« L’ambition de la Chine est d’être un acteur majeur de la recherche mondiale »

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La Chine pourrait sortir renforcée de la pandémie de COVID-19, tant sur le plan national — compte tenu de sa réponse énergique à la crise et des moyens déployés pour y faire face — que sur le plan international, pour avoir aidé de nombreux pays à se fournir en matériel sanitaire. Côté recherche toutefois, le partage et l’ouverture des données, salués aux prémices de l’épidémie, semblent désormais avoir cédé à la compétition géopolitique et à la course au vaccin. Explications avec Philippe Arnaud, directeur du bureau du CNRS en Chine, sur place à Pékin depuis le début de la crise.

Comment le monde de la recherche chinoise s'est-il organisé pendant la crise ?  
Philippe Arnaud :1   La Chine compte près de 2600 universités ou établissements d’enseignement supérieur qui accueillent près de 32 millions d’étudiants (doctorants, masters, licences) dont près d’un demi-million viennent de l’étranger. Le monde universitaire et celui de la recherche n’ont pas échappé aux règles appliquées à l’ensemble de la population, soit un confinement national le 23 janvier. De nombreux collègues se sont retrouvés dans l’incapacité de rejoindre leur laboratoire ou leur université à leur retour de congés. Le télétravail pour les enseignants, les chercheurs et les étudiants a donc été privilégié. Selon son président Qiu Yong, l’université de Tsinghua a proposé un total de plus de 3000 cours en ligne au cours de ce semestre de printemps. Il faut néanmoins faire preuve de prudence, cet exemple cité par la presse locale ne permettant pas de généraliser en matière d’offre et de qualité des cours en ligne proposés par l’ensemble des universités chinoises.

Actuellement, les chercheurs et professeurs peuvent réintégrer leurs établissements, mais de l’avis de collègues, de nombreux professeurs ne sont pas encore revenus à Pékin. Les cours en présentiel pourraient ne reprendre qu’à partir de septembre. Les situations sont très différentes d’une université à l’autre.

Pour l’Académie des sciences de Chine (CAS), qui compte 60 000 personnels de recherche répartis dans 114 instituts, le retour en laboratoire des chercheurs qui n’étaient pas mobilisés par la recherche sur le COVID-19, était prévu en théorie mi-février, sous réserve que leur lieu de congés n’impose pas une quarantaine. Selon les Relations Internationales de l’Académie, le ‘retour à la normale’ dans les laboratoires est actuellement très variable selon les domaines de recherche et la présence ou non des étudiants.
 

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Vue de Shanghai, la ville la plus peuplée de Chine avec plus de 24,15 millions d'habitants ©SM/CNRS


Quelle a été en Chine la réponse scientifique à cette crise, et est-elle semblable à celle d’autres pays ?
P. A. : Après avoir séquencé et publié le génome du coronavirus en janvier, la Chine s’est lancée dans des travaux de recherche sur les mécanismes d’apparition, de développement et de manifestation de l’infection, ainsi que sur la prévention, le contrôle et le traitement du COVID-19 et la recherche d’un vaccin. Les laboratoires de la CAS2  et le Centre chinois de contrôle de la prévention des maladies (CDC) ont été en première ligne pour conduire ces recherches.

La Chine a ainsi mis en place, dès le mois de février, de nombreux essais cliniques. La chloroquine, comme le remdesivir, figurent parmi les molécules qui ont été testées. La médecine traditionnelle chinoise a également fait son apparition dans certaines études, en combinaison avec les traitements ‘classiques’ pour combattre le virus, ou dans les soins dits ‘de confort’. La CAS a également engagé plusieurs programmes3  qui ont été intégrés dans une plateforme nationale4  de données et d’informations sur les coronavirus. Selon l’Académie, 10 jours seulement après son lancement, cette plateforme enregistrait plus de 6 millions de visiteurs, dont près de 400 000 en provenance de pays étrangers comme l’Australie, le Japon, le Royaume-Uni ou encore les États-Unis.5

En parallèle de ces travaux de recherche, le Ministère chinois de la science et de la technologie (MOST) et celui de l’Industrie et des Technologies de l’Information (MIIT) ont appelé les entreprises et les institutions académiques des secteurs du numérique, de la robotique, de l’intelligence artificielle et des domaines connexes à proposer et à déployer des outils de détection, de contrôle de l’épidémie et de suivi de la population. Ces technologies, tout comme les plateformes de télémédecine et de cours en ligne, ont été largement utilisées et les autorités ont déjà annoncé qu’elles en soutiendraient les développements.

Les chercheurs en sciences sociales et notamment ceux de l’Académie des sciences humaines et sociales de Chine (CASS) ont également été mobilisés sur des thématiques récurrentes en lien avec la gouvernance, les impacts économiques ou encore l’utilisation des nouvelles technologies en période d’épidémie.
 

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Des élèves de deuxième cycle entrant dans le lycée n° 6 à Wuhan, dans la province du Hubei (centre de la Chine), le 6 mai 2020.  ©Xiao Yijiu/XINHUA-REA  


Existe-t-il des appels à projets chinois ouverts aux coopérations internationales ?
P. A. : Les appels à projets (AAP) sur le COVID-19 ont été lancés en Chine au début du mois de février alors que le pays était le seul à faire face à l’épidémie. Ces appels ont été initiés à différents niveaux : national par les ministères et les agences de financement (MOST, NSFC), provincial (par exemple dans les provinces du Shaanxi ou du Guizhou) ou encore municipal (par exemple à Shenzhen) et universitaire (USTC, Zhejiang University, pour n’en citer que quelques-unes). Ces AAP sont restés essentiellement nationaux, publiés en chinois et ouverts sur de très courtes périodes d’une quinzaine de jours.

Depuis, d’autres appels nationaux ont été lancés concernant notamment la structure du virus, les mécanismes de contrôle du système immunitaire, l’utilisation de la médecine chinoise en prévention de l’infection virale ou encore les nouvelles technologies et l’IA comme outils de diagnostic et de suivi d’épidémie, ou la gestion des urgences de santé publique. Nos derniers échanges avec notamment la Fondation nationale des sciences naturelles de Chine (NSFC), agence de financement de la recherche, laissent entendre que les coopérations bilatérales sur le COVID-19 sont privilégiées et que des appels à projets multilatéraux sont en négociation avec la Russie, la Bulgarie, la Biélorussie ou encore la Turquie, pays membres du projet chinois des ‘nouvelles routes de la soie’6 .

Comme vous l’avez rappelé, la Chine a très rapidement partagé ses données sur ce nouveau coronavirus. Est-ce que cette ouverture vers l’international est toujours d’actualité ?  
P. A. : Selon le CORD-19 Publication Dashboard7 , la Chine comptabilise, depuis le mois de janvier dernier, 1160 articles sur le COVID-19, soit un cinquième des publications mondiales sur le sujet. 48 % des publications chinoises ont été co-signées avec des chercheurs d’une soixantaine de pays, dont 32 % avec des scientifiques américains et 15 % avec des Européens. En première analyse, le taux élevé de co-publications laisse à penser que la recherche chinoise est restée ouverte à la coopération internationale. Une analyse plus fine nous permettra de juger de cette coopération par pays.

En ce qui concerne la course pour trouver un vaccin, la compétition semble avoir pris le pas sur la collaboration. En effet, la Chine et les Etats-Unis ont brillé par leur absence le 5 mai dernier, lors de l’appel de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui invitait tous les pays du monde à financer ensemble le développement d’un vaccin.
P. A. : La Chine s’est engagée très rapidement dans la course. En mars dernier, le Ministère chinois pour la science et la technologie (MOST) faisait état d’un renforcement de la coopération internationale pour le développement d’un vaccin et mentionnait en particulier des rapprochements avec Inovio Pharmaceuticals aux Etats-Unis, BioNTech en Allemagne ou encore GlaxoSmithKline (GSK) au Royaume-Uni. Le pays compte également sur ses propres ressources. Actuellement, la Chine aurait cinq vaccins à l’étude en essais cliniques, dont plusieurs en phase 2. Sont en lice la China National Biotec Group (CNBG) en coopération avec le CDC chinois et l’Institut de virologie de Wuhan, mais aussi la société biopharmaceutique Sinovac ou encore CanSino BIO en collaboration avec l’Académie militaire des sciences médicales (AMMS). Il est certain que pour les autorités chinoises, qui entendent faire de la Chine un acteur majeur de la recherche mondiale, la mise au point d’un vaccin représenterait une nouvelle étape vers la réalisation de cette ambition.
 

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L’E2P2L est un International Research Laboratory du CNRS crée en 2011, basé à Shanghai, et focalisé sur la recherche et le développement de nouveaux produits et procédés éco-efficients. © SM/CNRS


En matière de recherche, la Chine est un partenaire important de la France et du CNRS —dont les premières collaborations avec la CAS remontent à 1978. Quel est l’impact de cette crise sur la coopération ?
P. A. : En effet, avec près de 3800 co-publications8 , la France est le 7ème partenaire scientifique de la Chine. 70 % de ces publications impliquent des chercheurs et chercheuses CNRS. Depuis plus de 40 ans, l’organisme a développé des projets de recherche avec la CAS, mais aussi avec la CASS ou encore avec l’Administration des tremblements de terre de Chine,  pour ne citer qu’eux. Nos accords avec la Fondation nationale pour les sciences naturelles de Chine (NSFC) ou avec la Fondation KCWong à Hong-Kong ont permis de conduire des projets de recherche conjoints et de soutenir la venue de post-doctorants chinois dans nos laboratoires. Les universités avec lesquelles nous collaborons comptent parmi les meilleures du pays.

Aujourd’hui, cela représente 27 structures conjointes de recherche et une vingtaine de programmes de recherche conjoints. Chaque année, environ 1500 chercheurs et chercheuses CNRS se déplacent en Chine pour participer à des conférences, animer la coopération et conduire des missions de terrain. En France, en 2018, nos laboratoires ont accueilli plus de 1400 doctorants chinois, soit environ 13 % de l’ensemble des doctorants étrangers présents au CNRS.

Il est donc certain que l’épidémie affecte le travail de recherche de nos structures conjointes. À Shanghai, les activités de l’IRL9  E2P2L (Laboratoire des produits et procédés éco-efficients), spécialisé en chimie verte, se sont organisées dans un premier temps par télétravail, puis à partir de mars en présentiel. La crise bouleverse aussi le calendrier des événements et des missions prévues ce premier semestre et modifie le déroulement des accords de coopération. En janvier dernier, nous avons signé avec la CAS une lettre d’intention pour la création d’un centre commun de recherche sur la biodiversité et pour l’organisation d’une réunion préparatoire à la 15ème édition de la Conférence des parties (COP15) à la Convention sur la biodiversité biologique qui devait se tenir à Kunming en octobre prochain. Cette réunion préparatoire à la COP15 est reportée au premier semestre 2021.

Vous avez vécu la crise du COVID-19 depuis Pékin, avec une longueur d’avance sur le reste du monde. La France a commencé son déconfinement il y a maintenant plus d’une semaine, comment celui-ci s'est-il déroulé en Chine ?
P. A. : Le déconfinement en Chine a été très progressif, selon un tempo, des règles et une organisation différents selon les provinces, les villes, voire les villages. Pour les habitants à l’épicentre de l’épidémie — soit Wuhan (11 millions d’habitants) et la province du Hubei (60 millions d’habitants) — le confinement, qui a débuté le 23 janvier dans tout le pays, s’est prolongé jusqu’au 8 avril et a donc duré 77 jours. 

A Pékin (20 millions d’habitants) où je me trouve, le déconfinement a commencé bien plus tôt, le 10 février. Mais la reprise du travail s’est étalée dans le temps, d’une part parce que bon nombres d’employés — y compris les universitaires et les chercheurs — étaient dans l’impossibilité de revenir en raison des restrictions de déplacement, et d’autre part en raison des contraintes sanitaires que les lieux publics et privés devaient mettre en place (port du masque, distanciation). Comme dans le reste du monde, le télétravail a alors été privilégié. Pendant cette période de déconfinement, tous les quartiers de la ville, notamment les ‘Hutongs’ autour de la Cité Interdite, ont été fermés aux non-résidents. Des comités de quartiers ont été créés pour filtrer les entrées, avec contrôle de température et d’identité. Ces mêmes contrôles se sont généralisés dans les lieux publics (métro, gare, aéroports, parcs, …) ou encore les magasins. Le port du masque était obligatoire.

Plus de 3 mois après le début de la crise, les parcs et certains sites et quartiers touristiques de la capitale sont à nouveau accessibles depuis quelques jours, mais avec un nombre d’entrées journalier limité et sous réserve d’un résultat favorable du ‘kit santé’ installé sur les smartphones des visiteurs et basé sur l’historique de leurs déplacements… La prise de température comme le ‘kit santé’ sont encore d’actualité à Pékin.

Depuis le début du mois de mai les contraintes, notamment de déplacement ou de port de masque, mises en place au niveau national et local sont levées progressivement. Par exemple, il est désormais possible de se déplacer hors de Pékin sans être contraint à une quarantaine de 14 voire 21 jours au retour dans la capitale, à condition de rentrer d’une région de Chine à faible risque sanitaire. Les premières expériences sur le terrain incitent toutefois à la prudence…

Concernant les ressortissants étrangers, les entrées en Chine sont, sauf au motif d’activités impératives ou humanitaires, actuellement suspendues10 .
 

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Sorties des bureaux à Pékin à 18 mai 2020. Depuis janvier, la Chine a enregistré plus de 81 000 cas de COVID-19 et au moins 3 200 décès. © Kevin Frayer/Getty Images via AFP


On parle depuis peu de nouveaux ‘clusters’ ou de la possibilité d’une deuxième vague dans le pays. A quel stade en est l'épidémie ?
P. A. : Globalement, l’épidémie en Chine semble sous contrôle, l’activité économique s’est remise progressivement en marche pour atteindre 85 % début mai. Toutefois, les autorités chinoises redoutent une seconde vague de contaminations avec des cas dits ‘importés’, en majorité des Chinois de retour au pays, notamment des étudiants. Les niveaux d’alerte et de contraintes sanitaires peuvent être relevés selon les situations. Cela a été le cas à Canton, mais aussi dans la province du Shaanxi ou encore à Shanghai et à Pékin qui ont renforcé, entre autres, le contrôle sur les arrivées internationales.

Ainsi, en avril, la recrudescence de nouveaux cas à la frontière avec la Russie, dans le Heilongjiang, a suscité l’inquiétude des autorités. A cette même période et quasiment sans explication, le district de Chaoyang à Pékin, où sont situées de nombreuses ambassades et où résident beaucoup d’expatriés, a été classé ‘zone rouge’, soit à risque maximal. Cette mesure a été levée fin avril.

Aujourd’hui encore, la situation reste fragile. Le 11 mai dernier, 5000 habitants d’un quartier de Wuhan ont été placés en quarantaine suite à la découverte d’un nouveau foyer de contamination. À Shulan, dans la province du Jilin, au nord-est de la Chine, ce sont près de 630 000 habitants qui ont été confinés pour les mêmes raisons. En revanche, le niveau d’alerte sanitaire a été abaissé le 13 mai à Canton.

Les autorités souhaitent renforcer les capacités de dépistage dans les zones particulièrement sensibles comme celle de Wuhan. Le dépistage en 10 jours de la totalité de la population de la ville a été annoncé. Des études sont également conduites dans le pays pour déterminer le nombre de cas asymptomatiques et le niveau d’immunité. Après avoir largement vanté l’efficacité des mesures prises pour contrôler l’épidémie, il n’est pas question pour les autorités chinoises et pour Pékin de prendre le moindre risque…

  • 1Ingénieur de recherche CNRS en informatique et calculs scientifiques, Philippe ARNAUD a pris la direction du bureau du CNRS à Pékin en octobre 2019 après avoir occupé des fonctions de coopération universitaire et scientifique à l’ambassade de France en Malaisie de 2017 à 2019 et à l’ambassade de France en Chine de 2010 à 2014.
  • 2Parmi les laboratoires de la CAS impliqués : Wuhan Institute of Virology (WiV), Institute of Microbiology (IMCAS), Key Laboratory of Pathogenic Microbiology and Immunology, IMCAS-CDC Joint Research Center of Pathogenic Microbiology Big Data and Microbial Resources et le Computer Network Information center (CNIC).
  • 3The Informatization Programme, The Big Earth Data Science Engineering project (CASEarth), Biological Resources programme.
  • 4Cette plateforme est supportée par la National Macrobiology Data Center et le National Pathogen Resource Collection Center.
  • 5http://english.cas.cn/newsroom/news/202004/t20200417_234938.shtml
  • 6La France n’est pas membre de ce projet.
  • 7CORD19 Publication Dashboard :  outil cartographique de visualisation géographique et temporelle de l’ensemble des publications relatives au COVID-19, développé par le service pour la Science et la Technologie de l’Ambassade de France aux Etats-Unis en s’appuyant sur la base de données CORD-19 - https://france-science.com/cord19-publications-dashboard/
  • 8Chiffres de 2018.
  • 9IRL : Ces outils structurent en un lieu identifié la présence significative et durable de scientifiques d’un nombre limité d’institutions de recherche françaises et étrangères (un seul pays étranger partenaire).
  • 10https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/conseils-aux-voyageurs/conseils-par-pays-destination/chine/