« Nous mettons en place un réseau dynamique de collaboration scientifique qui renforcera les liens entre la France et l’Italie »

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Une conférence se tiendra du 8 au 10 juin 2022 à Rome pour le lancement officiel du Laboratoire Ypatia des sciences mathématiques. Président de l’Institut national italien des mathématiques INdAM, Giorgio Patrizio répond à nos questions.

Deuxième1  International Research Laboratory (IRL) du CNRS en Italie, le Laboratoire Ypatia des sciences mathématiques (LYSM) a été créé le 10 décembre 2021. Quels en sont les objectifs ?

Giorgio Patrizio2 : Après plus de 20 ans de coopération, le CNRS et l’Istituto Nazionale di Alta Matematica (INdAM) ont créé le LYSM afin de mettre en place un réseau dynamique de collaboration scientifique qui renforcera les liens entre nos deux pays dans le domaine des mathématiques. Cela se traduira par des séjours de longue durée pour des mathématiciennes et mathématiciens français et italiens, des conférences scientifiques, l’implémentation de thèses de doctorat co-supervisées entre la France et l’Italie, ainsi que le financement de missions de doctorantes et doctorants. Les origines du LYSM remontent à 2017, suite à un accord3  passé entre le CNRS et l’INdAM, l’organisation de recherche qui encadre, promeut et coordonne la recherche mathématique en Italie. L’INdAM a notamment pour rôle de développer et renforcer les contacts et collaboration entre la communauté mathématique italienne et ses partenaires à l’international. La création du Laboratoire Ypatia entre donc parfaitement dans les actions de l’institution. Le nouvel IRL s’appuiera sur un consortium de laboratoires rattachés à une trentaine d’universités françaises et italiennes. La conférence de lancement les rassemblera en juin (voir encadré).

  • 1Le premier IRL en Italie « Fibonacci », également en mathématiques, a fermé fin 2020.
  • 2Né en 1956, Giorgio Patrizio a mené son doctorat en mathématiques à l’Université de Notre Dame sous la direction de Wilhelm Stoll. Ses recherches portent sur plusieurs variables complexes et la géométrie différentielle complexe. Il est “Full Professor” de géométrie à l’Université de Firenze depuis 1995. Avant cela, il avait obtenu le même titre à l’Université de Rome Tor Vergata et fut professeur invité de plusieurs universités et organismes de recherche. Giorgio Patrizio est président de l’Istituto Nazionale di Alta Matematica (INdAM) depuis 2015.
  • 3Le LYSM avait alors été établi comme Laboratoire international associé (LIA), une forme de structure qui n’existe plus aujourd’hui.

Une conférence pour lancer l’IRL

Du 8 au 10 juin, se tient à Rome la conférence Ypatia 2022 en présence de mathématiciennes et mathématiciens confirmés et jeunes chercheurs et chercheuses venus partager leurs domaines d’expertise.

Les conférences plénières seront ainsi données par les Italiens Lucia Caporaso, Alessandra Faggionato, Giovanni Gallavotti et Roberto Longo, et les Français Serge Cantat, Alain Connes, qui a reçu la médaille Fields en 1982, François Golse et Claire Voisin – médaille d’or du CNRS –, mais aussi les médaillés Fields Curtis McMullen (1998) et Alessio Figalli (2018).

Seront aussi présents Christophe Lemoine, ministre conseiller de l'Ambassade de France en Italie, Jean-Stéphane Dhersin, directeur adjoint scientifique de l'Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions du CNRS (Insmi), Giorgio Patrizio, et Alessandro Guiliani, directeur du LYSM.

Cet IRL est donc en fait un accord de collaboration entre l’ensemble de la communauté mathématique italienne et son équivalent français. Quelles sont les thématiques au cœur de ces coopérations déjà très actives ?

G. P. : Le Laboratoire Ypatia vise à faciliter les échanges scientifiques entre la France et l’Italie dans toutes les branches de la discipline mathématique. Il s’appuie sur nos collaborations passées, déjà efficaces dans une variété de thèmes, de la géométrie différentielle algébrique et complexe à la géométrie non commutative4 , en passant par la théorie des nombres, l’analyse au sens large, la physique mathématique et la mécanique statistique, la théorie ergodique et les systèmes dynamiques5 , les probabilités et les systèmes à particules interactives, ou encore la logique. Cette liste est longue mais ne couvre pas l’ensemble des possibilités. Notre objectif est de consolider les collaborations existantes qui fonctionnent bien et d’en créer de nouvelles dans des thèmes d’intérêt commun aux mathématiciennes et mathématiciens français et italiens d’aujourd’hui.

Comment l’Italie se place-t-elle dans la recherche mathématique mondiale ?

G. P. : Les domaines cités comme centraux au LYSM sont, bien que de manière non exhaustive, de bons exemples des thèmes sur lesquels la communauté mathématique italienne a une longue tradition et de nombreuses réussites dont elle peut être fière. Nous pouvons aussi mettre en avant les contributions de nos chercheurs et chercheuses internationalement reconnus. Par exemple, Enrico Bombieri et Alessio Figalli, récipiendaires de la médaille Fields en 1974 et 2018, dont le travail couvre de nombreux aspects des mathématiques qui ont été ou sont encore importants en Italie. Mais, plutôt que pointer des contributions individuelles, je pense que ce qui compte est le degré d’intégration de notre communauté dans son ensemble au sein de la communauté scientifique internationale. Nous avançons tous dans la même direction. En cela, je crois que les mathématiques italiennes se portent très bien et réussissent à merveille.

  • 4En mathématiques, une opération binaire est dite « commutative » si le fait de changer l'ordre des opérandes ne change pas le résultat. Elle est « non commutative » sinon.
  • 5La théorie ergodique étudie les propriétés statistiques des systèmes dynamiques déterministes, c'est-à-dire des systèmes sans perturbations aléatoires, sans bruit, etc.

Un hommage à Hypatie d’Alexandrie

Hypathie d'Alexandrie
Peinture représentant Hypatie d'Alexandrie par A. Seifert

Le nom du Laboratoire Ypatia des sciences mathématiques est une référence à Hypatie d’Alexandrie (fin IVe – début Ve siècle). Philosophe, astronome et mathématicienne grecque, elle était une intellectuelle célèbre à Alexandrie – ville considérée comme seconde capitale philosophique du monde gréco-romain juste derrière Athènes – et était à la tête de l’école néoplatonicienne de la cité. Bien qu’elle n’ait pas été la première femme mathématicienne d’Alexandrie, elle est la première dont la vie est bien documentée. Son talent d’enseignante et de conseillère a été reconnu de son vivant. En particulier, elle était influente auprès de l’élite politique d’Alexandrie et conseillait Oreste, préfet romain.

Les mathématiques ont un impact important sur le monde socio-économique et le PIB des pays, un fait parfois mal connu en France. Est-ce bien reconnu en Italie ?

G. P. : Cette faible reconnaissance du rôle fondamental des mathématiques dans le développement économique et social est malheureuse. Sur ce point, l’Italie ne fait pas mieux que la France ou même que la plupart des pays européens. Faire connaître ce rôle et les possibilités offertes par les mathématiques est un des défis pour notre communauté scientifique. C’est une nécessité pour l’avancement même des mathématiques, mais c’est surtout fondamental pour que la société puisse progresser. Par exemple, atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) inscrits dans l’Agenda 2030 ne pourra se faire sans l’implication et la pleine utilisation des sciences mathématiques. Le rôle croissant de l’intelligence artificielle (IA) dans plusieurs disciplines scientifiques est un autre exemple : elle nécessite des outils mathématiques poussés pour devenir robuste mais surtout pour que nous comprenions comment elle fonctionne, et que ses mécanismes restent ouverts et durables. Cela contribuera à rendre le contrôle des techniques de l’IA aux usagers et à la société, en évitant les risques liés à cette technologie. Enfin, nos prises de décision quotidiennes bénéficieraient grandement de ce que les mathématiques peuvent apporter en termes de compréhension du monde. C’est un fait. L’usage souvent imprécis des données disponibles sur le Covid-19 et la pandémie, que ce soit dans les médias ou les décisions politiques, sont un exemple récent et inquiétant qui illustre les améliorations nécessaires dans la compréhension de la discipline.

Comme en France, le niveau des élèves en mathématiques (notamment mesuré par les enquêtes PISA et TIMSS) n’est pas à la hauteur de la recherche. Comment l’expliquer et comment lutter contre ce phénomène ?

G. P. : Le niveau d’éducation mathématique est un autre souci. De nombreux jeunes ont un talent mathématique indéniable mais nous assistons à une baisse constante et inquiétante des performances moyennes dans l’utilisation de base des mathématiques. Ce phénomène touche l’ensemble des disciplines scientifiques et, plus largement, les compétences en analyse et pensée critique. Pour changer cela de manière efficace, il est nécessaire de convaincre les décideurs politiques qu’il nous faut des outils spécifiques et un investissement dédié, plus de professeurs et d’experts également. La communauté des mathématiciennes et mathématiciens professionnels doit aussi trouver des manières de mieux collaborer avec le grand public, de leur rendre les mathématiques accessibles. C’est essentiel. Cela demande de travailler sur notre pédagogie et notre communication. Les communautés de physiciens et de biologistes semblent plus avancées sur ce point et pourraient certainement nous aider à améliorer nos pratiques. Enfin, un effort spécifique est aussi nécessaire pour soutenir le talent mathématique des jeunes filles. Nous n’avancerons pas tant que nous n’aurons pas surmonté tous les obstacles qui restreignent le talent de la moitié de nos jeunes.