Programme 13-Novembre : 10 ans après, quels enseignements ?
A la suite des attentats du 13 novembre 2015, qui ont fait 130 morts et plus de 350 blessés à Paris, un grand programme de recherche était lancé par Denis Peschanski, historien au CNRS, et Francis Eustache, neuropsychologue à l’Inserm. Le but : étudier la mémoire individuelle et collective des attentats. Dix ans plus tard, Denis Peschanki fait le point sur « un programme hors normes pour un événement hors normes ».
Où en est le programme de recherche 13-Novembre, dix ans après son lancement ?
C'est un programme de recherche hors normes pour un événement hors normes. Le programme 13-Novembre associe aussi bien des sociologues, des historiens et des juristes que des neuroscientifiques, des psychologues, des spécialistes de l'informatique, et même maintenant, l'intelligence artificielle, piloté par le CNRS, l’Inserm et l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il comporte plusieurs études, dont « l’étude 1000 », pour laquelle nous avons interviewé avec l’INA et l’ECPAD quelque 1000 volontaires à trois reprises, en 2016, en 2018, en 2021 puis, lors d’une quatrième phase, qui aura lieu en 2026.
Pouvez-vous d’ores et déjà en tirer des enseignements ?
Les premiers résultats concernent l’analyse statistique de vocabulaire. Sachant que l’on pose exactement les mêmes questions à toutes les personnes, quels sont les variables ?
En premier lieu, on constate une opposition entre le discours des rescapés des attentats et le discours des policiers : ils n’utilisent pas les mêmes mots pour répondre aux mêmes questions. Par exemple, les rescapés disent tous « je » ou « me » pour raconter leur histoire, mais les policiers, qui ont eu un rôle décisif, disent « nous » ou « on ». Ils parlent avec un vocabulaire très technique, ce qui n’est pas le cas des rescapés.
Le deuxième axe, c’est une opposition entre le cercle 1, ceux qui ont été directement exposés aux attentats, et le cercle 4, qui habitent loin de Paris. Plus on est éloigné, moins on utilise les mêmes mots que ceux qui étaient dedans. Mais ce qui est étonnant c’est que les mots qui sont sur-employés par les gens les plus éloignés sont les mots « peur » et « guerre ».
Ou encore, on note une différence notable entre les hommes et les femmes. Les femmes utilisent beaucoup les mots « fils », « frères », « sœurs », « mari », tandis que les hommes utilisent un vocabulaire du registre de l’analyse, notamment géopolitique.
En tant qu’historien, j'avais trouvé la même opposition genrée sur des témoignages de déportés pendant la seconde guerre mondiale.
Au-delà de la recherche sur la mémoire des attentats, le programme 13-Novembre comporte un volet biomédical avec l’étude « Remember » qui cherche à identifier les marqueurs neuropsychologiques et neurobiologiques du traumatisme. Quelles sont les avancées ?
L’étude « Remember » explore les mécanismes cérébraux du stress post-traumatique et de la résilience grâce à l’imagerie et aux tests cognitifs. Des premiers résultats, publiés dans Science Advances en janvier 2025, ont permis d’identifier certains mécanismes de plasticité cérébrale impliqués dans la capacité à surmonter un traumatisme.
Ce qui est intéressant aussi, c’est que les 200 volontaires qui participent à l’étude biomédicale « Remember » font également partie de « l’étude 1000 » sur la mémoire. Cela nous permet de croiser les données. A partir des témoignages recueillis, nous avons ainsi pu identifier les marqueurs linguistiques du trouble de stress post-traumatique. A termes, cela pourrait devenir une aide au diagnostic : si une personne utilise tel vocabulaire pour parler d’un traumatisme, c’est un marqueur du stress post-traumatique.
Est-ce que vous mesurez d'ores et déjà la construction d'une mémoire collective des attentats du 13/11 ?
Oui, très clairement, grâce aux 8 sondages en population générale qu’on a menés avec le CREDOC depuis l’été 2016. On constate la centralité du 13 novembre dans la mémoire collective des attentats terroristes. C'est l'attentat de référence. Quand on interroge sur la nécessité de commémorer le 13 novembre, les Français sont unanimes.
On peut l’expliquer par plusieurs facteurs. Tout d’abord, c'est un événement qui a frappé la société parce qu’il touchait à des valeurs partagées, à l’universalisme républicain hérité du siècle des Lumières. Si l’on compare avec les attentats de janvier 2015, les Français se mobilisaient aussi au nom de ces valeurs et en solidarité avec les victimes : les journalistes de Charlie Hebdo, les Juifs de l’hyper cacher de la Porte de Vincennes, les policiers. En novembre, ce qui ajoute une singularité à l’attentat, c’est l’identification, le fait d’être tous des cibles potentielles. Nous sommes tous potentiellement victimes, parce que nous sommes en âge d’avoir été au Bataclan, sur les terrasses des cafés, au Stade de France, ou d’avoir des enfants qui auraient pu y être. Enfin, rappelons-le, c’est un attentat téléporté depuis le Moyen Orient par Daech, multi-sites et le plus meurtrier depuis les années 1970 dans la capitale française qui est elle-même un symbole : le symbole de la France des valeurs républicaines, mais aussi le symbole de la jeunesse.
Tous ces facteurs expliquent pourquoi l’attentat du 13 novembre reste gravé dans la mémoire collective.
Le procès V13, qui a eu un immense retentissement médiatique, a-t-il joué un rôle dans l’évolution de la mémoire des attentats ?
Le procès a joué énormément pour raviver la mémoire. Il est d'ailleurs très intéressant parce qu’il illustre ce qu'est notre démarche scientifique sur la mémoire. Les journalistes se sont appuyés sur les témoignages individuels des victimes rescapées, des endeuillés, des policiers, des médecins… et ils ont construit un récit largement partagé qui a eu un écho extraordinaire. D’une certaine façon, ils ont participé à la construction de cette mémoire collective du 13-novembre qui va nourrir les mémoires individuelles de tous les citoyens.
Cela montre l'importance de cette dialectique entre mémoire collective et mémoire individuelle.
Quelles sont les prochaines étapes ?
En 2028 qui est la fin du protocole, nous n’aurons pas terminé l'exploitation des données. Les recherches vont continuer et il faut que perdure une structure qui puisse nous permettre de poursuivre ces recherches…
Voir ou revoir le reportage réalisé en 2016 pour le lancement du programme de recherche 13-Novembre :
De l'émotion à la donnée
Comment se construit et évolue la mémoire d'événements traumatisants ? Un vaste programme de recherche sonde les souvenirs des personnes plus ou moins proches des attentats du 13 novembre.
Audiodescription
A lire, à voir sur le même sujet
Les articles de CNRS Le Journal :
- Attentats, conflits : nos mémoires sélectives
- La mémoire du 13 novembre se construit peu à peu
- La mémoire collective est une construction politique
- Comment la société réagit-elle face aux attentats ?
Le site sur le programme de recherche 13-Novembre
Le livre "Faire face : les Français et les attentats du 13 novembre" sur le site des éditions Flammarion
Le livre "Abécédaire du 13 novembre" sur le site de CNRS Sciences humaines et sociales
Le documentaire "13 novembre, nos vies en éclats" sur France.tv
L'exposition "13 novembre 2015 : que dit la science des attentats" à la Cité des sciences et de l'industrie de Paris, jusqu'au 22 mars 2026