L’industrie de demain sera sans carbone fossile

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Le gouvernement a confié au CNRS et à IFP Énergies nouvelles le pilotage d’un Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) doté de 70 millions d’euros pour aider les industries françaises à se décarboner.

Pour atteindre en 2050 l’objectif de la neutralité carbone inscrit dans la loi énergie-climat, l’industrie doit remplir sa part. La stratégie d’accélération « Décarbonation de l’industrie » lancée par le gouvernement (voir encadré) a ainsi l’ambition de réduire les émissions industrielles de gaz à effet de serre de 35 % d’ici 2030 et de 81 % d’ici 2050, par rapport à 2015, – des objectifs issus de la Stratégie nationale Bas carbone – et ce, en préservant l’emploi et les secteurs stratégiques. Or le secteur, qui représente 18,5 % des émissions de gaz à effet de serre nationales, est « difficile à décarboner », selon Fabrice Lemoine, directeur pour le CNRS du Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) Spleen1  adossé à la stratégie. « La plupart des technologies nécessaires à une décarbonation à l’horizon 2050 ne sont pas encore assez matures pour être mises sur le marché. Elles nécessitent d’importants efforts de R&D, des preuves de concept, du déploiement de prototype. », explique le chercheur. « La recherche a donc un rôle essentiel à jouer pour parvenir aux résultats espérés. »

  • 1Le PEPR « Soutenir l’innovation pour développer de nouveaux procédés industriels largement décarbonés » est coporté par Fabrice Lemoine pour le CNRS et ​​Florence Delprat-Jannaud pour l’IFPEN.

Une stratégie ambitieuse

Le gouvernement déclare dédier 5,6 milliards d’euros à la décarbonation des industries françaises et « au respect des engagements pour le climat », notamment le pacte vert pour l’Europe1  et l’Accord de Paris2 . Les aides directes au déploiement de solutions de décarbonation des sites industriels en représentent la plus grande proportion. Copilotée par le ministère de la Transition écologique, le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, et le Secrétariat général pour l’investissement, la stratégie d’accélération « Décarbonation de l’industrie » dispose de 610 millions d’euros. Elle vise à faire émerger une offre française de solutions compétitives de décarbonation et des zones industrielles « zéro émission ». Pour cela, il faut accélérer toute la chaîne de développement de nouvelles technologies, de la recherche via le PEPR à la prise en main par des entreprises, mais aussi à adresser les verrous économiques ou législatifs de cette transformation profonde du secteur industriel. Développer les compétences dans le cadre de cette transformation de l’industrie fait aussi partie de la stratégie – un aspect « essentiel » d’après Fabrice Lemoine selon qui « le PEPR pourra contribuer à alimenter la réflexion sur les formations nécessaires ».

  • 1Publié en 2019 et renforcé fin 2020, le pacte vert pour l’Europe vise une baisse de 55 % des émissions nettes européennes de gaz à effet de serre en 2030, par rapport à 1990, afin de permettre une neutralité carbone d’ici 2050.
  • 2Signé en 2015, l’Accord de Paris sur le climat fixe l’objectif d’une limitation du réchauffement à 2 °C grâce à des engagements de limitation des émissions de gaz à effet de serre pour les pays développés et en développement.

Un enjeu de souveraineté

Trois grands secteurs émetteurs sont au cœur de la réflexion : la production de ciment, la métallurgie (en particulier, la production d’acier) et le secteur de la chimie dont les sources de carbone, qui reste indispensable, doivent être « défossilisées ». Pour chacun, il faut limiter les émissions des procédés et des énergies utilisés. En particulier, l’industrie demande de la chaleur à haute température – typiquement au-dessus de 400 °C voire bien plus – pour transformer la matière. Les trois quarts de cette demande de chaleur, qui représente 17 % de l’énergie consommée mondialement dans l’industrie, sont aujourd’hui assurés par des énergies fossiles.

Mais, au-delà de la décarbonation, se joue « un fort enjeu de restauration de la souveraineté industrielle française, et plus largement européenne », signale Fabrice Lemoine. Devoir diminuer l’empreinte carbone devient un bon levier pour relocaliser des industries clés (voir encadré) – qui profiteront alors du mix énergétique français relativement faible en carbone.

Décarboner pour gagner en souveraineté

Une manière de décarboner certaines industries consiste à relocaliser les entreprises et usines, puisque cela évite les émissions dues aux transports et du fait que le mix énergétique français est relativement moins carboné que dans certains autres pays hôtes aujourd’hui de nombreuses industries. Cet enjeu de souveraineté est d’autant plus important que d’autres pays investissent massivement dans l’industrie en général et le déploiement de solutions nationales de décarbonation en particulier, comme la Chine ou les États-Unis. Ces derniers ont ainsi mis en place un mécanisme de soutien aux industries vertes, au sein du « Inflation Reduction Act » qui mobilisera plus de 360 milliards de dollars d’ici à 2032. En réponse et pour faire face au risque de délocalisation cette fois vers les États-Unis, la Commission européenne veut instaurer un « Green Deal Industrial Plan for the Net-Zero Age » – en cours de négociation avec les États membres – pour créer des conditions (réglementaires, financières, etc.) favorables au déploiement rapide de technologies décarbonées européennes. « Le PEPR s’intègre dans la stratégie européenne et sera l’occasion de renforcer la participation et l’influence de la France sur le programme-cadre en termes de décarbonation de l’industrie. », prédit Fabrice Lemoine.

Avec un budget de 70 millions d’euros sur 6,5 ans, le PEPR impliquera des thématiques de recherche larges, y compris des sciences humaines et sociales. « L’enjeu est de créer et fédérer une communauté pluridisciplinaire pour faire émerger des axes interdisciplinaires inédits et efficaces. », résume Fabrice Lemoine. Les recherches seront complémentaires à celles menées dans le cadre d’autres PEPR, comme « Hydrogène décarboné » ou « Recyclabilité, recyclage et réincorporation des matériaux recyclés », copilotés par le CNRS, ou encore « ProdBio : Produits biosourcés et biotechnologies industrielles, carburants durables » copiloté par IFP Énergies nouvelles et l’Inrae. En effet, elles s’appuieront « sur les résultats attendus de ces autres PEPR, en cherchant la meilleure manière d’utiliser, pour l’industrie, l’hydrogène décarboné ou la biomasse qu’ils visent à produire ».

Des projets ciblés

La moitié du budget du PEPR sera ainsi consacrée à 10 projets ciblés sur des actions jugées prioritaires dans la lettre de mission du gouvernement. En fait partie l’analyse du cycle de vie (y compris en temps réel) des technologies et solutions de décarbonation proposées, notamment en visant des indicateurs de décarbonation prenant en compte les flux de matières premières, et leurs éventuels impacts socio-économiques, par exemple sur les emplois, comme conditions aux limites.

Schéma
Les modèles d'optimisation des écoparcs développés par l'équipe de Marianne Boix prennent en compte de nombreux paramètres. © F. Mousqué

 

La création d’outils méthodologiques pour optimiser les écosystèmes complexes que sont les sites industriels est un autre projet ciblé, qui dispose d’un budget de 1,4 million d’euros sur 6,5 ans : ces modèles d’optimisation multi-objectifs et multi-acteurs doivent aider à concevoir, de façon optimale, les échanges (énergie, eau, matières, etc.) entre industriels d’une même zone géographique, les déchets de l’un servant par exemple de matière première aux autres. « On parle de symbiose industrielle. », précise Marianne Boix du Laboratoire de génie chimique2 , qui porte ce projet ciblé ACT-4-IE3  sur l’écologie industrielle. Des expérimentations de tels « écoparcs » ont déjà cours en France dans des zones portuaires où se croisent de nombreux flux et industriels – un modèle « à développer pour que les zones industrielles diminuent leur empreinte carbone, consomment moins de ressources et produisent mieux ». Pour cela, le projet ciblé s’attaquera aux verrous restants – notamment le couplage de réseaux multi-énergies et de modèles à différents pas de temps et échelles – et vise la création de briques technologiques génériques, adaptables ensuite à diverses zones d’étude en fonction des contraintes locales et des problématiques des industriels présents. Une approche territoriale est envisagée avec la modélisation des liens entre industries et zones résidentielles. Ce projet prendra en compte les technologies et procédés qui doivent être développés par les autres projets ciblés.

La capture du dioxyde de carbone sera au centre de plusieurs projets, allant de la nécessité de la rendre plus efficace d’un point de vue énergétique et plus économique à la conversion du dioxyde de carbone capturé en molécules d’intérêt pour la chimie ou en carburants, en passant par le stockage géologique sur le territoire français – un sujet qui fait débat et nécessite donc une étude des modalités de co-construction sociotechniques nécessaires.

Impliquer les industriels au plus tôt

Avec le projet ciblé EcoChem, qui regroupe 11 laboratoires4  dont CNRS est tutelle et l’IFPEN, le PEPR s’intéresse aussi à d’autres molécules d’intérêt, comme l’ammoniac ou le méthane, et à l’optimisation et intensification des réactions et procédés qui les utilisent. Il s’agit par exemple d’étudier les méthodes de catalyse dites « assistées » par des techniques physiques – telles broyage, utilisation d’ultrasons, électro- ou photo-activation, magnétisme, etc. – qui pourraient permettre des réactions à plus basse température et potentiellement moins émettrices de dioxyde de carbone. La fabrication de systèmes catalytiques multifonctionnels capables de faire des réactions en cascade dans un même réacteur diminuerait aussi le nombre d’étapes très énergivores comme la distillation de solvants, l’extraction, la purification, etc. « L’objectif est de structurer des communautés scientifiques existantes diverses qui sont déjà bien avancées sur ces sujets mais gagneraient à échanger davantage. », explique François Jérôme, directeur de recherche CNRS à l’Institut de chimie des milieux et matériaux de Poitiers5 , qui pilote ce projet. Il milite également pour « inclure les industriels dès le début des projets », afin de mieux identifier les cibles, les cahiers des charges en fonction des domaines et faciliter ainsi les possibilités de transfert : « L’expertise développée dans le cadre du PEPR doit pouvoir être ensuite maturée par les entreprises pour remplir les objectifs de décarbonation. », détaille-t-il, assurant que « cibler des sujets à intérêt industriel ou sociétal permet aussi d’augmenter considérablement l’impact des recherches exploratoires ».

  • 2INP Toulouse/CNRS/Université Toulouse III.
  • 3Pour « A systemiC and Territorial approach to decarbonize activity areas with Industrial Ecology », soit en français « Approche systémique et territoriale pour la décarbonation des zones d'activités par l'écologie industrielle et territoriale ». Les laboratoires impliqués sont : GEPEA (CNRS/Oniris/Nantes Université/ IMT Atlantique), G2Elab (CNRS/Université Grenoble Alpes), Loria (CNRS/Inria/Université de Lorraine) et l’IFPEN.
  • 4IC2MP (CNRS/Université de Poitiers), IRCELYON (CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1), UCCS (CNRS/Centrale Lille/Université d’Artois/Université de Lille), LGC (CNRS/INP Toulouse/Université de Toulouse Paul Sabatier), LHFA (CNRS/Université de Toulouse Paul Sabatier), ICSM(CNRS/CEA/ENSCM/Université de Montpellier), ICPEES (CNRS/Université de Strasbourg), ISCR (CNRS/ENSCR/Université de Rennes), LPCNO (CNRS/INSA Toulouse/Université de Toulouse Paul Sabatier), CP2M (CNRS/CPE Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1).
  • 5CNRS/Université de Poitiers.

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« Il est très important pour nous que les industriels puissent indiquer en amont leurs verrous scientifiques et les questions de recherche qu’ils se posent », confirme Fabrice Lemoine qui souhaite créer un « industrial panel » au sein de la gouvernance du PEPR. En aval de la recherche, les entreprises auront aussi un rôle à jouer pour « détecter les découvertes et inventions qui peuvent permettre de créer de l’innovation et des technologies à l’horizon 2030 ». Le PEPR vise en effet un développement technologique au niveau du prototype expérimental (TRL6  4). Pour aller plus loin, il entend s’appuyer sur le programme d’appels à propositions « prématuration-maturation », lancé par le gouvernement dans le cadre du plan d’investissement France 2030, qui pourra « accélérer le déploiement de certaines technologies » en les menant vers une preuve de concept puis un prototype.

Plusieurs appels à projets et appels à manifestation d’intérêt viendront compléter ces projets ciblés. Ils permettront à l’ensemble des communautés concernées de proposer des recherches par exemple sur la gestion de la chaleur – comment récupérer la chaleur aujourd’hui perdue pour la convertir en d’autres vecteurs énergétiques ou l’utiliser, ce qui nécessite de la stocker ? – ou les différents leviers de décarbonation des vecteurs et sources d’énergie utilisés en industrie. « Le PEPR veut développer des approches pour optimiser chaque partie du système global qu’est un site industriel. », conclut Fabrice Lemoine.

  • 6Niveau de maturité technologique (en anglais, “Technology Readiness Level”).