Un livre blanc pour la recherche portuaire

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Dans le cadre de la stratégie nationale portuaire annoncée en 2021, un groupe de travail mené par le CNRS a analysé, avec la communauté et les parties prenantes, l’organisation de la recherche portuaire en France et propose un bilan et des recommandations, publiés dans un livre blanc.

Flux de marchandises et de passagers, nouveaux outils, espèces invasives sur le littoral… En quoi la recherche peut-elle contribuer à la stratégie nationale portuaire ? Dans son livre blanc, un groupe de travail constitué par le CNRS (voir encadré) tente de répondre à cette question, en « donnant à voir la structuration actuelle de la recherche sur la thématique portuaire et en ouvrant des pistes de développement concertées », explique Arnaud Serry, géographe au laboratoire Identité et différenciation de l'espace, de l'environnement et des sociétés1  et coordinateur principal du groupe de travail.

Présentée en janvier 2021, la stratégie nationale portuaire fixe un objectif clair de reconquête de parts de marché pour les ports français face à la concurrence des autres ports européens, sans faire l’impasse sur les autres enjeux et attentes de l’écosystème. Les transitions écologique et numérique (digitalisation des chaînes logistiques) représentent ainsi des leviers de la transformation des ports et constituent un défi majeur. La stratégie identifie notamment la nécessité de créer une communauté de la recherche sur la thématique des ports maritimes. « Notre livre blanc porte cette ambition : les recherches appliquées et les approches fondamentales peuvent être mobilisées pour contribuer, de manière complémentaire et en co-construction avec les acteurs du monde de la mer, aux quatre ambitions de la stratégie nationale portuaire et ses 16 objectifs stratégiques2  », résume Arnaud Serry.

  • 1CNRS/Université Le Havre-Normandie/Université Caen-Normandie/Université Rouen-Normandie.
  • 2La stratégie nationale portuaire détaille 4 ambitions : « Les ports, maillons essentiels de la performance des chaînes logistique » (avec 4 objectifs : Filières d’avenir et concurrence ; Compétitivité et excellence opérationnelle ; Fluidité des opérations physiques et point de contact unique aux frontières ; Politique commerciale commune et intelligence économique commune) ; « Les ports, acteurs du développement économique » (Nouvelles implantations et gestion du foncier ; Emploi et formation ; Hinterland, massification, impact environnemental) ; « Les ports, accélérateurs de la transition écologique » (Approvisionnement en énergie des navires ; Chaînes logistiques vertueuses ; Transition écologique des ZIP par l’économie circulaire ; Biodiversité ; Changement climatique) ; « Les ports, moteurs de l’innovation et de la transition numérique » (Plateforme logistique numérique ; Numérique et guichet unique ; Résilience numérique ; Recherche portuaire). Plus de détails : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/21002_strategie-nationale-portuaire.pdf

Les coordinateurs du groupe de travail

  • Arnaud Serry, maître de conférences en géographie au laboratoire Identité et différenciation de l'espace, de l'environnement et des sociétés (IDEES, CNRS/Université Le Havre-Normandie/Université Caen-Normandie/Université Rouen-Normandie), représentant du groupe de travail
  • Gülgün Alpan, maître de conférences en génie industriel au Laboratoire des sciences pour la conception, l'optimisation et la production de Grenoble (G-SCOP, CNRS/Université Grenoble Alpes/Grenoble INP)
  • Eric Foulquier, maître de conférence en géographie et écologie au laboratoire Littoral, environnement, télédétection, géomatique (LETG, CNRS/Université Bretagne Occidentale/EPHE/Université Nantes/Université Rennes 2/Université Caen-Normandie/Université Angers)
  • Antoine Fremont, directeur scientifique adjoint à l’Université Gustave Eiffel (IFSTTAR), spécialiste des transports

Le portuaire intègre en effet des notions multifacettes, mêlant géopolitique, développement des espaces et des territoires, économie, logistique, droit international, écologie et sciences de l’environnement, patrimoine, ingénierie, numérique, etc. Il s’agit de s’intéresser autant à l’insertion du port dans les territoires qu’aux chaînes logistiques internationales, aux zones côtières urbanisées, aux divers flux et à la protection de l’environnement. Des questions complexes pour un enjeu majeur : le transport maritime assure 90 % des échanges mondiaux en volume et la France possède des ports dans tous les océans du monde. « En couvrant l’ensemble des disciplines, le CNRS est à même, avec ses partenaires, d’aborder ces problématiques dans une approche intégrative et pluridisciplinaire », assure Alain Schuhl, directeur général délégué à la science du CNRS. L’organisme s’est donc engagé aux côtés de la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer3  à « soutenir la structuration et le rapprochement des communautés scientifiques ayant le port et les problématiques portuaires comme objets d’étude et à faciliter la formulation d’enjeux scientifiques partagés ». C’est pourquoi il a mis en place ce groupe de travail, chargé d’établir un état des lieux de la communauté.

Mieux se connaître pour mieux se structurer

Ce travail de cartographie des forces scientifiques montre que la recherche portuaire en France s’appuie aujourd’hui sur une communauté restreinte de chercheurs et chercheuses dispersés dans des laboratoires qui ne sont pas directement dédiés à ces questions. Une trentaine de scientifiques, issus principalement des sciences humaines et sociales (économistes, juristes, géographes, historiens, etc.), ont construit leur sujet de recherche autour des questions maritimes et portuaires. Un second cercle s’intéresse à la recherche opérationnelle, en particulier sur des questions d’optimisation des chaînes logistiques en amont des opérations portuaires. Pour ces scientifiques, l’objet portuaire est un cas d’étude parmi d’autres mais particulièrement pertinent, afin de proposer et tester des méthodes sur l’organisation des flux de transport, de marchandises ou de communication. Un dernier cercle regroupe des chercheurs et chercheuses qui appliquent de manière ponctuelle aux ports et à leur écosystème des problématiques, méthodes et outils qui ont d’autres terrains d’application : des informaticiens, des mathématiciens appliqués, des physiciens, mécaniciens ou des chercheurs en science de la vie et de la Terre, en écologie (voir encadré) ou en sciences de l’ingénieur. « En tout, plus de 160 scientifiques sont concernés, avec des recherches de qualité reconnues à l’international », précise Arnaud Serry.

carte

L’état des lieux et une concertation large associant l’ensemble de la communauté de recherche ont mené le groupe de travail à établir quatre recommandations principales, auxquelles s’ajoutent des préconisations sur les moyens financiers et humains nécessaires, notamment l’identification des thématiques portuaires et maritimes dans les appels à projet lancés par les régions ou par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Ces recommandations s’adressent aux organismes de recherche et aux chercheurs et chercheuses comme au milieu socio-économique.

Quatre recommandations principales

Il faut d’abord structurer cette communauté de recherche portuaire éparpillée. Pour la fédérer, la stratégie nationale portuaire a mis en place un atelier de la recherche portuaire, instance informelle qui animera la communauté. Cet atelier est désormais intégré au Groupement de recherche4  (GDR) Omer sur les océans et mers, mis en place par le CNRS depuis le 1er janvier 2021, afin de « faciliter les liens féconds entre disciplines et thématiques de recherche connexes ». Cette structuration doit permettre l’émergence de nouveaux réseaux ou l’intégration de nouvelles disciplines dans les réseaux existants ou naissants, comme les Groupements d'intérêt scientifique5  « Pour une logistique intelligente en vallée de Seine » et « Histoire & sciences de la mer ». Le GDR dispose également de moyens financiers pour mener ses actions. « La structuration de la communauté de recherche portuaire aidera les scientifiques à mieux se connaître pour mieux travailler ensemble et se positionner sur les appels à projets. », assure Arnaud Serry. « Elle donnera de la visibilité aux travaux menés, au sein de la communauté et au-delà, dans le monde socio-économique ».

Trois chercheurs sur un quai
Depuis 2019, la plateforme Stella Mare de l'Università di Corsica Pasquale Paoli et du CNRS a initié un projet de réduction des pollutions des eaux portuaires par l'introduction d'huîtres plates. Une véritable solution d'ingénierie écologique marine et littorale qui réunit scientifiques, professionnels de la mer, gestionnaires de l’environnement et acteurs institutionnels. Créateur et directeur de la plateforme, Antoine Aiello (au centre) est lauréat de la médaille de l’Innovation du CNRS 2021. © Cyril FRESILLON / Stella Mare / CNRS Photothèque

Deuxième recommandation : cette structuration doit se réaliser dans un temps court. Pour cela, des actions « emblématiques » doivent être organisées, comme une conférence internationale ou des séminaires de recherche réguliers, thématiques ou spatialisés (par place ou région portuaires). Une première journée de l’atelier de la recherche portuaire aura ainsi lieu dès le 22 mars.

De plus, les liens doivent être renforcés avec les chercheurs et chercheuses en informatique et sciences de l’ingénieur via des actions communes avec d’autres GDR, notamment les GDR « Recherche opérationnelle » ou « Modélisation, analyse et conduite des systèmes dynamiques ».

Recherche portuaire et ports : des liens à resserrer

Enfin, le groupe de travail recommande de mettre en place des espaces de dialogue entre les scientifiques et les milieux socio-économiques et institutionnels, « afin d’engager le travail de co-construction ». En effet, les dynamiques maritimes et portuaires sont portées par de nombreux types d’acteurs qui doivent s’entendre : acteurs locaux, nationaux ou internationaux, industriels, institutionnels ou associatifs. Ce sont autant les armateurs et transporteurs que les pouvoirs publics, les structures en charge de la gestion des milieux côtiers (par exemple pour les aires marines protégées), le réseau d’associations Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) ou encore les pêcheurs, les professionnels du tourisme ou les habitants des villes portuaires. Face à la complexité des enjeux portuaires, « les questionnements de recherche ne peuvent être construits par les scientifiques seuls, mais doivent l’être avec tous les acteurs du monde maritime et portuaire », affirme le livre blanc.

Vue depuis un port avec un canon au premier plan
L’Observatoire Hommes-Milieux Littoral Caraïbe travaille sur l’accélération des dynamiques urbano-portuaires dans une perspective de développement durable du territoire guadeloupéen (ici le grand port maritime de la Guadeloupe à Pointe-à-Pitre). © Pascal Jean LOPEZ / BOREA / CNRS Photothèque

Cette dimension de dialogue est « importante », selon Alain Schuhl puisqu’elle « conditionne la fluidité de l’accès aux espaces et aux données portuaires, indispensable à la réalisation des travaux de recherche ». Un rapprochement entre recherche portuaire et milieux socio-économiques en France est donc nécessaire, par exemple pour mettre en place des dispositifs expérimentaux in situ (échantillonnages, mesures et observations sur le temps long), sous peine de « laisser des sujets largement inexplorés », explique Arnaud Serry. À terme, les espaces de dialogue intersectoriels et pluridisciplinaires proposés doivent donc permettre aux scientifiques d’intervenir dans les instances professionnelles et institutionnelles des ports maritimes avec un objectif : « acculturer la communauté scientifique aux enjeux portuaires et inversement les décideurs publics et privés du secteur portuaire aux sujets de recherche en cours et aux opportunités que représente la qualité des scientifiques impliqués ». Le partage des données ouvrirait ainsi la porte à des recherches utiles pour « établir des stratégies, mener des politiques et anticiper les mutations des ports français ».

En plus des échanges entre les membres du groupe de travail du CNRS, ces dialogues pourront donc définir des thématiques prioritaires de recherche co-construites. Au-delà, cela devrait permettre de lancer des appels à projets dans les différents guichets de financement existants. « C’est la prochaine étape. Nous espérons que la communauté, qui aura été largement consultée, saura s’emparer de ces axes importants pour produire de nouvelles connaissances. », conclut Arnaud Serry.

  • 3Sous l’autorité du Ministère de la Transition écologique.
  • 4Structure d'animation créée pour cinq ans (et renouvelables une fois), un Groupement de recherche (GDR) a pour objectif de favoriser les échanges entre les scientifiques du CNRS, les partenaires académiques, les entreprises et autres parties prenantes. C’est un instrument important de la politique scientifique du CNRS.
  • 5Un Groupement d'intérêt scientifique (GIS) est un contrat de coopération scientifique fruit d'un partenariat scientifique destiné à fédérer des compétences et des moyens pour réaliser un programme de recherche déterminé.

Des réseaux pour faire le lien au sein de la communauté scientifique

« La première valeur ajoutée de la recherche est d’envisager le port en tant que système », démontre le livre blanc de la recherche portuaire. Alors que les acteurs portuaires réfléchissent en fonction de leurs objectifs et intérêts particuliers, la recherche intègre tous les acteurs, services et infrastructures, et toutes leurs relations, dans une analyse globale. Elle prend aussi en compte l’environnement géoéconomique, territorial, politique et social en considérant différentes échelles géographiques, depuis la ville portuaire elle-même jusqu’au système-monde, et différentes temporalités.

Face à cette complexité, l’interdisciplinarité et la pluridisciplinarité sont de mise. La communauté peut par exemple s'appuyer sur les Observatoires Hommes-Milieux (OHM) de l’Institut écologie et environnement (INEE) du CNRS. Ces dispositifs de recherche sont dédiés à la compréhension des écosystèmes très anthropisés, très artificialisés (anthropoconstruits) et très complexes. Selon le livre blanc de la recherche portuaire, ils « proposent des espaces favorables » aux interactions entre les différents cercles de scientifiques composant la communauté de recherche maritime et portuaire. Interactions qui trouveraient intérêt, selon les auteurs, à être renforcées.

Deux OHM sont notamment concernés par le fait portuaire : « Littoral Caraïbe », basé à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, et « Littoral Méditerranéen », situé à Marseille. Sous l’égide du CNRS, le Service d’observation en milieu littoral (réseau SOMLIT) est aussi un réseau de stations réparties le long du littoral métropolitain qui permet un suivi des écosystèmes côtiers et littoraux sur plusieurs décennies, en fournissant à la communauté un ensemble complet de données sur le milieu.