Chaire franco-québécoise sur la liberté d’expression : « L’ouverture sur la société civile est fondamentale »

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Le CNRS et les Fonds de recherche du Québec (FRQ) créent la Chaire collective de recherche France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression.

Lancée en octobre 2022 et coordonnée par huit cotitulaires, quatre en France et quatre au Québec, expertes et experts sur la question de la liberté d’expression, la Chaire collective de recherche France-Québec vise à apporter une contribution déterminante sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression, tant sur le plan du dialogue académique qu’en matière de retombées sociétales. Le tout dans une dimension collaborative et internationale. La chaire est financée pour cinq ans par le CNRS et les Fonds de recherche du Québec (FRQ).

Une chaire qui vise donc à dynamiser les échanges entre la France et le Québec par des séjours de chercheuses et chercheurs, des workshops, ateliers, et séminaires. « Il s’agit de fédérer les nombreuses recherches éparses sur ces thématiques et d’engager un dialogue interdisciplinaire et international », rapporte Gisèle Sapiro, coordinatrice de la chaire côté français. Le choix du Québec ne s’est pas fait par hasard : « Il existe une tradition d’échanges et de circulations, dans des environnements différents, car le Québec est lié au modèle étasunien par le Canada anglophone et la France s’inscrit dans le contexte européen. Cela promet des recherches comparatives particulièrement intéressantes », ajoute-elle. À terme, la chaire pourrait permettre au Québec et à la France de jouer un rôle pilote dans le domaine de la liberté d’expression à l’échelle mondiale. « Nous souhaitons favoriser de nouvelles recherches, c’est vraiment notre objectif. Il existe actuellement beaucoup de problématiques, mais peu de recherches sur ces questions. »

Les quatre axes de recherche de la chaire franco-québécoise sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression

  • Liberté d’expression, démocratie et droits humains fondamentaux : quelle régulation ?
  • Liberté d’expression, croyances religieuses et identités
  • Savoirs, science, et liberté d’expression
  • Censure et création

Quatre axes thématiques transversaux et transnationaux

Organisée en réseaux transnationaux, la chaire se déploie autour de quatre axes : un, plus général, abordant la question de la régulation de la liberté d'expression en rapport avec les droits humains fondamentaux et la démocratie ; et les trois autres traitant plus spécifiquement des rapports de la liberté d’expression avec la religion, la science et l’enseignement, et l'art. Pour chacun des quatre axes, on retrouve quatre binômes franco-canadiens composés par les huit cotitulaires de la chaire.

S’il existe des enjeux spécifiques à chacun des axes, ils se croisent fortement sur de grands questionnements de société. Avec, par exemple, les enjeux liés à la prise de parole, le développement de la pensée critique dans le domaine de l’éducation, la laïcité… « Les enjeux contemporains de la liberté d’expression ne sont pas uniquement propres à la France et au Québec. L’idée est de regrouper des compétences et de développer une expertise comparée », explique Geneviève Nootens, directrice de l’Observatoire des enjeux contemporains sur la liberté d’expression, créé en décembre 2022 au Québec et qui collabore avec la Chaire. « L’observatoire a pour mission d’être un environnement structurant sur la liberté d’expression en fédérant les expertises sur la question et en favorisant le dialogue science/société », ajoute-elle.

Religion, art et savoir

« On ne peut séparer la question des croyances religieuses des discours identitaires. De nombreuses articulations sont alors à penser. Par exemple, comment la liberté d’expression s’articule-t-elle avec la liberté de conscience ? Sous couvert de liberté d’expression, peut-on tenir des discours de haine ? », interroge Hanane Karimi, sociologue à l’université de Strasbourg et cotitulaire française de l’axe ‘Liberté d’expression, croyances religieuses et identités’ au côté de Solange Lefebvre, professeure à l’université de Montréal. Les questionnements sur les croyances religieuses dans la liberté d’expression croisent chacun des différents axes de la chaire. Par exemple, celui de la création avec la publication de caricatures dans la presse. « Nous souhaitons étendre nos questionnements aux questions d’actualité pour proposer une réflexion scientifique et présenter des résultats au regard du droit et de la création. »

Du côté de l’axe Savoirs, science, et liberté d’expression (axe 3), l’objectif sera d’analyser des controverses publiques liées aux milieux éducatifs et académiques, ainsi que la jurisprudence et les enjeux de la pratique professionnelle. L’équilibre de la liberté d’expression au sein des campus et écoles, la construction sémantique qui peut faire perdre de vue le problème de fond, les médias et la construction de paniques morales, le rôle des chroniqueurs qui occupe l’espace public de façon intensive, le tribunal populaire qui se met en place, la jurisprudence sur les cas d’enseignants et chercheurs, la remise en question politique de la science, etc. On pense par exemple à l’assassinat du professeur Samuel Paty en France comme à un cas d’étude pour cet axe. « L’objectif sera également d’étudier la pratique professionnelle et l’expérience des acteurs en matière de liberté pédagogique aux regards français et canadien. Il sera intéressant de cartographier les politiques, la jurisprudence et les obligations des universités et des milieux éducatifs, qui ne seront pas les mêmes dans les deux contextes », indique Maryse Potvin, titulaire québécoise de l’axe 3 avec Thibaud Boncourt côté français.

Des acteurs sur le terrain de projets franco-québécois

Plusieurs dispositifs d’échanges ont été imaginés pour faire vivre cette chaire, notamment des publications communes, des séminaires, des invitations de professeurs… « On espère que cela puisse donner lieu à des cotutelles de travaux », rapporte Gisèle Sapiro. Alors que les cotitulaires de part et d’autre « sont en train de voir les modalités de coopération », ils devraient avoir l’occasion de se réunir en mars à Montréal pour une première rencontre à huit en présentiel, puis fin mai à Nanterre pour une journée d’études. « La Chaire pourrait également tenir une école d’été sur un thème transversal aux quatre axes », rapporte Geneviève Nootens. « Des recherches comparatives vont se faire, des cartographies des discours sociaux et de la jurisprudence pour comprendre les balises juridiques française et québécoise… Des travaux sont déjà menés par les cotitulaires sur ces questions et il sera intéressant de faire des arrimages entre le Québec et la France », indique Mathilde Barraband, coordinatrice de la Chaire1  et cotitulaire de l’axe Censure et création côté Québec. Elle souligne ainsi l’expérience des scientifiques sur le terrain dans le cadre de projets franco-québécois, alors que sa cotitulaire française Anna Arzoumanov est une collaboratrice de longue date.

« Il existe un vrai esprit d’équipe au sein de cette chaire. Les dynamiques sont proches et les envies de travailler sont les mêmes », indique Hanane Karimi. Les huit cotitulaires de la chaire ont programmé une journée d’études autour des « mots interdits » soulevant des questionnements en matière de création artistique, d’enseignement, de droit, de sociologie… Une rencontre qui permettra de questionner les différents axes, et de rassembler les deux espaces culturels alors que les mêmes termes n’engendrent pas les mêmes problématiques. « Le terme pour désigner les peuples qui habitaient les Amériques avant la colonisation européenne est par exemple considéré comme un mot chargé qui interroge au Canada, alors qu’il ne l’est pas encore en France », rapporte la sociologue. « Les questions amenées varient selon l’histoire du pays, elles se déplacent en fonction des contextes historiques et politiques. »

S’inspirer des grandes affaires polémiques et judiciarisées

Côté québécois, une structure, faisant suite à l’appel à proposition, a déjà été donnée pour chacun des axes. « Nous avons défini trois postes d’observation qui nous semblaient incontournables pour dresser un bilan de la liberté d’expression : le cadre étatique légal et juridique, l’arène publique et l’autorégulation par le champ spécifique (religieux, académique, artistique) », explique Mathilde Barraband. Pour explorer ces trois postes d’observation, ils ont prévu plusieurs projets qu’ils souhaitent mener en collaboration avec leurs collègues français. « Nous pourrions nous pencher sur des affaires franco-québécoises qui relèvent de thématiques transversales. Je pense par exemple au trajet d’une pièce comme Golgotha picnic de Rodrigo Garcia. La programmation de cette pièce en France a suscité une polémique et une série de procès initiés par des groupes catholiques traditionnels. Au Québec, la réception s’est faite sans aucun heurt. Voilà un cas qui touche à la liberté de création et à la liberté de religion et qui a eu des échos en France et au Québec. C’est ce genre d’objets que l’on va rechercher », indique-t-elle. D’autres projets sont sur la table : des entretiens avec les professionnels pour mieux comprendre l’autorégulation des milieux, par exemple des chefs religieux, des diffuseurs ou encore des directeurs d’établissements d’enseignement et de recherche. Une autre idée est de mettre en place une base de données sur les grandes affaires autour de la liberté d’expression sur vingt ans pour repérer les constantes qui initient polémique et procès. « À terme, cela permettra la création d’une base de données pouvant être mise à disposition du grand public. » Enfin, tout un travail sur les formules discursives sera mené — comme sur le terme « wokisme » — qui recoupent des enjeux idéologiques, de rapport au pouvoir et qui sont transversales à chaque axe. « Nous souhaitons mettre en place une bibliographie documentée à disposition des chercheurs et chercheuses qui permettra une cartographie de la recherche sur la liberté d’expression ». Un objectif qui sera notamment soutenu grâce à l’Observatoire des enjeux contemporains sur la liberté d’expression.

L’un des objectifs finaux de la chaire est de favoriser le dialogue social. « Nous ne souhaitons pas rester dans une sphère limitée aux scientifiques. La chaire entrera en résonance avec les acteurs sociaux tels que les institutions, les universités, les organismes artistiques… L’idée est d’alimenter la prise de décision sur des bases éclairées », note Gisèle Sapiro. « L’ouverture sur la société civile est fondamentale. C’est l’origine de cette chaire », ajoute Geneviève Nootens. « L’ambition de cette chaire sera d’apaiser le débat et de le clarifier », indique Hanane Karimi. Elle ajoute : « Que permet la liberté d’expression ? Quelles sont ses limites ? Que peut-on dire sous couvert de liberté d’expression et qu’est-ce qui la dépasse ? Si nous arrivons à clarifier et à apaiser ces thématiques, ce sera un vrai atout ! » La chercheuse prend en exemple la percée de l’Europe identitaire et la logique à l’œuvre dans les discours de rejet. « Il y a des choses à relever et à interroger. Au sein de la République française, le vivre ensemble est un principe qui nous est cher. Alors comment vit-on ensemble ? Comment sont situés les termes du débat et quelle est notre responsabilité dans ce que l’on accepte comme débat ? »

 
  • 1Coté québécois, chaque cotitulaire coordonnera la chaire à tour de rôle et aura alors pour mission la coordination scientifique et la gestion administrative de la chaire.