaillés
ici, mais on observe une dominance presque complète d'une forme
sur l'autre, selon un ordre presque linéaire, avec une forme,
bicoloratus, dominante sur toutes les autres, alors que la forme
silvana est récessive (figure 15). Il semblerait que ce
locus soit un supergène ou linkat, c'est-à-dire
plusieurs gènes fortement liés sur un chromosome. L'hérédité
monogénique avec dominance nette entre les allèles assure
que des formes intermédiaires (non mimétiques et par conséquent
défavorisées) ne sont pas produites lors de croisements
entre les formes mimétiques d'une même population. On ne
sait pas encore bien comment un tel supergène a pu évoluer,
mais des modèles théoriques montrent qu'un environnement
hétérogène peut faciliter son apparition.
Les différentes formes mimétiques étant représentées
par des formes (sous-spécifiques) chez H. numata alors
qu'elles sont représentées par différentes espèces,
et beaucoup plus anciennes, chez Melinaea, il fait peu de doute
que les espèces de Melinaea sont les modèles et
H. numata est un mime dont les formes ont évolué
plus récemment. L'environnement mimétique pour H. numata
est donc représenté par l'abondance des différentes
espèces de Melinaea, car c'est cette abondance qui détermine
quelle forme, localement, est la mieux protégée de la
prédation.
Les prédictions de notre modèle théorique,
concernant l'effet de l'hétérogénéité
de la sélection naturelle sur le mimétisme, sont-elles
en accord avec les données (réelles) sur H. numata?
Une façon de le tester est de comparer le degré dhétérogénéité
dans la distribution spatiale des différentes formes mimétique
entre H. numata (polymorphe) et Melinaea (monomorphes).
La carte de la figure 16 représente schématiquement la
distribution dabondance des différentes espèces
du modèle Melinaea (panneau de gauche), et celle des différentes
formes de H. numata (panneau de droite), dans notre petite zone
de 30 x 60 km à l'est du Pérou (figure 13). La diversité
locale chez Melinaea est faible: un site donné est en
général fortement dominé par une seule forme. En
revanche, chez H. numata, le patron est très différent
: on observe que chaque population est dominée par deux voire
trois formes, si bien que la diversité locale moyenne est beaucoup
plus forte.
On a calculé un indice de différenciation du patron de
coloration entre populations, que lon a appelé Pst.
Pst mesure la proportion de diversité totale due aux différences
entre les populations.
On a également calculé la diversité locale moyenne
(H) (indice de Simpson).
On observe chez Melinaea une diversité locale H
assez faible et une diversité entre sites Pst très
forte, ce qui montre que les sites sont différenciés à
une très petite échelle spatiale. H. numata montre
une diversité locale H deux fois plus forte, et une structuration
Pst trois fois plus faible, quoique encore assez forte, avec
trois grandes zones géographiques différenciées.
Voir la carte (figure 16), où chaque étoile représente
une population. Notre étude montre que ce patron de distribution
est stable sur trois ans, et des données de collecte suggèrent
qu'il est globalement stable même sur une échelle de temps
de plus de 15 ans.
Nous allons maintenant regarder la corrélation entre les formes
mimétiques à léchelle locale. On peut calculer
un indice de corrélation entre les fréquences locales
des formes de H. numata et des celle de leurs modèles
respectifs. On voit que la corrélation est forte et très
significative (figure 16). Ceci signifie que chaque site est très
dominé par une forme de Melinaea, et que cette forme est
mimée par lune des formes les plus communes de H. numata.
Par conséquent, chaque population de H. numata répond
à la sélection locale pour le mimétisme.
Mais dans ce cas, pourquoi nobtient-on pas une situation dans
laquelle chaque population de H. numata serait fixée pour
la couleur dominante localement? L'hypothèse la plus réaliste
et la plus parcimonieuse est que le mouvement des individus de H.
numata entre populations est suffisant pour niveler les différences.
Pour estimer ce taux déchanges, on a utilisé le
polymorphisme de marqueurs génétiques, des marqueurs enzymatiques,
indépendants du patron de coloration. Sur 27 locus analysés,
16 étaient polymorphes. Contrairement à ce quon
observe pour les patrons de coloration, la structuration géographique
sur ces marqueurs non impliqués dans le mimétisme est
quasiment nulle et on ne détecte aucun patron: les populations
sont pratiquement indifférenciées. On peut donc en déduire
que les flux de gènes sont forts chez H. numata,
probablement à cause dévénements de migration
fréquents entre sites.
En résumé, qua-t-on trouvé ?
- la diversité des espèces modèles est faible localement,
et elle est surtout distribuée entre sites
- la diversité des formes chez l'espèce mime est forte
localement, et la structuration spatiale est plus grossière
- le patron de distribution est stable temporellement
- la réponse à la sélection (locale) pour le mimétisme
est détectable, mais la grande mobilité de H. numata
rend la corrélation imparfaite.
Conclusions
Ces résultats sont en accord avec les prédictions du modèle
théorique. Létude sur le terrain comme le modèle
théorique suggèrent que lhétérogénéité
spatiale de la sélection peut maintenir plusieurs formes mimétiques
différentes par le seul jeu de la sélection naturelle
et de la migration.
Chez H. numata, lenvironnement mimétique en mosaïque
exerce des pressions de sélection fortes mais différentes
dans chaque population, auxquelles cette espèce semble répondre.
Dans chaque population, la sélection favorise une forme mimétique
différente; mais l'échelle spatiale de l'hétérogénéité
est fine, ce qui permet malgré tout un brassage considérable
et, donc, le polymorphisme dans chaque population. Lhérédité
monogénique du patron de coloration permet le maintien de nombreux
clines de sélection/ migration à une échelle
spatiale fine. Lévolution du supergène pourrait
elle-même être fortement aidée par lhétérogénéité
de la sélection.
On aurait donc deux situations extrêmes (figure 17): dans un cas
lhétérogénéité est très
faible, voire nulle, et le polymorphisme est impossible. A lautre
extrême, on a une ségrégation très nette
de deux grandes zones de sélection homogène, où
les formes sont sélectionnées, menant à des races
géographiques séparées par une zone dhybridation
étroite. Entre ces deux extrêmes, il peut exister une zone
intermédiaire où lhétérogénéité
spatiale de la sélection est suffisamment forte pour permettre
une adaptation locale, mais a une échelle suffisamment fine pour
que la migration tende à homogénéiser les sites
de façon marquée. On a alors un polymorphisme. La largeur
de cette zone de paramètres serait fonction à la fois
de la migration et du niveau de toxicité du mime, ce qui pourrait
expliquer que lon observe ce polymorphisme chez très peu
despèces.
Quelles sont les perspectives de ce travail ?
Tout dabord, il serait nécessaire de mieux comprendre les
processus de prédation et la biologie des prédateurs.
Par exemple, comment les prédateurs apprennent-ils ? Quel
est le rôle de lapprentissage ? Comment les prédateurs
oublient-ils ? Est-ce fonction du temps passé ? de
la toxicité ? du nombre de proies ingérées ?
Ensuite, pourquoi observe-t-on une telle hétérogénéité
dun site à lautre chez lespèce modèle
Melinaea ? Des processus dexclusion compétitive
sont-ils en jeu ? Le mimétisme joue-t-il un rôle ?
Quelles sont les relations taxonomiques des différentes espèces
et sous-espèces de Melinaea entre elles, et quel est le
rôle de la structure géographique en mosaïque dans
ces relations ? Des études écologiques et phylogénétiques
sont nécessaires.
Enfin, comment les supergènes, comme celui observé
chez H. numata, se forment-ils ? Sagit-il dun
tri des locus liés, d'une préadaptation, d'une réduction
graduelle de la recombinaison, ou encore de phénomènes
de type inversion chromosomique ? Les mêmes gènes
sont-ils utilisés par les différentes espèces mimétiques ?
Ces gènes sont-ils homologues de gènes non liés
chez les autres espèces ? Pour répondre à
ces questions il est nécessaire de cartographier les gènes
impliqués sur les chromosomes, pour (si possible) les identifier,
puis les comparer entre espèces.
Ce texte est issu des travaux de thèse
de Mathieu Joron, 2000, effectués à lUniversité
Montpellier 2 sous la direction dIsabelle Olivieri (UM2) et Jim
Mallet (University College of London).
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