La recherche scientifique, clé de voûte d’une industrie décarbonée

Innovation

Des acteurs clés du secteur désignent trois leviers essentiels pour accélérer la transition écologique de l’industrie : une coopération accrue entre scientifiques et industriels, une phase de maturation technologique plus rapide et un investissement massif en faveur de la recherche publique et des formations associées.

Avec l’Inflation Reduction Act d’un côté et le Green Deal Industrial Plan de l’autre, les deux mastodontes industriels que sont l’Europe et les États-Unis ont récemment adopté des législations accordant plusieurs milliards de dollars et d’euros en faveur de la décarbonation de leur économie. Outre-Atlantique, on ambitionne de faire baisser les émissions de CO2 du secteur industriel de 40 % d’ici 2030. En Europe, le plan s’inscrit dans le cadre plus général du Green Deal, qui prévoit de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d'au moins 55 % d'ici à 2030, par rapport à 1990.

Volume mondial des émissions de gaz à effet de serre
© Our World in Data

 

Le défi à relever est vertigineux pour l’industrie. L’Agence internationale de l’énergie en expose les contours dans un récent rapport : la décarbonation de l’industrie (20 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre) repose pour moitié sur des technologies qui sont toujours à l’état de démonstrateur ou de prototype.

Passer, plus vite, de la paillasse à l’usine

Il faut donc identifier les verrous technologiques, financiers et réglementaires qui entravent l’émergence de solutions de décarbonation et libérer les capacités d’innovation des scientifiques. Parmi eux, Sarah Lamaison est à la tête de Dioxycle, une start-up issue du Centre de recherche Paul Pascal1 dont l’ambition est de libérer la production d’éthylène du carbone fossile. « Ce procédé est responsable à lui seul de 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre », explique-t-elle. Pour y parvenir, la chimiste et son associé David Wakerley ont développé un électrolyseur capable de convertir les émissions de CO2 en cet hydrocarbure très utilisé dans l’industrie chimique, textile ou encore celle du bâtiment. Son projet a pris racine à l’université pour ensuite décoller hors du cadre académique. « Il y a des enjeux d’efficacité énergétique des technologies qui ne peuvent pas être résolus à l’échelle d’un petit laboratoire, analyse-t-elle. J’ai donc créé Dioxycle avant tout pour mettre mon innovation à l’épreuve du risque ». Un pari gagnant et une trajectoire exemplaire depuis la paillasse jusqu’à l’usine.

Fabrice Lemoine, vice-président Stratégie européenne de l’Université de Lorraine et co-directeur pour le CNRS du PEPR SPLEEN, insiste sur la nécessité d’une meilleure synergie entre laboratoires, start-ups et industriels pour accélérer le passage des solutions de décarbonation à l’échelle industrielle. « La cinétique de déploiement d’une technologie est de 20 ans, rappelle-t-il, il faut donc fournir un effort supplémentaire sur les phases de prématuration et de maturation ». L’universitaire se réfère à l’échelle TRL (technology readiness level) qui permet d’évaluer le niveau de maturité d'une technologie entre le stade de la conceptualisation (1) et celui de l’intégration à l’échelle industrielle (9). Pour lui, les niveaux 3 à 5 de cette échelle sont cruciaux et nécessitent des investissements conséquents.

  • 1CNRS / Université de Bordeaux.
L'échelle TRL
L'échelle TRLCC BY-NC-SA 2.0 DEED (E. Delacroix)

Pas d’innovation sans puissance publique

Jean Jouet, directeur technique du groupe international d’ingénierie John Cockerill, plaide lui aussi pour faire tomber les frontières entre les laboratoires et les usines. En creux, l’ingénieur défend un renforcement de tous les mécanismes publics d’incitation à l’innovation : crédits d’impôts, plans d’investissements, PEPR, sociétés de transfert technologique, thèses CIFRE, etc. « Ce sont des catalyseurs d’innovations pour notre groupe », insiste-t-il, notamment ce qui concerne l’hydrogène vert, le fer de lance de l’entreprise. « Ils permettent d’amortir les risques technologiques et financiers liés à l’innovation ».

Son analyse permet de comprendre que, sans l’appui de la puissance publique, aucune accélération de la transition écologique du secteur industriel n’est envisageable. Il appuie son propos en reprenant l’exemple de l’hydrogène vert, produit à partir d’énergies renouvelables, dont il estime qu’il ne sera pas massivement adopté par les industriels « tant qu’il coûtera plus cher que le gris », produit à partir d’énergies fossiles.

La chasse au carbone 

Le PEPR Spleen, piloté par le CNRS et IFP Energies nouvelles, initié en mai 2023, est une traduction de la volonté de l’État d’accompagner l’industrie dans sa mutation écologique. Ce dispositif s’aligne sur la stratégie nationale bas carbone (qui ambitionne la neutralité carbone à l’horizon 2050) et finance des programmes de recherche visant le développement de solutions permettant de diminuer les émissions de CO2 des procédés industriels les plus émetteurs. Fabrice Lemoine, qui co-pilote ce programme doté de 70 millions d'euros jusqu’en 2030, pointe « la pénalité énergétique liée à la capture et au stockage du dioxyde de carbone » comme un levier prioritaire d’action. Il s’agit, autrement dit, de trouver les moyens de capturer, valoriser et réutiliser les molécules de CO2 tout au long du cycle industriel.

Des initiatives commencent à se concrétiser sur le territoire en réponse à ce défi. C’est le cas du pilote industriel « 3D » copiloté par 11 acteurs européens issus de la recherche et de l’industrie, qui teste en condition réelle les performances d’une technologie de captage du CO2 émis par les hauts-fourneaux d’ArcelorMittal, à Dunkerque. D’autres solutions, issues des rangs de la recherche publique, sont en phase de maturation, parmi lesquelles le déploiement du charbon végétal (biochar) comme piège à carbone ; la valorisation biologique du CO2 par des microalgues (CarbonWorks, qui repose sur des collaborations avec le CNRS et le CEA ) ; ou encore la conception de catalyseurs écologiques pour l’industrie chimique à partir de ressources végétales (BioInspir, issue du laboratoire CNRS ChimEco).

Formation et sobriété

Les trois experts que nous avons interrogés s’accordent sur le fait qu’à elle seule, la technologie ne suffira pas à libérer l’industrie du carbone fossile. Fabrice Lemoine considère ainsi que d’autres « leviers du changement doivent être actionnés », à commencer par celui de la formation.

Dans un appel à préparer les esprits à faire de l’industrie autrement, Jean Jouet plaide pour « intégrer une expérience de l’usine dans toutes les formations scientifiques ». Sarah Lamaison réclame un meilleur financement des formations universitaires et des jeunes chercheurs : « il faut davantage rémunérer et soutenir les futurs experts, particulièrement entre le master et les premiers contrats postdoctoraux ». Fabrice Lemoine insiste sur le nécessaire élargissement des approches disciplinaires : « il faut des formations de pointe qui associent le fondamental, l’appliqué et les humanités ». Pour lui, les formations doivent autant permettre d’acquérir une expertise disciplinaire exigeante, qu’une compréhension des limites planétaires comme cadre d’exercice de leurs futurs métiers : « le bon cimentier de demain est aussi un bon chimiste » résume-t-il.

Difficile, en effet, de ne pas associer la décarbonation de l’industrie et la formation des esprits à des évolutions sociétales en matière de consommation et d’usage des ressources naturelles. Pour Sarah Lamaison, l’ordre des priorités est très clair : « d’abord la sobriété ; puis l’optimisation des procédés existants ; et – seulement ensuite – des nouvelles technologies pour répondre aux problèmes que les deux premières options n’ont pas pu résoudre ». Les travaux de recherche menés en sciences humaines et sociales permettent justement d’appréhender les enjeux relatifs aux comportements de consommation et à la sobriété : économie circulaire, sociologie de la consommation, économie comportementale, etc. « Ces études sont essentielles pour les industriels, dans la mesure où ils doivent anticiper et connaître les usages et aspirations des consommateurs de demain », analyse Fabrice Lemoine.

Grâce au renforcement de la recherche scientifique, la décarbonation de l’industrie ne s’envisage pas seulement comme un défi environnemental et technique, mais aussi comme une opportunité d’opérer un renouveau industriel et sociétal.