La parole pourrait être plus ancienne qu’on ne le croyait

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Depuis 50 ans, la théorie de la « descente du larynx » avance qu’une position basse du larynx est nécessaire pour produire des voyelles différenciées, préalable à l’apparition de la parole. Les singes, qui ont une anatomie du conduit vocal qui ressemble, pour l’essentiel des articulateurs (langue, mandibule, lèvres), à celle des humains, mais avec un larynx haut, ne pourraient pas produire de vocalisations différenciées. Or, des chercheurs du CNRS et de l’Université Grenoble Alpes, en collaboration avec des équipes françaises, canadiennes et américaines, montrent dans un article de synthèse à paraître le 11 décembre 2019 dans Science Advances que les singes produisent des proto-voyelles bien différenciées. La production des vocalisations différenciées n’est donc pas une question de variantes anatomiques mais de contrôle des articulateurs. Ces travaux laissent à penser que la parole pourrait être née bien au-delà des 200 000 ans généralement avancés par les linguistes actuellement.

La parole peut être considérée comme la pierre angulaire de l’espèce humaine, il n’est donc pas étonnant que deux couples de chercheurs, dans les années 1930-1950, aient testé la possibilité d’apprendre à parler à un chimpanzé élevé à la maison, en même temps et dans les mêmes conditions que leur bébé. Toutes leurs expériences se sont soldées par des échecs. Pour expliquer ce résultat, un chercheur américain, Philip Lieberman, va proposer en 1969, dans une longue série d’articles, la théorie de la descente du larynx (TDL). En comparant le conduit vocal de l’humain à celui du singe, ce chercheur a montré que ces derniers ont un petit pharynx, lié à la position haute de leur larynx, alors que pour l’espèce humaine, le larynx est plus descendu. Ce verrou anatomique empêcherait la production de voyelles différenciées, présentes dans la totalité des langues du monde et nécessaires pour les langues parlées. Malgré certaines critiques et de nombreuses observations acoustiques en contradiction avec la TDL, celle-ci va être acceptée par la très grande majorité des primatologues.

Or, des articles récents sur les capacités articulatoires des singes ont mis en évidence leur usage possible d’un système de proto-voyelles1 . En prenant en compte les cavités acoustiques formées par la langue, la mandibule et les lèvres (identiques chez les primates et l’humain), ils ont montré que la production de vocalises différenciées n’est pas une question d’anatomie, mais un problème de contrôle des articulateurs. Les données utilisées pour l’établissement de la TDL provenaient en effet de cadavres de sorte qu’elles ne pouvaient pas révéler un tel contrôle.

Cette analyse, menée par des spécialistes pluridisciplinaires du GIPSA-Lab (CNRS/Université Grenoble Alpes /Grenoble INP), en collaboration avec le Laboratoire de psychologie cognitive (CNRS/Aix-Marseille Université), l’Université d’Alabama (USA), le laboratoire d’anatomie de l’université de Montpellier, le Laboratoire de phonétique de l’université du Québec (Canada), le CRBLM de Montréal (Canada) et le laboratoire d’Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (CNRS/Muséum national d'Histoire naturelle /UPVD), ouvre ainsi de nouvelles perspectives : si la naissance de la parole articulée n’est plus dépendante de la descente du larynx, qui a eu lieu il y a environ 200 000 ans, les scientifiques peuvent désormais envisager une émergence de la parole bien antérieure, jusqu’à remonter il y a au moins 20 millions d’années, époque à laquelle vivait notre ancêtre commun avec les singes, et qui avait déjà vraisemblablement la capacité de produire des vocalisations contrastées.

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Les babouins, élevés en semi-liberté, produisent une dizaine de vocalisations, associées à des situations éthologiques différentes, qui peuvent être considérées comme des proto-voyelles, à l’aube de l’émergence de la parole. © Laboratoire de psychologie cognitive (CNRS/Aix-Marseille Université)
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Anatomie comparée du conduit vocal du babouin (à gauche) et de l’homme moderne (à droite). On retrouve les mêmes articulateurs, avec leurs muscles, os et cartilages, mais chez l’homme le larynx est descendu, augmentant la taille relative du pharynx par rapport à la bouche. L’analyse acoustique des vocalisations des singes montrent que, malgré cette différence anatomique, ils sont capables de produire des « proto-voyelles » différenciées que l’on peut comparer avec les voyelles des langues du monde. © Laboratoire de psychologie cognitive (CNRS/Aix-Marseille Université) et GIPSA-lab (CNRS/Université Grenoble Alpes)

 

Pour en savoir plus : https://lejournal.cnrs.fr/articles/depuis-quand-parlons-nous

  • 1Voir le communiqué de presse : http://www.cnrs.fr/fr/les-babouins-produisent-des-vocalisations-comparables-aux-voyelles
Bibliographie

Which way to the dawn of speech: Reanalyzing half a century of debates and data in light of speech science. Louis-Jean Boë, Thomas R. Sawallis, Joël Fagot, Pierre Badin, Guillaume Barbier, Guillaume Captier, Lucie Ménard, Jean-Louis Heim, Jean-Luc Schwartz. Science Advances, le 11 décembre 2019. DOI : https://advances.sciencemag.org/content/5/12/eaaw3916

Contact

Louis-Jean Boë
Chercheur Université Grenoble Alple (retraité)
Jean-Luc Schwartz
Chercheur CNRS
Alexiane Agullo
Attachée de presse CNRS