Au-delà des mots : les origines cognitives du sens linguistique

Sciences humaines et sociales

« Marc n’achèvera pas l’écriture de son livre ». Nous ne vous l’avons jamais dit, mais cela vous paraît évident que Marc a commencé à écrire un livre. Deux chercheurs du CNRS et leur collègue australienne viennent de démontrer que ce type de raisonnement inconscient est également réalisé à partir de messages non-linguistiques, faits de gestes ou d’animations stylisées et abstraites. Ces travaux, combinant linguistique et psychologie expérimentale, ouvrent un nouveau domaine de recherche sur les origines cognitives de phénomènes linguistiques. Ils sont publiés le 24 avril 2019 dans la revue PNAS.

Les langues mettent à notre disposition de nombreux moyens pour transmettre de l'information. Prenons, par exemple, la phrase : « Marc achèvera l’écriture de son livre » et sa négation « Marc n’achèvera pas l’écriture de son livre ». Dans les deux cas, nous comprenons que Marc a déjà commencé son livre. Cette information est transmise de façon indirecte et on voit qu’elle échappe à la négation : ceci est caractéristique de ce que les linguistes appellent une « présupposition ». La linguistique moderne étudie les présuppositions et d'autres façons de transmettre de l'information sous le terme générique « d’inférences » : elle en répertorie les différentes espèces pour comprendre comment nous les traitons et quelles sont leurs fonctions.

Comment donc calcule-t-on ces inférences ? La présupposition ci-dessus, par exemple, est-elle liée à notre connaissance du fait que pour « achever », il faut d’abord « commencer » ou à ce que nous avons appris du mot « achever » en apprenant le français ? Très souvent, les linguistes situent l’origine de ces inférences dans les mots qui les déclenchent, comme si notre dictionnaire mental, construit en apprenant notre langue, indiquait que « achever » engendre une présupposition.

Pour évaluer ceci, deux chercheurs du CNRS au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique (CNRS/ENS Paris/EHESS) et à l’Institut Jean-Nicod (CNRS/ENS Paris)1 2 , et leur collègue australienne de Western Sydney University, ont essayé de faire comprendre à des participants naïfs des phrases hybrides faites de mots ordinaires mélangés à d'autres types de matériaux porteurs de sens tels que des gestes (ex : action de retirer des lunettes) ou des animations visuelles (une barre changeant de couleur).

Ils ont d’abord démontré que les participants comprennent ces gestes/animations inconnus au premier coup d’œil. Plus important, ces matériaux se fondent dans le langage, et ils ont donc pu reproduire les tests linguistiques traditionnels, comme celui de la négation pour la présupposition. Leur étude a alors permis de prouver que gestes et animations engendrent une riche gamme d’inférences linguistiques. Ces inférences apparaissent ici spontanément, sans apprentissage et même sans mots.

Ce travail montre donc comment utiliser les méthodes puissantes de la linguistique moderne sur des supports autres que la langue. L’étude de ces matériaux non linguistiques peut permettre de comprendre les origines cognitives d’inférences variées, des origines qui vont au-delà des mots.

L'Université de New-York a également publié un communiqué de presse sur ces résultats (en anglais).

  • 1Philippe Schlenker, chercheur du CNRS à l’Institut Jean-Nicod, est également Global Distinguished Professor à l'Université de New York (NYU)
  • 2L’Institut Jean-Nicod est un centre EHESS
Bibliographie

Linguistic inferences without words. Lyn Tieu, Philippe Schlenker et Emmanuel Chemla. PNAS, le 24 avril 2019. DOI : 10.1073/pnas.1821018116

Contact

Emmanuel Chemla
Chercheur CNRS
François Maginiot
Attaché de presse CNRS