Gravir l’échelle de l’innovation sociale

Innovation

L'échelle Societal Readiness Level (SRL) est un nouvel outil d’évaluation de la maturité des projets innovants en sciences humaines et sociales. Destinée aux scientifiques et aux évaluateurs, elle transforme notre rapport à l’innovation et permet à des projets inédits de transformation sociale d’émerger plus facilement des laboratoires.

Jusqu’à présent, la maturité des projets innovants a été définie suivant des critères technologiques et leur impact sur le marché. Mais elle ne saurait estimer et anticiper des bénéfices socio-économiques et les retombées des innovations sociales. Résultat : ces dernières ne sont pas financées faute de moyens d’évaluation de leur état d’avancement et de leur intérêt à long terme pour la société. « L’échelle Societal Readiness Level (SRL) apporte désormais une méthode d’évaluation adaptée à l’innovation sociale et à ses impacts, complémentaire à l’échelle TRL1 dédiée à l’innovation technologique. Elle renforce la lisibilité de la maturité de projets orientés davantage sur une transformation de notre société pour l’ensemble des parties prenantes. Autrement dit, elle initie un dialogue autour d’un référentiel commun entre recherche en SHS et innovation », présente Maria Teresa Pontois, responsable du pôle Innovation, valorisation et partenariats industriels de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS (INSHS).
 

Echelle
Source : Grille SRL – Laboratoire commun Destins (Olivier PALLUAULT, « La grille Societal Readiness Level », Note de recherche et développement du Labcom Destins, octobre 2021)

Les origines de l’échelle SRL

Le concept a été inventé par le fonds d’innovation danois2  en 2010. Le Canada l’utilise via le Fonds de recherche société et culture du Québec. Son utilisation reste néanmoins marginale. Finalement, côté français, l’échelle SRL est remise au goût du jour entre 2018 et 2022, testée et déployée sur plus de trente projets par le Labcom DESTINS3 spécialisé dans l’innovation sociale. Ce partenariat réunissait la société coopérative de production Ellyx — agence de conseil qui accompagne des acteurs de la société sur des problématiques sociales — et les chercheurs et chercheuses de la Maison des sciences de l'Homme et de la société de Poitiers (MSHS)4 .

Comme l’échelle TRL, la grille SRL est composée de trois groupes composés chacun de trois étapes matérialisant les phases de conceptualisation, de développement et de déploiement d’un produit. Mais elle se détache assez vite de sa cousine technologique pour se centrer sur les spécificités de l’innovation sociale. « Celle-ci n’a pas d’impératif de marché, mais une volonté de transformation sociale. En ce sens, certains projets peuvent associer dès le départ tous les composants de la solution. Cette spécificité nourrit ensuite les expérimentations de terrain qui composent la phase de développement », décrit Dominique Royoux, géographe à la MSHS et ancien co-directeur du Labcom DESTINS.

Cette grille apporte un cadre aux porteurs d’innovation sociale et un référentiel d’évaluation aux organismes de financement et d’accompagnement en maturation-prématuration. « Cette échelle sera amenée à évoluer, soutient Dominique Royoux. L’échelle SRL est un premier pas vers une évolution conjointe entre innovations technologique et sociétale ».

Lutte informationnelle et réseaux sociaux

Plusieurs scientifiques commencent à adopter l’échelle SRL. C’est le cas de Jean-Marc Francony, chercheur en sciences sociales et membre du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication de l’Université Grenoble Alpes. Il s’intéresse à l’analyse d’échanges d’informations numériques datées tels que les données de réseaux sociaux ou les flux RSS des médias. Il a notamment travaillé sur leur analyse au moment de campagnes électorales ou pour étudier les pratiques journalistiques lors de grands événements sportifs. Problème : chaque cas d’étude impose de redévelopper des outils d’analyse. Il a alors l’idée de mettre au point une méthodologie réutilisable. C’est le cœur du projet d’innovation Copernic, actuellement accompagné par le programme de prématuration du CNRS. « Les premières étapes de définition de concept et de produit ont été compliquées à mettre en œuvre. J’ai dû me décentrer et porter un nouveau regard sur ma recherche », témoigne Jean-Marc Francony.

Si le chercheur auto-situe son projet autour du niveau 6 de la grille SRL, il insiste sur le fait que ce positionnement est mouvant. « L’échelle SRL n’est pas à sens unique. Nous avons régulièrement besoin de revenir en arrière pour mieux avancer. Cela s’explique par de nombreux allers-retours essentiels avec notre terrain d’expérimentation qui nous permet de mieux cerner le périmètre de notre projet. Il y a une co-construction permanente qui s’opère », décrit le chercheur. Deux futurs cas d’usage sont envisagés : le premier a une visée commerciale pour du ciblage marketing ; le deuxième touche à la lutte contre la manipulation d’informations sur les réseaux sociaux. En attendant, le projet Copernic recherche un partenaire pour évaluer sa méthode sur un premier cas industriel.

Au service de la qualité de l’air dans les territoires

Une des forces des sciences humaines et sociales est qu’elles se marient aussi très bien à d’autres domaines. Ainsi, l’échelle SRL peut être utilisée seule ou avec l’échelle TRL. Précurseur, le projet interdisciplinaire Smile, sur la pollution atmosphérique, utilise une innovation technologique à des fins d’innovation sociale. L’objectif : donner aux citoyens et à d’autres acteurs locaux, la capacité de mesurer en tout point de l’espace urbain les différents composants de l’atmosphère. Ces données fiables doivent ensuite aider à l’élaboration de solutions de gestion et de réduction de la pollution à l’échelle micro-locale. Elles apportent aussi aux citoyens des informations d’intérêt pour leur santé et celle de leurs proches.

« Selon les jurys d’évaluation, l’aspect sociétal de notre innovation peut être une force, comme une faiblesse. La question de mise sur le marché a d’ailleurs incité certains à nous faire revoir notre projet. Mais nous sommes toujours restés intransigeants sur notre objectif sociétal », témoigne le porteur du projet Pascal Taranto, philosophe et directeur du Centre Gilles-Gaston Granger5 . Le projet a notamment bénéficié de financements des territoires et de la Société d'accélération du transfert de technologies Sud-Est (SATT), ainsi qu’une manifestation d’intérêt de l’industriel Veolia.

Les capteurs low-cost, développés par le chercheur Hassen Aziza de l’Institut matériaux microélectronique nanosciences de Provence6 , sont désormais prêts à être déployés via des plateformes citoyennes. « Un problème récurrent en sciences citoyennes — qui a été identifié grâce à des essais sur le terrain — est la perte d’engagement du citoyen avec le temps. C’est pourquoi nous allons l’intégrer dans une communauté d’acteurs (académiques, économiques et politiques) qui ont des intérêts associés à la collecte de données », décrit Pascal Taranto. Le projet est en quête de nouveaux financements pour s’attaquer à son nouveau terrain.

Innover notre rapport à l’innovation

« Nous souhaitons apporter de nouveaux indicateurs de mesure de la valeur sociale aux différentes parties prenantes de l’innovation », précise Maria Teresa Pontois. Cela favorisera à terme les contributions des sciences humaines et sociales qui peuvent toucher des innovations dans une vaste diversité de domaine allant de l’éducation à la santé, des transports au patrimoine ou encore la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique. Dans ce cadre, une des forces du CNRS tient en sa capacité à créer des synergies fortes entre les disciplines qu’il développe et ainsi à apporter des éléments de réponse à l’ensemble des défis pluridisciplinaires qui impactent l’ensemble des sphères de la société et plus largement nos modes de vie.

 

  • 1L’échelle TRL (Technology readiness level) évalue le niveau de maturité d’une technologie jusqu’à son intégration dans un système complet et son industrialisation. conçue initialement par la Nasa et l’ESA pour les projets spatiaux, elle compte neuf niveaux.
  • 2Agence publique d’investissement danois dans des entrepreneurs, des chercheurs et des entreprises qui créent de la valeur pour le Danemark.
  • 3Dynamique des Entreprises, de la Société, et des Territoires vers l’INnovation Sociale – financé par l’ANR.
  • 4Unité CNRS/Université de Poitiers.
  • 5Unité CNRS/Aix-Marseille Université.
  • 6Unité CNRS/Aix-Marseille Université.