« Pour chaque avancée scientifique ou technologique, il faut se poser la question de ses conditions d’utilisation vertueuse »

CNRS

Le Comité d'éthique du CNRS (COMETS) diffusera bientôt un avis sur la communication scientifique en temps de crise. Retour sur le rôle du comité et les enjeux éthiques au CNRS avec Jean-Gabriel Ganascia, qui termine son mandat de président du COMETS.

La communication scientifique en temps de crise est le sujet du prochain avis du Comité d’éthique du CNRS prévu pour cet été. Quels en sont les grands enseignements ?

Jean-Gabriel Ganascia1  : Les membres du Comité, et plus globalement l’ensemble des chercheurs et chercheuses du CNRS, ont été bouleversés par l’accumulation de fausses informations parues, notamment sur les chaînes d’information et les réseaux sociaux, pendant la crise sanitaire. Nous avons donc décidé de nous saisir de ce sujet de la communication scientifique en temps de crise afin de réfléchir à ce qui a bien marché, ce qui aurait pu être fait autrement, mieux parfois, et ce que devrait être une telle communication éthique et « réussie ». Nous avons par exemple abordé les retraits de publications scientifiques : ils prouvent que le système de relecture par les pairs peut être efficace même après publication mais sèment le trouble dans une société peu habituée aux débats scientifiques, surtout quand les nuances de la pratique de la recherche transparaissent mal dans des médias qui ne prennent pas le temps de l’explication. On ne doit pas confondre les controverses politiques, faites de convictions et de liberté individuelle d'opinion, et les controverses scientifiques entre hypothèses concurrentes qui tendent à se résorber quand le travail de recherche factuelle est fait.

Le COMETS s’est également exprimé en tant qu’entité morale pendant la crise...

J.-G. G. : Oui, le Comité a publié quelques communiqués, par exemple pour rappeler, au cœur de la crise, que l’intégrité scientifique n’est pas un luxe mais une nécessité, même et surtout quand il s’agit d’aller vite pour aider la population face à une situation extraordinaire.

Dernièrement, nous avons également réagi officiellement à la plainte pour harcèlement déposée par les professeurs Didier Raoult et Éric Chabrière à l’encontre de la biologiste Elisabeth Bik et de l’administrateur du serveur de post-publications PubPeer, Boris Barbour qui est directeur de recherche au CNRS. Le COMETS a tenu à faire part de son inquiétude face à de telles pratiques et déplore la judiciarisation progressive des questions d’intégrité dans la recherche qui relèvent avant tout d’une expertise et d’une autorité scientifiques.

Quelles sont les missions du COMETS ?

J.-G. G. : Le COMETS est une instance de réflexion qui porte son regard sur les questions de déontologie et d’intégrité scientifique aussi bien que sur les applications de la recherche scientifique. Depuis plus de 25 ans, le Comité a émis plus de 40 avis et près de 300 recommandations. Il est important de préciser qu’il s’agit d’une instance non opérationnelle : nous ne jugeons pas des cas particuliers, dont s’occupent au CNRS les référents déontologue, intégrité scientifique et lanceur d'alerte, d’ailleurs issus de nos recommandations. Notre rôle est de sensibiliser les scientifiques à la dimension éthique de leurs métiers. Sur certains sujets, il est parfois nécessaire de se demander s’il est éthique, utile ou prudent d’approfondir la recherche, en prenant en compte ses éventuelles applications pratiques. C’est le cas de recherches sur l’outil de modification génétique Crispr-Cas9 ou sur la reconnaissance faciale qui permet de suivre à la trace tout un chacun comme on le fait dans certaines régions de Chine. Il convient d’élucider les conditions d’utilisation « vertueuse » de chaque avancée scientifique ou technologique et d’en identifier les abus potentiels..

En pratique, comment travaille le COMETS ?

J.-G. G. : Le Comité est composé de 12 membres paritaires qui reflètent au mieux la composition du CNRS en représentant plusieurs disciplines, ainsi que 6 invités permanents (voir encadré). Sur les sujets dont nous nous saisissons, nous montons des groupes de travail qui peuvent s’adjoindre des membres extérieurs et mènent des auditions, afin que l’avis final reflète, en quelque sorte, le regard de l’ensemble des scientifiques du CNRS. Le COMETS est indépendant : l’avis est publié, maintenant en français et en anglais, sans le soumettre préalablement à l’approbation de la présidence du CNRS. Nous avons également une mission d’éducation et de diffusion : nous participons à des formations à l’éthique et à l’intégrité scientifique et échangeons avec des journalistes sur nos avis et avec les comités d’éthique d’autres organismes de recherche.

  • 1Professeur à la faculté des sciences de Sorbonne Université, Jean-Gabriel Ganascia est spécialiste d’intelligence artificielle au laboratoire Lip6 et fut président du COMETS de 2016 à 2021.

Les membres du COMETS

Le Comité d’éthique du CNRS est composé de 12 membres, en plus du président, ainsi que de 6 invités permanents :

  • Antoine PETIT, président-directeur général du CNRS
  • Dorothée BERTHOMIEU, présidente du Conseil scientifique du CNRS
  • Alain SCHUHL, directeur général délégué à la science du CNRS
  • Alice RENÉ, responsable de la cellule réglementation bioéthique de l’Institut des sciences biologiques du CNRS
  • Gilles ADDA, représentant du CNRS au Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)
  • Sophie CROZIER, observatrice du CCNE

Le COMETS a fêté ses 25 ans l’an dernier. Quels sujets a-t-il traité pendant votre mandature, ces cinq dernières années ?

J.-G. G. : Les sujets ont été nombreux et variés. Nous nous sommes par exemple interrogés sur la question importante du plagiat et du discernement entre ses différentes formes. Le sujet de la liberté de la recherche et de ses limites éthiques (que j’évoquais plus haut) et pratiques (notamment au niveau des financements) a mené à un autre avis en 2018. La même année, nous nous sommes penchés sur la posture à adopter, en tant que chercheur, face aux fausses informations qui peuvent circuler dans les médias traditionnels et les nouveaux médias que sont les réseaux sociaux. Une question d’actualité avec la crise sanitaire d’aujourd’hui ! Transmettre les résultats de sa recherche fait partie des devoirs du scientifique mais ces résultats sont toujours amenés à évoluer, à être complétés voire corrigés. Cette notion d’incertitude est difficile à faire passer via les médias auprès du grand public. La figure de l’expert est aussi souvent très discutée. Nous avons d’ailleurs aussi émis un avis sur la différence entre liens d’intérêt et conflits d’intérêts dans le travail d’un scientifique. Dans la continuité de ces travaux, nous avons aussi discuté l’ouverture des publications, qui met le savoir à disposition de l’ensemble des scientifiques d’abord mais aussi de la population générale, ce qui est extrêmement positif mais peut être délicat sans formation scientifique adéquate pour évaluer les informations, sans parler de l’encouragement des revues dites « prédatrices »2  que ce système peut créer.

Autre exemple : nous venons de publier un travail de clarification conceptuelle important sur le principe de précaution. Celui-ci doit s’appuyer sur une intuition rationnelle des scientifiques qui, même sans évaluation complète d’un phénomène, mettent en garde contre des conséquences globales et pouvant toucher les générations futures. Il ne s’agit pas de simple prévention et il ne faut pas abuser du terme.

Nous avons aussi produit un Guide pratique de l’intégrité scientifique pour aider les scientifiques et les directions de laboratoires amenées à traiter d’éventuelles inconduites.

Vous organisez à la rentrée un séminaire avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) sur le thème « La recherche, un droit mondial ». Quels en sont les enjeux ?

J.-G. G. : Le COMETS a publié en 2018 un avis intitulé « La recherche, un droit mondial », dans lequel nous avons mené une réflexion sur le droit pour les scientifiques du monde entier d’exercer une activité de recherche en tout lieu, sans tabou, sans entrave et sans pression. Certains de nos collègues peuvent se retrouver dans des situations difficiles, en particulier dans les pays en guerre, et il nous semblait important de nous saisir des questions éthiques, de sécurité et de solidarité qui en émergent.

Aujourd’hui, nous souhaitons que la France revendique ce travail et se fasse le défenseur de ce droit à la recherche. C’est pourquoi nous travaillons avec le MEAE à l’organisation d’un colloque « science, éthique et diplomatie » avec les diplomates français, afin qu’ils puissent s’emparer de cette question. Cela va aussi plus loin, car de nombreux sujets diplomatiques et de souveraineté impliquent désormais une dimension scientifique : l’utilisation de l’intelligence artificielle, les données patrimoniales et de santé, etc. Une meilleure compréhension mutuelle entre scientifiques et diplomates permettra à ces derniers de porter la voix de la France sur ces sujets de manière éclairée.

Quelle est votre vision de l’avenir de la réflexion sur l’éthique au CNRS ?

J.-G. G. : Nous avons assisté ces dernières années à l’essor des exigences sur l’intégrité scientifique, une plus grande sensibilité des chercheurs et chercheuses mais aussi de la population. Avec le développement de recherches et technologies de plus en plus avancées, ces questions éthiques vont devenir prééminentes. Le COMETS aura un rôle à jouer, notamment au plan éducatif, et doit s’ouvrir à la diversité de ses membres et se mettre à l’écoute de tous les chercheurs pour découvrir de nouveaux sujets. Pour cela, le Comité voudrait renforcer ses relations avec les scientifiques via des réunions annuelles ou bisannuelles pendant lesquelles ces derniers pourraient relayer leurs interrogations pouvant donner lieu à de nouveaux champs d’étude. La première réunion a été repoussée compte tenu de la situation, mais mon successeur devrait pouvoir mener ce projet à son terme.

  • 2Certaines revues exploitent à leur profit le modèle « auteur-payeur », dans lequel l’auteur paye la publication en accès ouvert de son article scientifique, sans garantir la valeur scientifique des travaux publiés avec une relecture critique par les pairs.