Le glaciologue Jérome Chappellaz chargé de faire émerger pour la science une feuille de route scientifique en milieu polaire et subpolaire

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Vous venez de vous voir confier une mission trans-instituts sur les pôles. Quels sont aujourd’hui les enjeux scientifiques en Arctique et Antarctique ?

Les pôles concentrent de très nombreux points d'attention scientifique. Cela tient essentiellement au changement climatique global : l'amplification de ce dernier dans les régions polaires exacerbent l'évolution de ces milieux. Les scientifiques tentent donc de comprendre les mécanismes physiques, chimiques et biologiques à l’œuvre afin d'anticiper l'évolution future de ces régions et par voie de conséquence du monde.

Tous les « compartiments » du milieu sont touchés : les glaciers, la glace de mer, les océans, les sols et la végétation, la couverture neigeuse, l'atmosphère. Les grandes questions concernent par exemple l'étendue et l'épaisseur de la glace de mer, l'évolution des grandes calottes de glace et leur contribution au niveau des mers, les circulations océanique et atmosphérique, les téléconnexions (dont les impacts sur les régimes de temps en Europe par exemple), la pompe biologique dans les océans arctique et austral dont son impact sur l'évolution du CO2 dans l'atmosphère, le devenir des sols gelés et là encore la contribution possible aux émissions de gaz à effet de serre. 

Cette évolution du milieu physique impacte fortement les écosystèmes. La chaîne alimentaire est affectée en particulier dans les océans, avec un stress supplémentaire associé à l'augmentation de leur acidité (à cause de l'augmentation du CO2 atmosphérique) qui peut affecter les microorganismes pourvus d'un exosquelette calcaire. Les capacités d'adaptation de la faune et de la flore soumis au stress climatique (mais aussi à la concentration de polluants anthropiques en Arctique), sont au cœur des travaux des chercheurs en écologie et environnement. L'Arctique est aussi un territoire de peuples autochtones, soumis à une nécessité inédite d'adaptation. L'évolution de la géographie arctique, avec en particulier la disparition inéluctable de la glace de mer en été, va modifier les activités et la présence humaine dans ces régions. Ce qui en fait un terrain d’étude important pour les chercheurs en sciences humaines et sociales.

Et n'oublions pas que les régions subpolaires subissent elles aussi une modification profonde. Dans les îles subantarctiques françaises au milieu de l'océan indien, on observe des dynamiques importantes sur les populations d'espèces aviaires en particulier. Ce sont des lieux où l'homme a importé des espèces invasives dont l'impact sur les écosystèmes indigènes est colossal. Ces territoires lointains représentent ainsi des sortes de petits laboratoires naturels et isolés pour observer et comprendre les impacts humains plus ou moins directs sur l'environnement.

 

Quel est le sens de cette mission ?

La mission qui m'est confiée par le PDG du CNRS vise à faire émerger une stratégie scientifique du CNRS, puis nationale, dans les milieux polaires et subpolaires, en concertation avec les autres acteurs nationaux de la recherche. Si la communauté internationale de recherche autour des pôles s'accorde autour de priorités établies par de grands comités comme le SCAR (Scientific committee on antarctic research) et IASC (International arctic science committee), la déclinaison française n'est pas véritablement organisée institutionnellement.

La France est certes pourvue d'un opérateur logistique reconnu, constitué sous forme d'un groupement d'intérêt public (l'IPEV). Mais les missions de l'IPEV (l'Institut polaire français Paul-Émile Victor - IPEV) ne couvrent pas formellement le pilotage scientifique, au-delà de la sélection de projets qui lui sont soumis. La mission qui m’est confiée veut combler ce manque. Car si l'Arctique a fait l'objet d'un chantier éponyme ayant abouti à une prospective écrite en 2015, sa déclinaison pratique s'est réduite à deux projets financés. Pour l'Antarctique et le subAntarctique, tout est à construire.

 

Vous êtes également directeur de l’IPEV. Comment vont s’articuler vos deux fonctions? 

L'IPEV gère les moyens humains, logistiques, techniques et financiers pour la conduite des recherches en milieux polaires et subpolaires. Dans ces régions, la science et la logistique ne font qu'un. La raison d'être de l'IPEV, c'est la science. Et la science en milieu polaire ne peut pas (ou difficilement) se mettre en place sans notre accompagnement. Il fait donc complètement sens de confier cette mission au directeur de l'IPEV car on pourra ainsi borner l'exercice de prospective en tenant compte des capacités logistiques nationales actuelles, de leur évolution possible, ainsi que des collaborations bi ou multi-latérales que la France entretient ou peut développer dans ces régions. Ces deux fonctions combinées permettront de faire émerger en parallèle une feuille de route pour les investissements logistiques (via l'IPEV) que la France devrait envisager pour répondre aux défis scientifiques exprimés par la communauté nationale.

 

Le pilotage scientifique des recherches en Arctique et Antarctique était jusque-là confié à l’Institut national des sciences de l'Univers (INSU) du CNRS. Hors, comme vous venez de le rappeler, de nombreux autres champs disciplinaires sont concernés ....

En effet l'INSU avait été mandaté par le CNRS, lui-même mandaté par la Ministre de l'enseignement supérieur et de la Recherche Valérie Pécresse en 2008, pour créer un observatoire scientifique nationale pour l'Arctique. Cela a abouti au Chantier Arctique dont j'ai fait mention. Ce chantier couvrait les disciplines de l'INSU et deux autres instituts du CNRS, l'Institut écologie et environnement (INEE) et l'Institut des sciences humaines et sociales (InSHS). Toutefois, et c'est aussi le sens de cette nouvelle mission, il convient d'amener dans ces milieux des chercheurs appartenant à d'autres instituts et disciplines. Nous parlons de territoires reculés, difficiles d'accès, aux conditions climatiques extrêmes. L'énergie, la transmission de données, l'automatisation, la robotique constituent par exemple des enjeux très importants pour l'implémentation des recherches aux pôles, enjeux autour desquels nous pouvons mobiliser des chercheurs de l'Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes (INSIS), de l'Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3), de l'Institut de physique (INP) et potentiellement bien d'autres encore. Ceci justifie entièrement que ma mission soit rattachée à la direction générale déléguée à la science au CNRS. Les développements technologiques associés pourraient aussi utilement impliquer des collaborations avec des acteurs industriels, en leur offrant accès à un terrain d'expérimentation très exigeant.

 

La recherche aux pôles exige des investissements lourds. Les moyens sont-ils à la hauteur des enjeux ?

Les investissements nécessaires sont très conséquents. La seule gestion de la station Concordia au cœur de l'Antarctique (appartenant aux Très grandes infrastructures de recherche (TGIR) nationaux), que nous opérons conjointement avec l'Italie, représente un coût annuel moyen de 4,5 millions euros pour l'IPEV. Mais ces investissements « rapportent » ! Ainsi lorsque l'on considère les index de citations des publications scientifiques, la France se classe au deuxième rang mondial parmi l'ensemble des nations opérant des stations de recherche en Antarctique.

Cela dit, nous sommes très loin des budgets consacrés au domaine spatial par exemple, bien que nous ayons le point commun avec le spatial de donner accès à « l'inaccessible » au commun des mortels. Un seul exemple : la France ne possède pas de véritable brise-glace, seulement un navire polaire : L'Astrolabe. Elle est le seul pays du G8 avec l'Italie à ne pas posséder un tel équipement.

J'émets le vœu qu'au travers de cette nouvelle dynamique nationale pour faire émerger une feuille de route pour la science en milieu polaire et subpolaire, nous saurons convaincre les décideurs politiques que de nouveaux moyens devraient être envisagés pour accompagner au mieux nos potentialités nationales, que ce soit en matière d'infrastructures ou d'accompagnement plus général de la recherche dans ces milieux.