Pascal TASSY
UMR 8569 CNRS, Laboratoire de Paléontologie, Muséum National
d'Histoire Naturelle
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INTRODUCTION
Si sa renaissance conceptuelle remonte
aux années 1960, la systématique a mis plus de vingt ans
encore pour se réinstaller, au travers de la phylogénétique,
au cur des sciences de l'évolution - et encore aujourd'hui
la place est-elle modeste et le plaidoyer toujours d'actualité
(Gros & Dercourt, 2001).
Pourtant, parmi les livres fondateurs de la "synthèse moderne"
ou "théorie synthétique de l'évolution"
figure Systematics and the Origin of Species d'Ernst Mayr (1942).
Le titre même de l'ouvrage peut expliquer le paradoxe que constitue
la traversée du désert de la systématique qui suivit
sa parution. La question de l'origine des espèces, comme préalable
à toute enquête sur l'évolution, ne pouvait que
déboucher sur la domination de la génétique des
populations. De fait, l'évolution fut conçue comme le
changement graduel des fréquences géniques des populations
au cours du temps. On comprendra que la systématique, qui est
affaire d'homologie et de diagnoses, c'est-à-dire selon le mot
de Nelson (1999) de taxons et de caractères, soit éloignée
d'une telle conception du processus évolutif. La systématique
apparut alors doublement obsolète : c'était une vieille
science coupée des recherches fondamentales de la génétique.
Elle dut son renouveau à deux réflexions qui, quoique
contradictoires, partagent une forme de mathématisation de la
taxinomie (par taxinomie on comprend ici la science des classifications
selon la définition de son concepteur, A.-P. de Candolle en 1813,
reprise notamment par Simpson (1961), et non la seule dénomination
des espèces). L'une prit le contrepied de la systématique
évolutionniste en lui reprochant de faire la part trop belle
aux incertitudes des hypothèses évolutives, il s'agit
de la numerical taxonomy des phénéticiens (notamment
Sokal et Sneath (1963)) ; l'autre en critiqua au contraire la faiblesse
de la réflexion phylogénétique, il s'agit de la
systématique phylogénétique (ou cladistique) de
Hennig (1966). La critique hennigienne apparut en réalité
plus tôt mais c'était dans un livre publié en allemand,
à Berlin, en 1950 tout à fait en dehors des cercles évolutionnistes
de la synthèse moderne, par un pur systématicien de surcroît;
il fut donc peu commenté et sa diffusion restreinte.
LA SYSTÉMATIQUE ÉVOLUTIONNISTE
Pourquoi la systématique
dite évolutionniste des années 1930-1960, celle des fondateurs
de la synthèse moderne, Mayr et Simpson notamment, fut-elle durement
attaquée, de telle manière qu'elle ne semble plus aujourd'hui
qu'un épisode révolu dans l'histoire de la taxinomie ?
De façon un peu schématique on peut affirmer qu'en rapportant
aux taxons de tout niveau classificatoire les types de recherche s'intéressant
aux populations, la systématique évolutionniste fit d'une
part l'économie d'une réflexion moderne sur l'homologie
et, d'autre part privilégia la conception de grades évolutifs,
regroupant des organismes partageant une même zone adaptative
(concepts flous et non testables) censés représenter l'évolution
à grande échelle. Enfin la recherche phylogénétique
était, pour une large part, implicitement laissée aux
paléontologues pour une raison apparemment de bon sens. L'histoire
de l'évolution s'inscrivant dans le temps, c'est directement
dans les archives de la terre qu'il faudrait rechercher ces fragments
de phylogénie incarnés par les fossiles. Or, paradoxalement,
dans les années 1950, peu de paléontologues s'attachaient
à construire des phylogénies, pour deux raisons pragmatiques.
Les archives stratigraphiques sont lacunaires - la phylogénie
est donc illusoire - et lorsqu'elles le sont moins, la succession chronologique
de populations fossiles liées par des relations directes d'ancêtre
à descendant (lignée phylétique) devient l'objet
de la recherche.
MATHÉMATISATION DE LA TAXINOMIE
La taxinomie numérique
Les concepts flous de la systématique
évolutionniste furent épinglés durement par les
tenants de la taxinomie numérique. Robert Sokal et P. H. A. Sneath
jugèrent que le calcul de la ressemblance était pensable
et efficient alors que le savoir évolutif était bien trop
ténu pour offrir une base solide à la systématique,
l'homologie étant un concept impraticable. De la sorte, la taxinomie
numérique fonda tout son prestige sur la mathématisation :
calcul d'indices de ressemblance, construction de matrices de distances
entre organismes, ajustement des distances sous la forme d'un arbre
permettant d'identifier des clusters, c'est-à-dire des
groupes de ressemblance. L'essor concomittant de l'informatique fit
beaucoup pour la réussite de la phénétique. Qu'il
s'agisse de caractères continus, telles les fréquences
alléliques ou les simples dimensions, ou bien de caractères
discontinus tels les caractères anatomiques, il est toujours
possible de regrouper sur la base de la similitude globale. L'application
de méthodes de distance à de nouveaux caractères
parés du prestige de la biologie la plus avancée, la structure
des protéines et celle de l'ADN et de l'ARN (acides aminés
et nucléotides), fit le reste. L'un des plus célèbres
arbres modernes, qui signa le triomphe de la biologie moléculaire
est un arbre universel du vivant, maintes fois reproduit : c'est
un arbre de distances fondé sur l'analyse phénétique
du cytochrome c, de la levure à l'homme (Fitch & Margoliash
1967). Aujourd'hui, des algorithmes de calcul de ressemblance globale
(Neighbor Joining, par exemple) sont toujours utilisés
pour construire des arbres, principalement des arbres moléculaires.
La cladistique
La systématique phylogénétique
de Willi Hennig partit d'un tout autre point de vue. La systématique
se doit d'exprimer le savoir évolutionniste. Elle doit donc être
phylogénétique et faire en sorte que le concept phare
de la systématique, l'homologie, prenne tout son sens phylogénétique.
Si l'on compare les caractères de divers organismes, on constate
effectivememt des ressemblances et des dissemblances. Certains caractères
sont ressemblants, voire identiques et pas d'autres. Il n'y a pas d'uniformisation
de la forme, si l'on peut dire. En termes évolutifs, cela signifie
que les caractères n'évoluent pas tous à la même
vitesse : c'est l' "évolution en mosaïque" selon
l'expression de Gavin de Beer, ou "hétérobathmie"
selon celle de Willi Hennig. Par conséquent, la cladistique ne
cherche pas à mesurer la ressemblance globale, elle cherche à
analyser les caractères individuels de façon simultanée
afin de faire émerger ce que l'on appelle la congruence des caractères,
selon une heureuse métaphore géométrique. Chaque
caractère observé chez différents taxons définit
un arbre donné. Certains caractères sont plus discriminants
que d'autres et l'arbre est mieux résolu, d'autres dessinent
des arbres contradictoires. La congruence revient à faire émerger
l'arbre résumant tous les arbres, celui qui apparaît comme
le moins contredit. Les caractères situés sur un nud
de l'arbre sont les homologies qui relient les taxons issus du nud.
Lorsqu'un même caractère apparaît sur plusieurs nuds,
il correspond à une homoplasie. Autrement dit, la similitude
globale ne peut donner à coup sûr la filiation, tout se
joue au niveau des caractères individuels.
Dès les années soixante apparaissent des algorithmes de
calcul d'arbres permettant un examen simultané de caractères
discontinus (Camin et Sokal, 1965; Kluge et Farris, 1969; Farris, 1970).
La cladistique informatisée, connue sous la dénomination
d'analyse de parcimonie, était née. Son essor fut lent
mais régulier. La diffusion de la micro-informatique fit également
pour beaucoup dans le développement de la cladistique. A partir
du milieu des années 1980 un systématicien muni d'un ordinateur
pouvait traiter en quelques minutes des centaines de caractères
chez des dizaines de taxons et obtenir l'arbre dit "le plus court".
La phylogénétique
Si la systématique a repris
sa place comme science de référence, elle le doit principalement
à l'engouement pour la phylogénétique, la science
des constructions d'arbres phylogénétiques. Née
en Allemagne avec Hennig, la cladistique connut son essor aux Etats-Unis,
au cours des années 1970, non seulement grâce aux concepteurs
d'algorithmes comme Steve Farris, mais aussi aux travaux de systématiciens
praticiens, ichtyologistes comme Gareth Nelson ou Ed Wiley, ornithologistes
comme Joël Cracraft, arachnologistes comme Norman Platnick, herpétologues
comme Arnold Kluge. Ces auteurs, et bien d'autres, argumentèrent
énormément sur la supériorité de l'approche
cladistique. Quelques articles et livres aux retombées considérables
furent leur uvre (Nelson, 1970; Nelson & Platnick 1981; Eldredge
et Cracraft,1980; Wiley 1981). En Europe nombre de cladistes de la première
heure (parfois animés de prosélytisme) furent entomologistes
à l'instar de Hennig (Lars Brundin en Suède, Claude Dupuis
et Bernard Serra Tosio en France), ichtyologistes (Colin Patterson et
Roger Miles en Angleterre, Niels Bonde au Danemark, Daniel Goujet en
France), ou encore paléomammalogistes (Robert Hoffstetter en
France).
La systématique bénéficia donc de l'essor de la
phylogénétique mais les années 1970 furent une
décennie d'intenses débats, souvent virulents, autour
de la méthode idéale. En effet, de même qu'au milieu
du 19e siècle Darwin anticipa que "nos classifications deviendront
des généalogies" (ce qui signifie que la classification
est subordonnée à l'établissement de la phylogénie),
Hennig présenta, un siècle plus tard, la systématique
phylogénétique comme le "système de référence
général".
La prétention cladistique de représenter la systématique
à son point culminant d'efficacité fut durablement ressentie
par maints systématiciens comme une agression vis-à-vis
des autres pratiques mais, sans caricaturer, on peut affirmer que durant
les années 1980 la cladistique toucha presque tous les groupes
taxinomiques et s'imposa donc. Deux exemples francophones : qu'une
revue de diffusion scientifique comme La Recherche ait publié
une article de fond sur la nouvelle méthode dès 1980 (Janvier
et al. 1980) est un bon indicateur de l'impact des débats à
cette époque. Puis, en 1984, naquit la Société
Française de Systématique (http://sfs.snv.jussieu.fr),
alors qu'en France, à l'époque, la profession de systématicien
était sinistrée, signe d'une prise de conscience institutionnelle.
Nelson (1999) définit la cladistique comme une critique de la
façon de pratiquer la systématique, alliant ainsi l'ancien
- la pratique de la systématique - et le nouveau - la critique.
Au fond, la cladistique est aussi vieille que la notion d'homologie.
Pourquoi a-t-il fallu plus d'un siècle pour que l'homologie prenne
sa dimension phylogénétique avec la partition entre apomorphie
et plésiomorphie et la notion de synapomorphie comme révélatrice
des clades ? Pourquoi a-t-il été si difficile de faire
admettre que les groupes paraphylétiques, les grades chers aux
systématiciens évolutionnistes, n'ont pas de dimension
phylogénétique (le débat n'est pas totalement clos)
? Il n'est pas dans le but de cette section de répondre à
la question. Le lecteur curieux pourra trouver un commentaire cladiste
dans Tassy (1991) et une illustration du débat entre méthodes
concurrentes dans le collectif coordonné par Tassy (1986). On
peut consulter une histoire socio-épistémologique des
débats nord-américains dans Hull (1988). A propos de Colin
Patterson, Bonde (2000) témoigne de lessor des idées
hennigiennes à la fin des années 1960. Enfin, l'essai
de référence sur la réception des idées
hennigiennes est dû à Dupuis (1979).
Aujourd'hui, pour ce qui est de la diffusion des idées et des
savoirs phylogénétiques dans le grand public, la publication
d'un ouvrage comme "Classification phylogénétique
du vivant" (Lecointre et Le Guyader, 2001) destiné
en partie aux enseignants du secondaire, est une forme d'illustration
de la généralisation de l'approche cladistique dans le
discours sur la diversité biologique.
Dorénavant, les débats se concentrent sur le poids des
modèles évolutifs dans la construction des arbres et des
classifications qui en résultent (Darlu, 1999). Ce débat
revêt un double aspect, un aspect conceptuel et un aspect disciplinaire.
Aspect conceptuel : qu'entend-on par modèle évolutif
et, par voie de conséquence, les méthodes probabilistes
vont-elles supplanter l'approche cladistique ? Aspect disciplinaire :
morphologistes et biologistes des molécules ne voient pas toujours
de la même façon les concepts systématiques de base,
notamment l'homologie.
DÉBATS ACTUELS
Cladistique et modèle évolutif
Les cladogrammes sont des schémas
de parenté construits sur l'optimisation d'un critère :
la maximisation de l'homologie. Pour les cladistes dits stucturaux (pattern
cladists) à l'instar de Nelson et de Platnick (voir récemment
Brower, 2000), la cladistique ainsi conçue n'exige comme justification
qu'un postulat (dont on peut discuter à l'infini s'il se fonde
ou non sur l'empirisme) : la nature est ordonnée de façon
hiérarchique. La cladistique n'entretiendrait donc que des relations
lointaines avec la théorie de l'évolution. Pour les cladistes
phylogénéticiens (par exemple Farris, 1983; Kluge 2001),
le postulat est évolutionniste : descendance avec modification.
Dans ce cas, l'interprétation du cladogramme en termes phylogénétiques
s'accorde avec un modèle évolutif minimal : dans
une matrice de donnés (taxons x caractères) il n'y a pas
d'événements cachés; a priori l'observation ne
trahit pas. Il a été facile de concevoir des modèles
évolutifs qui s'accordent à une absence de signal :
l'observation est a priori trompeuse (Felsenstein 1978). De tels modèles
sont facilement concevables en biologie moléculaire. Admettons
par exemple que chez un taxon un site nucléotidique a évolué
pendant dix millions d'années avec une mutation tous les 500 000
ans, soit vingt changements. Chez un autre taxon le même site
n'a muté que cinq fois. Comparer le (ou les) nucléotide(s)
n'a pas de sens : il n'y a pas d'homologie envisageable :
que ce site soit occupé par le même nucléotide ou
par deux nucléotides différents ne permet pas d'hypothétiser
un état ancestral. Si toutes les données sont de ce type,
seule la connaissance a priori du processus évolutif permettrait
de construire un arbre phylogénétique qui se rapprocherait
de la réalité. Une telle approche, qui se fonde sur des
modèles probabilistes de changement évolutif, approches
dites de maximum de vraisemblance ou baysienne, sont en plein essor
en biologie moléculaire.
Les utilisateurs de telles méthodes soutiennent souvent que le
modèle parcimonieux n'est pas réaliste et que l'évolution
n'a certainement pas minimisé l'homoplasie (par exemple Hall,
2001). Un tel raisonnement signifie que l'homologie n'est concevable
qu'en termes de probabilité (approches probabilistes) et pas
seulement en termes d'hypothèse (approche hypothético-déductive,
cladistique).
Ce débat est pour la décennie présente : il
est signe que la renaissance de la systématique est une réalité
car il est tout entier issu de la construction des arbres, arbres phylogénétiques
et de classification.
Taxinomie-alpha et génétique
du développement
Alors que les constructions phylogénétiques connaissaient
un essor considérable, se tint en 1992 le Sommet de Rio avec
la prise de conscience politique de la destruction progressive de la
biodiversité au niveau de la planète. Prendre des mesures
de protection de l'environnement implique une bonne connaissance de
la composition de la biodiversité. Or, une nouvelle alliance
entre recherches phylogénétiques et écologie venait
démerger dans le but de donner aux biotes une dimension
historique (Brookes et McLennan, 1991). Suivit la réévaluation
du travail d'inventaire avec le reconnaissance de la nécessité
de la taxinomie-alpha. Autrement dit, savoir répondre de façon
précise à la question : qu'est-ce qui vit dans cette
région ? Sachant que deux millions d'espèces vivantes
sont recensées aujourd'hui et que probablement dix fois plus
sont encore à découvrir (sans parler des fossiles), le
travail qui attend les systématiciens est vertigineux. Pour ce
faire la recherche sur le stockage de l'information (un des aspects
fondamentaux de la systématique) bénéficie des
progrès de la recherche en informatique, systèmes de bases
de données et de gestion de bases de données (voir Lebbe
1996). L'inventaire, et son corollaire, la mise à disposition
du savoir systématique aux non-systématiciens, représentent
un enjeu majeur pour les années à venir. Cette fois, la
renaissance de la systématique est une réalité,
dictée par les effets de l'activité humaine sur notre
planète.
Un autre domaine, la génétique du développement
("Evo-Devo"), a réactualisé l'intérêt
pour la systématique. Dès lors que l'on peut s'intéresser
à la genèse de structures morpho-anatomiques, les caractères
considérés comme des homologies de clades significatifs,
de grande ou de petite magnitude, deviennent l'objet de toutes les sollicitudes.
En témoignent par exemple, les travaux sur les grands plans d'organisation
ou, plus modestement, sur des organes clés comme les membres
pairs des vertébrés dont on suppose qu'ils sont homologues
et dont la paléontologie envisage la mise en place dès
370 millions d'années. Ici encore le retour au caractère,
paré du prestige de la biologie la plus avancée, est une
forme de retour à la systématique.
CONCLUSION
Dans les années 1960, le
systématicien était le plus souvent considéré
comme un biologiste archaïque qui avait laissé passer le
train de la modernité. Au seuil des années 1970, alors
que Jacques Monod publiait "Le Hasard et la nécessité"
et François Jacob "La Logique du vivant", le terme
de systématique tombé en désuétude, était
vaguement compris comme synonyme d'étiquetage de spécimens
dans des tiroirs. Quarante ans plus tard le mot n'est plus ridicule.
Plus encore, grâce à l'essor de la phylogénétique,
la systématique a de nouveau pénétré toutes
les branches de l'évolutionnisme. Aujourd'hui nous avons aussi
pris conscience de la précarité de notre environnement
et de ce qui vit sur Terre.
Sur le plan institutionnel, et notamment en France, la renaissance de
la systématique sera peut-être pleinement accomplie lorsque
tous les biologistes reconnaîtront que la recherche phylogénétique
donne toute sa dimension à la biologie fondamentale et lorsque
tous les phylogénéticiens reconnaîtront que la connaissance
de l'histoire de la vie doit s'accompagner de l'inventaire patient et
laborieux de la biodiversité actuelle et passée. Il reste
donc encore du pain sur la planche aux militants naturalistes modernes
que sont les systématiciens et les phylogénéticiens
du 21e siècle.
BIBLIOGRAPHIE
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