Transformer l’expertise en action : l’atout des sciences sociales
L’action publique entretient de nombreux liens avec les savoirs des sciences humaines et sociales. Le Conseil scientifique sur les processus de radicalisation est l’un de ces espaces d’échanges et d’actions, où la recherche interagit avec des acteurs de la décision publique dans plusieurs grands ministères tels que celui de la Justice, de l’éducation nationale, de l’intérieur et de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Créé en 2017, le Conseil scientifique sur les processus de radicalisation1 (COSPRAD) est une instance interministérielle, placée auprès du Premier ministre, qui facilite le dialogue entre d’une part les chercheurs et les chercheuses, et de l’autre des acteurs et actrices appartenant aux milieux de la police, de la sécurité, du renseignement, de la justice ou encore de l’éducation.
L’instauration de ce dialogue entre institutionnels, politiques et scientifiques est destinée à mieux connaitre et à partager les travaux de recherche sur les radicalisations violentes et élaborer des propositions au bénéfice des politiques publiques de prévention et de lutte contre la radicalisation. Le travail du COSPRAD se décline en une série d’actions concrètes : le soutien à des équipes de recherche à travers les appels à manifestation d’intérêt2 , l’organisation d’ateliers thématiques et de rencontres scientifiques permettant les échanges croisés sur la base de travaux de recherche, la diffusion de documents explicatifs sur des notions clefs, par exemple des capsules vidéo favorisant la diffusion de recherches à destination d’un public initié comme du grand public, l’organisation de colloques…
À titre d’exemple, la rencontre scientifique du 21 octobre 2024 intitulé « Cartographie et dynamique de l’activisme de la droite radicale contemporaine au Canada ». Quelques jours plus tard se déroulait un atelier thématique consacré à la « Désinformation genrée et la fabrique de la communication toxique sur TikTok au prisme des usages numériques du jeune public ». Les deux étaient présentés par Samuel Tanner, professeur à l’Université de Montréal, directeur de l’école de criminologie.
Des origines académiques à un ancrage interministériel
« Le COSPRAD a pour origine un appel à projets lancé après les attentats de 2015 par Alain Fuchs, alors président du CNRS, précise Françoise Paillous. Il s’agissait à la fois d’accompagner de nouveaux projets et de faire un état des lieux des travaux sur la radicalisation violente. » Cette ingénieure de recherche CNRS, qui a mené sa carrière dans différents postes de haut encadrement, est aujourd’hui secrétaire générale du COSPRAD aux côtés du coordinateur scientifique Antoine Mégie, maître de conférences en science politique à l’université de Rouen.
En 2015, un premier rapport, remis au secrétariat d’État à la recherche de l’époque, indiquait la nécessité de mieux faire connaitre les résultats de la recherche aux acteurs de la puissance publique. L’idée du COSPRAD est introduite en 2016 par le Plan d’action contre la radicalisation et du terrorisme (PART) du gouvernement. Il est officiellement fondé en 2017 par un décret, puis complété par un second texte en décembre 2018 qui élargit son périmètre et conforte ses missions. « La mission du COSPRAD est de favoriser le dialogue entre les institutions publiques et les scientifiques, de mieux faire connaître la recherche en vue d’éclairer l’action publique, explique Françoise Paillous. Il permet d’identifier des travaux de recherche et des terrains étudiés grâce à son conseil scientifique, de diffuser des savoirs scientifiques, de favoriser l’accès des scientifiques à des données parfois sensibles et de partager et valoriser les résultats de la recherche en Sciences Humaines et Sociales
Le COSPRAD est une instance originale dans le paysage des institutions publiques françaises et internationales. Il est composé de directions des ministères de l’Intérieur, de l’Éducation nationale de l’Enseignement supérieur et de la recherche, des armées, de la justice, une direction interministérielle, le commissaire général à l’égalité des territoires, le secrétaire général au comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, le président du CNRS, un président d’université, un député et un sénateur, des représentants d’associations d’élus locaux ainsi que treize chercheurs en SHS. Le PDG du CNRS Antoine Petit en est le vice-président.
Au service de la prévention et de la pédagogie
Le COSPRAD a, par exemple, travaillé avec le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche au moment du procès de l’assassinat de Samuel Paty afin d’accompagner les enseignantes et enseignants questionnés par leurs élèves ou par les familles. « Nos ressources et contenus de formation s’appuient toujours sur les apports de la Recherche, souligne Frédéric Brouzes, conseiller établissements et action éducative à la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO). La diversité et la richesse de la Recherche permettent à l’École d’éviter un enfermement sur elle-même et de penser ses transformations en croisant les dimensions sociologiques, cognitives, épistémologiques, psychologiques et sociales des différents phénomènes qui la traversent. »
La DGESCO est une direction du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en charge notamment de la conception et de l’accompagnement des politiques éducatives. Elle participe à la mise en œuvre de toutes les politiques de prévention au sein de l’École et veille ainsi à l’animation des politiques préventives liées au processus de radicalisation. À ce titre, la directrice générale de l’enseignement scolaire est membre du COSPRAD.
Un Programme national de formation (PNF) en lien avec le COSPRAD a été mené par la DGESCO durant l’année 2024-2025 et s’est accompagné de la mise en place d’un parcours d’autoformation suivi par presque 3000 personnels. « L’objectif de ce PNF était d’anticiper la période des procès des complices de l’assassin de Samuel Paty, poursuit Frédéric Brouzes, et de permettre à tous nos personnels de faire face aux potentielles réactions des élèves en optant pour les solutions les plus adaptées, vocabulaire à la fois précis et approprié, actions éducatives et pédagogiques à moyen et long terme, réponses de nature sécuritaire avec l’objectif de les réassurer dans leurs pratiques professionnelles. L’éclairage de la Recherche est ici nécessaire pour clarifier les concepts relatifs à la radicalisation, problématique extrêmement complexe à saisir et à traiter au sein des établissements. »
De la police aux services de renseignement
« Contrairement aux pays anglo-saxons, le milieu du renseignement français n’avait pas l’habitude de regarder du côté de la recherche », affirme Jean-Michel Avon, contrôleur général à la Sous-direction de la prévention du terrorisme, du repli identitaire et des dérives urbaines de la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT), qui dépend du ministère de l’Intérieur. Cette sous-direction supervise le suivi d’une partie des individus inscrits au Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), et assure la liaison avec les autres services de renseignement, sous le chef de filât de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI). « Participer au COSPRAD permet de créer des passerelles, poursuit Jean-Michel Avon. J’analyse les phénomènes de radicalisation avec mon prisme de policier, un point de vue qui mérite d’être complété. Nous devons souvent aller vite et sommes bousculés par l’actualité, nous ne pouvons pas forcément avoir le recul dont bénéficient les chercheurs. »
Les travaux interdisciplinaires (sociologie, psychologie, linguistique…) intéressent particulièrement les policiers, afin de comprendre notamment les parcours et les engagements des individus dans des pratiques radicales violentes. D’autant que certains auteurs d’actes violents suivent un long processus, et d’autres passent rapidement à l’action. « La notion de radicalisation est très complexe, elle est devenue médiatique et s’est dénaturée avec le temps, déplore Jean-Michel Avon. Le COSPRAD est un moyen idéal pour prendre de la hauteur sur ces sujets. La tutelle du CNRS est un gage de confiance, de sérieux et de qualité. »
En effet, le COSPRAD est un des « rares lieux d’échanges entre les grandes sphères institutionnelles et académiques », abonde un chargé de mission au sein de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), rattaché direction stratégie de défense, prospective et contre-prolifération, qui souhaite rester anonyme. Nous participons aux réunions plénières afin d’identifier des sujets à creuser et des projets à financer. » La DGRIS, qui fait partie du COSPRAD, a un budget pour soutenir la recherche académique et les études prospectives.
Ce chargé de mission de la DGRIS est expert en islam politique et radical, dont il étudie les différents courants en France comme à l’étranger. Il souligne que les échanges au COSPRAD alimentent les réflexions de chacun et permettent aux acteurs institutionnels de partager leurs préoccupations. « Les SHS nous apportent un éclairage sur des thèmes que nous n’aurions pas forcément identifiés, car nous n’avons pas le temps de regarder tout ce qui se fait en Recherche, poursuit-il. Cela permet d’élargir le champ de compétences de nos analyses. »
« Nous avons les mêmes thématiques, mais pas les mêmes angles : le COSPRAD est le lieu de croisement interdisciplinaire de ces regards », complète Nicolas Lebourg, historien spécialiste de l’ultradroite au Centre d’études politiques et sociales - santé, environnement territoires3 . Membre d’une équipe lauréate du premier appel à manifestation d’intérêt lancé en 2023 par la MITI/CNRS et le COSPRAD pour son programme sur l’internationalisation des réseaux d’extrême droite depuis la guerre d’Ukraine, il collabore, par ailleurs, régulièrement avec des personnalités qualifiées membres du COSPRAD comme Isabelle Sommier, spécialiste de la radicalité de l’ultra-gauche au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne.
« Les SHS sont importantes pour les institutions, j’ai par exemple remis un rapport à l’administration pénitentiaire sur l’analyse des personnes arrêtées, issues de la vague d’ultradroite commencée en 2017, poursuit Nicolas Lebourg. Dans ce rapport, le scientifique compare le parcours militant des individus avec des données de l’INSEE, montrant qu’ils viennent de territoires bien précis sur le plan socioéconomique, ce qui facilite la prévention en aidant à savoir où regarder. « La police et la justice n’ont pas forcément le temps et les moyens de réaliser ce genre de travail, ce n’est pas leur métier », conclut-il.