Calibration de la table optique microonde servant à générer les signaux microondes qui contrôlent et lisent l'état du Cat-Qubit. © Hubert RAGUET / Alice&Bob / LPENS / CNRS Photothèque

Dans les coulisses des levées de fonds de la Deeptech

Innovation

Les start-up Deeptech issues de laboratoires sous tutelle du CNRS ont le vent en poupe et réalisent des levées de fonds historiques. Une étape incontournable pour atteindre leurs objectifs d’industrialisation à long terme. Pour ce faire, le CNRS et ces pépites bénéficient de l’expérience et du savoir-faire de fonds de capital risque qui n’hésitent pas à investir très tôt dans des projets à risque. Mais pourquoi est-ce intéressant d’investir dans les start-up issues de la recherche ?

Nous sommes à l'aube d'une révolution technologique profonde. C’est la promesse offerte par les Deeptech. Ces jeunes entreprises développent des technologies de rupture vouées à refaçonner notre perception du monde dans les prochaines décennies. Leur ambition principale: tacler les grands défis du XXIe siècle, de la lutte contre le changement climatique, à la transition énergétique en passant par la découverte de traitements contre des maladies incurables.

En ce sens, la recherche fondamentale joue un rôle déterminant dans l’émergence de ces révolutions. Avec la création d’une centaine de start-up par an issues de laboratoires dont il assure la tutelle, le CNRS se positionne parmi les grands acteurs de la Deeptech française. Parmi les pépites en lien avec les recherches issues de ses laboratoires : Alice & Bob œuvre à la construction d’un ordinateur quantique universel, Exotrail développe des propulseurs pour satellites ou encore Damae Medical propose des dispositifs pour diagnostiquer le cancer de la peau. Autant d’exemples qui témoignent de la richesse des avancées apportées par la recherche à l’avenir de notre société. Néanmoins, derrière ces belles perspectives technologiques, se cache une importante problématique économique. Pour que des innovations de rupture voient le jour, il faut mettre d’importantes sommes d’argent privé sur la table, autrement dit réussir des levées de fonds. Problème : ces technologies à risque coûtent cher et présentent une rentabilité sur le long terme. De quoi refroidir toute une catégorie d’investisseurs plus habitués à de la vente de logiciels  rapidement rentables.

Zoom sur le fonds de capital risque

La difficulté à évaluer la valeur des pépites Deeptech en fait un investissement à risque. Cette incertitude est le credo des fonds de capital risque (venture capital ou VC). Ces investisseurs interviennent souvent en premier (voir encadré). Généralement minoritaires au capital d’une société, ils participent financièrement au développement d'entreprises innovantes en vue de réaliser une plus-value lors d’une future cession de leurs titres. Et certains investissent dans les start-up issues du monde académique.

Par exemple, Elaia est un des plus importants fonds de capital risque européens réunissant une équipe d’une quarantaine de personnes. Créé en 2002, il dédie plus de 40 % de ses investissements à la Deeptech. « Dans notre société, la rentabilité repose sur des innovations basées sur la science et l’intelligence. Notre vision est donc d’investir très tôt dans des jeunes pousses dont la création de valeurs sera majoritairement sur de la propriété intellectuelle. Ainsi, parmi les 700 millions de capitaux que nous gérons, plus de 200 millions sont investis dans des technologies provenant uniquement du monde académique. », décrit le président et cofondateur d’Elaia, Xavier Lazarus, ancien chercheur en mathématiques. Parmi ses succès, l’entreprise compte la licorne Cryptosense qui a fusionné avec Sandbox, leader du software post-quantique. Elaia a soutenu plus récemment le développement d’Aqemia sur la recherche en médicaments à base d’outils d’intelligence artificielle ou encore d’Alice & Bob en quantique.
 

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Marc Rougier, associé chez Elaia, en conversation avec des fondateurs du portefeuille et des experts du domaine au siège social à Paris le 29 novembre 2022. ©Elaia

Ce n’est pas à la portée de tout le monde de comprendre et donc d’investir dans les technologies Deeptech. C’est pourquoi, l’entreprise s’appuie sur le savoir-faire des huit docteurs présents dans ses rangs afin de minimiser le risque de ses investissements. « Il est difficile d’imaginer la valeur qu’on peut créer, si on ne comprend pas l’unicité de ce qu’on est en train de faire. Cependant, la technologie ne fait pas tout et l’équipe qui la porte est primordiale. On fera de plus belles sociétés avec une moins bonne technologie et une meilleure équipe que l’inverse », ajoute Xavier Lazarus.

Le relais entre capital risque et établissement de recherche

Entre les organismes de recherche et les fonds de capital risque, c’est une histoire de passage de relais. « On ne peut pas développer de start-up Deeptech sans les fonds de capital risque. Il y a un continuum de financements à mettre en place qui commence par l’apport de fonds publics, puis des levées de fonds privés plus conséquents », affirme Thomas Ribeiro, directeur du département start-up de CNRS Innovation.

Les spin-offs issues de la recherche valorisent souvent des technologies avec un niveau de maturité initial faible qui nécessite d’importants efforts de R&D. Plusieurs accompagnements les aident à lever les verrous scientifiques pour proposer des projets compatibles avec les critères d’investissements des VC. C’est le cas du programme RISE du CNRS qui a accompagné la création de 80 start-up depuis sa création en 2019. Les SATT proposent également des programmes de « maturation» dont les moyens viennent d’être augmentés par le gouvernement français en accord avec sa stratégie d’accélération. « En tant qu’investisseur, nous intervenons une fois que la start-up cherche son adéquation produit-marché. Tout ce qui est fait en amont est très utile et rapproche le projet d’un calendrier d’investissements. », remarque Anne-Sophie Carrese, associée chez Elaia en charge des activités Deeptech.

Parmi les marges de progression, la France pourrait s’inspirer de ses voisins belges. Les universités y disposent de budgets destinés à mobiliser des cabinets de chasse afin d’aider les porteurs de projet scientifique à recruter leur partenaire d’affaire. L’enjeu : proposer des binômes d’interlocuteurs science-business plus appréciés par les VC.

Toutefois, le CNRS et Elaia s’accordent sur le fait qu’il n’est jamais trop tôt pour confronter une idée à un fonds de capital risque. « Notre parti-pris est que ces rencontres interviennent très en amont, car le VC apporte une expertise de marché indéniable, une connaissance de la concurrence et de l’entrepreneuriat qui nous permettent d’amender de façon optimale la feuille de route du projet. », explique Thomas Ribeiro. C’est d’ailleurs pourquoi des représentants de fonds d’investissements interviennent dès les comités de sélection du programme RISE.

« C’est intéressant pour nous de rencontrer un chercheur tôt dans son projet. On peut l’aider à co-construire l’équipe de direction, faire jouer notre réseau pour identifier les meilleurs marchés, et même apporter de premiers clients. », ajoute Anne-Sophie Carrese. Parmi les investissements d’Elaia dès la phase d’amorçage, figure la jeune pousse Aqemia, cofondée par Maximilien Levesque, ancien chercheur CNRS, et Emmanuelle Martiano, ancienne consultante du Boston Conculting Group, en 2019. Mais une fois qu’Elaia dit oui, que se passe-t-il en pratique ?

Du laboratoire à l’entreprise

Aqemia développe une technologie combinant des savoirs en intelligence artificielle et en mécanique quantique et statistique afin de chercher des médicaments. En investissant dans la start-up en 2019, Elaia a acquis des parts de la société. « Les questions de Sofia Dahoune d’Elaia nous ont poussés à rendre le projet Aqemia plus mature et transformer une idée qui sort d’un laboratoire en une start-up de 55 personnes aujourd’hui. », témoigne Maximilien Levesque, CEO d’Aqemia.
 

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Les fondateurs de Aqemia Maximilien Levesque et Emmanuelle Martiano ©Aqemia

Une période de due diligence de plusieurs mois, c'est-à-dire une phase d’audit par Elaia, s’engage alors. Cette étape est bénéfique aux investisseurs comme à la start-up, qui consolide ainsi son ambition, son business model, son marché, etc. « Avoir des interlocuteurs qui connaissent la recherche a été instrumental dans notre relation avec Elaia qui fait le pas de plus que les autres vers le monde académique. Ils comprennent d’où on vient, n’ont pas peur de signer des licences avec le monde académique et cela nous permet de parler le même langage rapidement. », apprécie Maximilien Levesque.

Depuis, la start-up a signé des collaborations avec Sanofi, Janssen et Servier et a réalisé une deuxième levée de fonds de 30 millions d’euros fin 2022. En 2023, la jeune pousse décompte quelques millions d’euros de revenus par an. Et Aqemia n’est pas la seule spin-off issue d’un laboratoire de recherche sous la tutelle du CNRS à avoir tapé dans l’œil des investisseurs.

Un écosystème favorable à la Deeptech

Ces derniers mois ont été fructueux pour les pépites Deeptech issues de laboratoires sous tutelle du CNRS. Pasqal, pionnier de l'ordinateur quantique, a annoncé une nouvelle levée de fonds historique de 100 millions d’euros début 2023. Exotrail a levé 54 millions d'euros en février dernier dans le but de doubler ses effectifs. Sur le transport massif d'hydrogène, Hysilabs vient, quant à elle, de boucler une levée de fonds de 13 millions d’euros. Ces investissements sont importants dans une perspective de souveraineté nationale et d’industrialisation, ainsi que pour l’attractivité des laboratoires. Mais ils témoignent surtout d’un contexte favorable aux Deeptech.

D’après le cabinet de conseil Boston Consulting Group (BCG), la Deeptech représente 19 % des investissements mondiaux dans les start-up. Actuellement, seulement 23 % de ces fonds financent les jeunes pousses européennes. Néanmoins, ces financements croissent trois fois plus vite en Europe qu’aux États-Unis. Contributeur de cette nouvelle tendance, le Conseil Européen pour l’innovation (EIC)1  veut combler le retard du vieux continent dans le paysage de l’innovation mondiale. Un pari sur la bonne voie, puisque l’EIC est devenu le plus gros fonds d‘investissements en capital d’amorçage en 2022. Côté français, un nouveau financement Deeptech de 500 millions d’euros mis en place par le gouvernement va soutenir la création de 25 pôles universitaires d’innovation (PUI) au plus près des équipes de recherche pour faciliter la valorisation de leurs découvertes. Enfin, Bpifrance2  s’active également sur les campus à la recherche des pépites de demain.

Un écosystème qui œuvre dans la même direction est de bon augure, mais cette tendance va-t-elle durer ? L’année 2022 a été marquée par un ralentissement des financements du capital risque, notamment lié à la hausse des taux d'intérêts bancaires. Plusieurs régions d’Europe ont vu leurs levées de fonds diminuer. Les start-up les plus touchées seraient les plus matures et donc les plus proches des marchés. Cependant, pour Anne-Sophie Carrese, cela n’impacte pas les levées de fonds d’amorçage : « Aujourd’hui, si de belles sociétés sortent des laboratoires avec un produit et un marché, elles arriveront à lever des fonds. Au contraire, nous sommes sur une bonne dynamique, on remarque plus d’ouverture d’esprit au niveau académique et davantage de création d’entreprises. Je suis très confiante en l’avenir et il faut continuer à créer des start-up innovantes, car les investisseurs répondent présents ».

  • 1Programme lancé par la Commission européenne en mars 2021 pour soutenir et financer les innovations de rupture et les start-up en Europe.
  • 2Bpifrance est une banque publique d'investissement française qui a pour mission d'accompagner et de financer les entreprises françaises pour les aider à innover, à se développer et à exporter. Son plan deeptech finance les dépenses liées aux phases de recherche et développement d’un projet d’innovation de rupture avant son lancement industriel et commercial.

Les tours de table d’investissements

Il existe plusieurs cycles d'investissement dans les start-up, chacun ayant ses propres caractéristiques et objectifs :

Le tour d'amorçage : premier stade d'investissement, il intervient lorsque l'entreprise en est encore à la phase d'idéation. Les fonds d'amorçage peuvent provenir d'investisseurs individuels, d'amis ou de sociétés de capital-risque. L'objectif est de fournir suffisamment de capital pour développer un prototype ou un produit viable et commencer à constituer une équipe.

Série A : il s'agit du premier cycle de financement important d'une start-up qui intervient une fois qu’elle dispose d'un produit ou d'un service fonctionnel et d'une première traction sur le marché. Ce financement est souvent fourni par des sociétés de capital-risque et peut aller de quelques millions à dizaines de millions. L'objectif est d'aider l'entreprise à se développer et à étendre ses activités.

Série B : ce cycle de financement intervient lorsqu'une entreprise devient mature et cherche à se développer davantage. Il est généralement fourni par des sociétés de capital-risque et peut aller jusqu'à plusieurs dizaines de millions d’euros. L'objectif de la série B est d'aider l'entreprise à développer ses activités et à atteindre la rentabilité.

Série C et au-delà : Ces cycles de financement sont destinés aux entreprises qui ont atteint une taille significative et cherchent à se développer davantage. Les financements de série C peuvent impliquer la participation de sociétés de capital-investissement ou de grands investisseurs institutionnels.