Décès de Philippe Garraud

- Décès de Philippe Garraud

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C’est avec une grande tristesse que nous apprenons la disparition brutale de Philippe Garraud. Philippe a été un chercheur très important dans l’histoire du laboratoire. En 1992, Philippe Garraud est arrivé à Rennes en provenance de l’IEP de Bordeaux, où il avait fait ses études (Diplôme d’IEP en 1974, DEA en 1975, Doctorat de troisième cycle en 1977, Doctorat d’État en 1987). Recruté comme chercheur à la Fondation nationale des sciences politiques en 1977, il devient chargé de recherche au CNRS en 1983, puis directeur de recherche en 1997 au CRAPE (devenu ARÈNES) à Rennes.

Ses premiers travaux portaient sur la professionnalisation de la vie politique française et la structuration localisée et socio-historique des « entreprises politiques » (Weber). Une version allégée de sa thèse d’Etat a été publiée chez L’Harmattan sous le titre Profession homme politique. La carrière politique des maires urbains (1989). Il est resté, pendant toute sa carrière, un grand spécialiste des transformations du métier et des carrières des élus français (« Maire », Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001).

Profondément marqué par l’enseignement de Jacques Lagroye qui fut le directeur de ses deux thèses, Philippe a été l’un des artisans du renouveau de la science politique française, à partir du milieu des années 1980, un mouvement marqué par un rapprochement intellectuel de la discipline avec la sociologie et l’histoire sociale. Cette contribution s’est notamment exprimée dans la Revue Française de Science Politique (« La sélection du personnel politique local », Revue française de science politique, vol. 38 (3), 1988) et dans la revue Politix, dont il a été un contributeur régulier (voir notamment « Les contraintes partisanes dans le métier d'élu local », Politix, n° 28, 1994) ainsi qu’un membre du conseil de rédaction pendant de nombreuses années.

Parallèlement à ses recherches sur le personnel politique local, Philippe a été un pionnier de l’analyse sociologique des politiques publiques en France, dès la fin des années 1970, à une époque où ce domaine de la science politique était balbutiant. Il a en particulier contribué aux premiers travaux consacrés à l’émergence des problèmes publics (« Politique électronucléaire et mobilisation : la tentative de constitution d'un enjeu », Revue française de science politique, vol. 29 (3), 1979). Il a aussi été l’un des principaux introducteurs en France du concept d’agenda politique, devenu une pièce importante de la boite à outil du politiste (« Politiques nationales : élaboration de l'agenda », L'Année sociologique, vol. 40, 1990 ; « Agenda/émergence », Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, 2004).

À partir de son arrivée à Rennes en 1992, les travaux de Philippe Garraud ont encore approfondi sa contribution à la sociologie des problèmes publics, en articulant l’étude des dynamiques de l’action publique et l’analyse des logiques propres à l’espace public politique et médiatique, à partir de cas empiriques richement explorés. C’est ainsi qu’il a étudié la transformation paradoxale des politiques de lutte contre le chômage en France, dans un ouvrage important  Le chômage et l'action publique : le « bricolage » institutionnalisé (L'Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2000) et dans des articles dans des revues centrales (comme « La mise en oeuvre des politiques de lutte contre le chômage par la formation : les contraintes du Service public de l'emploi », Sociologie du travail, n° 4, 1995). Il a aussi étudié de façon très innovante la question des relations entre la Justice et la Politique, en particulier sous l’angle de l’étude sociohistorique des  formes de jugement et de traitement judiciaire des pratiques politiques (Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques de la politique, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2002, en codirection avec J-L. Briquet).

La dernière phase de l’activité scientifique de Philippe Garraud a été marquée par des recherches sur un domaine nouveau : l’histoire militaire du XXème siècle. Philippe en était depuis longtemps un spécialiste d’une érudition stupéfiante. Il a beaucoup œuvré à rendre sociologiquement compréhensible « l’étrange défaite » de 1940 dont parlait Marc Bloch. Il a ainsi publié de nombreuses travaux sur les cadres culturels des doctrines stratégiques développées par les belligérants de la seconde guerre mondiale. (« L'idéologie de la défensive et ses effets stratégiques : le rôle de la dimension cognitive dans la défaite de 1940 », Revue française de science politique, vol. 54 (5), octobre 2004). Il a également consacré plusieurs articles aux effets de la façon dont la guerre traumatisante de 1914-1918 a été ressaisie, dans les années 1920-30, par les différents acteurs institutionnels, militaires et politiques notamment. Ce travail permet de comprendre ce qui apparaît a posteriori comme des conduites institutionnelles paradoxales, sinon absurdes, dans la préparation d’un éventuel conflit : l’importance de la Ligne Maginot, le choix d’armement, etc. (voir notamment « L’ombre portée de 1914-1918 dans les années 1930. La définition d’une conception différente de la guerre, Vingtième Siècle, 2009. Voir aussi plusieurs articles parus dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains). Il s’est aussi attaché à comprendre les dynamiques sociales de la soumission de l’état-major allemand (« L’obéissance des généraux allemands au pouvoir nazi : un « faisceau de facteurs » singulier et sa possible remise en cause dans Loez et Mariot (dir.), Obéir/désobéir, La Découverte 2008).
Philippe Garraud a non seulement été un chercheur en science politique de grande envergure, dont les travaux resteront longtemps des références incontournables. Il a aussi été un pédagogue hors pair. Il a encadré les travaux de  nombreux étudiants, dans le cadre de mémoires de diplôme d’IEP, mémoire de master ou des thèses de doctorat. Il leur a transmis un sens de la rigueur empirique et argumentative dans l’activité scientifique, ainsi qu’un goût pour l’enrichissement de la science politique par les apports des disciplines voisines (ethnologie, histoire, démographie, sociologie). Tous lui sont aujourd’hui redevables.
Les séminaires de recherche qu’il dirigeait étaient des lieux où se transmettaient des savoir-faire aussi bien théoriques que pratiques : on y échangeait, respectueusement et en détail, aussi bien sur l’apport du néo-institutionnalisme de James G. March que sur la façon de conduire un entretien avec un élu local ou un responsable associatif, ou encore de construire un tableau statistique à partir de données brutes. C’étaient de véritables ateliers d’apprentissage de la recherche, toujours ouverts aux apports et aussi aux maladresses tâtonnantes des étudiants. La porte de son bureau était toujours ouverte aux étudiants confrontés à une difficulté dans leur recherche. Jamais avare de conseils, Philippe ne se posait toutefois pas en mentor. Il invitait toujours l’apprenti à trouver, face à l’épreuve, sa voie. Il l’aidait ainsi à trouver son propre chemin, même si il différait du sien.
Cultivant une méfiance pour les explications globales toutes faites et les modes intellectuelles changeantes, l’attitude scientifique de Philippe était celle du patient administrateur de la preuve, à la fois modeste, attentif à toutes les dimensions d’un problème, et exigeant. Critique envers certaines des évolutions des conditions de la recherche publique en sciences sociales, il a toujours poursuivi son activité de chercheur en science politique avec générosité et probité.
Il restera, pour ses camarades du CRAPE/ARENES comme pour tous ceux qui l’ont connu, un ami et un exemple dont ils honoreront le souvenir.

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