La recherche, l'avenir de l'Europe

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Alors que la France s’apprête à prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne au premier semestre 2022, la recherche scientifique s’impose comme l’un des piliers de la construction européenne. Quelles sont les particularités et les valeurs de l'Europe en la matière ?

Au premier semestre 2022, pour la première fois depuis 2008, la France prendra la tête du Conseil de l’Union européenne (UE). Avec un objectif : construire une Europe « plus solidaire et plus souveraine ». Un projet commun du trio formé avec deux autres États membres, République tchèque et Suède, qui prendront le relais de la France par la suite1 . Ce programme, qui doit être détaillé par le chef de l’État en décembre, s’organise autour de trois enjeux prioritaires : relance, puissance et appartenance.

« La présidence du Conseil par la France (PFUE) intervient à un moment crucial, où l’Europe repense son futur », note Jean-Éric Paquet, directeur général Recherche et Innovation (R&I) de la Commission européenne (CE). Les priorités définies par la France se font donc l’écho de préoccupations communes à tous les États membres et vont « structurer le débat ». Suite à la crise sanitaire du Covid-19 et face aux défis globaux actuels qui « ne peuvent être résolus sans l’apport de la science et du développement technologique », identifier une vision commune pour l’avenir reste en effet « le défi ».

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Cette vision s’appuie notamment sur les plans nationaux de reprise et résilience, qui consacrent une grande place à la R&I, mais aussi sur le nouveau programme-cadre de l’UE pour la recherche et l'innovation, « le plus ambitieux et le mieux doté », selon Jean-Éric Paquet : Horizon Europe, avec 95,5 Md€ de budget sur sept ans, représentant environ 12 % du budget que l’ensemble des États membres consacre à la recherche. Pour en maximiser l’impact, la CE travaille à créer en Europe un « système de recherche et innovation réellement intégré » : ce nouvel Espace européen de la recherche (ERA, en anglais), refonte de celui lancé en 2000, doit coordonner les systèmes de R&I nationaux ou régionaux, et favoriser la collaboration scientifique entre États membres, avec des partenaires internationaux et entre disciplines.

Mettre en pratique les objectifs de la PFUE

Du côté du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (Mesri) français, les piliers « Europe au carré », « Europe globale » et « Jeunesse d’Europe » ont été proposés pour faire écho aux enjeux de la PFUE. Le premier pilier valorisera les liens du trépied classique enseignement supérieur - recherche - innovation avec un quatrième acteur : la société. Le Mesri souhaite ainsi « faire plus d’Europe dans [ses] dispositifs et appuyer sur la dimension “services à la société” » de ses missions, explique Claire Giry, directrice générale de la recherche et de l'innovation.

La place et la puissance de la recherche européenne dans le monde seront au cœur du deuxième pilier, « Europe globale ». En tant que premier bénéficiaire européen des programmes-cadres de la recherche et de l’innovation, le CNRS incarne cette puissance, certifie son président-directeur général Antoine Petit : « Notre force de frappe unique est un atout majeur pour le rayonnement et l’attractivité de la France et de l’Europe à l’international. » Selon Claire Giry, ce pilier mettra en avant une question « qui prend de l’ampleur : comment travailler avec des pays qui ne partagent pas les mêmes valeurs ? »

Troisième pilier : la « Jeunesse d’Europe » et son sentiment d’appartenance, avec comme sujet majeur l’évolution à l’horizon 2030 des universités européennes. Ces alliances d’universités accompagnées d’un dispositif ambitieux de soutien à l’innovation ont été proposées par la France dès 2017 et permettront d'obtenir un diplôme en combinant des études dans plusieurs pays de l'UE. Associant 26 États membres, 41 universités européennes existent aujourd’hui, dont 28 impliquant des établissements français. Elles devraient être « confortées », annonce Claire Giry : « Nous voulons travailler fortement sur le concept, la diplomation des étudiants et la place de la recherche. »

  • 1Les présidences du Conseil de l’UE s’organisent par trio d’États membres sur 18 mois.

Les événements de la présidence française

Quantique, intelligence artificielle, égalité professionnelle, recherche collaborative, partenariat scientifique euro-africain... Sur plus de soixante-dix événements labellisés à ce jour dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, le CNRS en organisera ou co-organisera neuf avec ses partenaires, de janvier à juin 2022, en France et à Bruxelles. Les Journées européennes de la science ouverte mettront par exemple en avant un sujet présent à l’agenda de la Commission européenne et dans lequel le CNRS est très engagé. La conférence « They choose Europe » montrera que l’Union européenne a la capacité d’attirer les plus grands talents, une stratégie à laquelle le CNRS adhère, ses chercheurs et chercheuses représentant plus de quatre-vingt-dix nationalités. Un autre événement célèbrera les 15 ans du Conseil européen de la recherche, un des principaux labels d’excellence de la recherche européenne, qui reconnaît régulièrement les scientifiques du CNRS avec un taux de succès supérieur à la moyenne européenne (18 % dans le dernier programme-cadre H2020). « Tous ces événements montreront que le CNRS sait mobiliser un grand nombre d’acteurs français et européens, et est un moteur de la recherche et de l’innovation en Europe », assure Alain Mermet, directeur du Bureau du CNRS de Bruxelles.

Ces trois piliers se traduisent par un programme ministériel de treize événements et rencontres qui « illustrent les objectifs de la PFUE et contribuent à leur mise en pratique ». Parmi les temps forts, un colloque sur le programme Copernicus dédié au futur de l’observation terrestre depuis l’espace, une conférence ministérielle début mars sur la coopération internationale de l’Europe en matière d’Esri, une autre sur l’engagement citoyen dans les Missions européennes le 21 mars, ou encore la célébration des 20 ans du Forum pour la stratégie européenne des infrastructures de recherche, le 25 mars, en partenariat avec l’Académie des sciences.

S’ajoutent plus de soixante-dix événements labellisés PFUE, portés par des membres de l’Esri comme le CNRS (voir encadré). « Ce succès atteste de la forte mobilisation des acteurs français pour l’Europe », se réjouit Claire Giry. L’ensemble de ces événements traduit les réflexions de l’UE sur la science ouverte, l’impact de la crise sanitaire, la souveraineté, la mobilité, les valeurs européennes, l’innovation et les liens science-société.

Une crise qui pousse à ouvrir la science

La science ouverte est en effet une « priorité de l’Europe depuis 2015, indispensable pour répondre aux enjeux globaux d’aujourd’hui et de demain », affirme Sylvie Rousset, directrice des données ouvertes de la recherche au CNRS. L’UE, dont les financements accélèrent « un mouvement mondial porté par les scientifiques », questionne donc « tous les enjeux de la science ouverte » : publications, données, compétences et formations des scientifiques, nouvelle manière de faire de la recherche en s’appuyant sur les outils dérivés de l’intelligence artificielle, indicateurs et évaluation. Chaque État membre doit par exemple développer une politique nationale de science ouverte, comme l’a fait la France, et l’accès ouvert est exigé pour tout article résultant de recherches financées à plus de 50 % par des fonds publics. Un objectif ambitieux repris par le CNRS, qui vise les 100 % de publications scientifiques en accès ouvert dans ce même cadre.

Pour les projets européens, un plan de gestion des données est aussi obligatoire pour rendre possibles leur partage et réutilisation. « Lors de la pandémie de Covid-19, la science a pris le tournant de l’ouverture et de la collaboration », se félicite Jean-Éric Paquet pour qui le partage de la recherche et cette collaboration globale « sans précédent » ont joué un rôle dans la compréhension du virus et l’approbation des premiers vaccins moins d’un an après le début de la pandémie.

Détecteur ALICE au CERN
Tous les jours, des centaines de scientifiques collaborent autour des instruments du CERN, comme ici pour l'expérience Alice. © 2021 CERN, for the benefit of the ALICE Collaboration

Celle-ci a ainsi montré l’importance de pouvoir s'appuyer sur des communautés bien structurées et des collaborations inscrites dans la durée, facteurs de résilience et de réactivité en cas de crise. La mise en œuvre du « nuage européen pour la science ouverte » (infrastructures European Open Science Cloud) et d’infrastructures de recherche (IR) paneuropéennes est d’ailleurs à l’agenda de l’ERA. Comme les organisations européennes pour la recherche nucléaire (Cern) ou de biologie moléculaire (Embo), ces IR traitent de thématiques qui nécessitent des moyens humains et financiers impossibles à prendre en charge par une seule nation. Elles « permettent aussi de fédérer en amont des partenaires français d’abord, puis étrangers, autour d’objectifs scientifiques communs », précise Éric Humler, président du comité des très grands équipements scientifiques et grandes infrastructures (TGIR) au CNRS.

Coopérer doit donc permettre de développer une science de très haut niveau, tout en favorisant l’intégration européenne. La mobilité, notamment géographique « pour apprendre de la différence des approches et des fonctionnements chez nos partenaires européens et au-delà » est ainsi « une force sans aucun doute », pour Christelle Roy, directrice Europe de la recherche et coopération internationale (Derci) du CNRS. « L’augmentation des collaborations créée par la mobilité des scientifiques permet de s’attaquer à des objectifs plus ambitieux », ajoute Rosa Menéndez, présidente du Consejo superior de investigaciones científicas (CSIC), le principal organisme de recherche espagnol. Plusieurs lauréats du prix Nobel ont d’ailleurs participé à des projets collaboratifs européens2 .

« L’Europe de la recherche est un modèle unique », témoigne Léonard Laborie, chargé de recherche CNRS au laboratoire Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l'Europe (Sirice3 ) et spécialiste du rôle des sciences et techniques dans l’histoire contemporaine de l’Europe. « Schématiquement, les politiques ont utilisé la science pour construire un espace européen plus intégré économiquement et politiquement, et les scientifiques ont utilisé l’Europe pour obtenir plus de crédits », explique le chercheur. Ainsi liés, les États n’en demeurent pas moins concurrents et indépendants, avec des questions cruciales de souveraineté nationale au sein même de l’Union, vis-à-vis des partenaires de recherche.

Illustration Europe
© Emmanuel Polanco/Colagene Paris

Défendre les intérêts et valeurs de l’UE

Mais la crise sanitaire a remis en évidence la pertinence d’un niveau de gouvernance supranational : la Commission européenne a montré sa capacité à impulser des initiatives de grande envergure et à mobiliser des financements importants dans un délai relativement court. « C'est essentiel mais cela ne doit pas devenir le mode d’action dominant  », prévient le PDG du CNRS, « chaque outil de soutien financier doit être adapté au contexte et aux objectifs poursuivis ». Selon son homologue allemand du Leibniz-Gemeinschaft, Matthias Kleiner, une vision sur le long terme et des moyens alloués de manière pluriannuelle restent en effet « une condition préalable aux innovations futures et à notre capacité à faire face à de nouvelles crises rapidement et en toute confiance », comme pour les recherches sur l’ARN messager qui ont fini par mener aux vaccins contre le Covid-19.

« La science est un terrain de coopération mais aussi de compétition internationale », met également en garde Antoine Petit en écho à l’objectif « Europe globale  » de la PFUE. « Il convient de trouver le juste équilibre pour travailler ensemble tout en ayant à cœur de défendre nos intérêts, par exemple face à la nouvelle donne géopolitique internationale où la Chine se place comme grande puissance rivale des États-Unis. » Annonçant préparer « des lignes de conduite sur la façon de réagir aux interférences étrangères inamicales visant des organisations de recherche de l’UE », Jean-Éric Paquet rappelle « l’approche globale » de l’Union qui « s’engage à promouvoir des règles d’un jeu équitable et une réciprocité fondée sur des valeurs fondamentales ».

« La recherche européenne aujourd’hui veut porter certaines valeurs clés : liberté et responsabilité académiques, à l’image d’une société d’individus libres et responsables ; science ouverte et inclusive, à l’image d’une société ouverte et inclusive », décrit Léonard Laborie. « Le problème en Europe n’est pas l’indispensable recherche fondamentale mais les stratégies disponibles pour la transformer en éléments utiles à la société et proches des marchés », expose pourtant Rosa Menéndez. Cadre réglementaire fragmenté, culture opposée au risque, accès aux capitaux insuffisant, difficultés à attirer et retenir les talents, régions disparates, écosystèmes d'innovation peu connectés… « Nous connaissons les raisons pour lesquelles nos performances sont à la traîne en matière d'innovation et l'UE doit surmonter tous ces obstacles pour améliorer ses performances », réagit Jean-Éric Paquet.

Illustration Europe
© Emmanuel Polanco/Colagene Paris

Être mieux à l'écoute des citoyens

Avec son European Innovation Council (EIC), doté d'environ 10 Md€, qui ambitionne de devenir « l’usine à licornes de l’UE », selon le directeur général, Horizon Europe marque donc un soutien encore plus marqué pour l’innovation, notamment de rupture. Afin de concentrer les ressources et d’être plus efficaces, les industriels deviennent parties prenantes du dialogue sur l’agenda stratégique. Au-delà des subventions, plus de 150 prises de participation de l’UE dans des start-up ont ainsi été confirmées. Le programme EIC Accelerator complète donc les dispositifs nationaux en apportant « un potentiel financier que seule la mise en commun européenne permet de déployer », explique Antoine Petit.

Dans une volonté de co-construction, nouvelle façon de penser les questions et réponses de la recherche, Horizon Europe déploie aussi une autre nouveauté majeure : les Missions. Visant à générer d’ici 2030 des initiatives et solutions autour de grands défis contemporains (changement climatique, cancer, océans, villes intelligentes, alimentation, santé des sols et alimentation), elles impliquent les citoyens et les territoires (hôpitaux, villes, régions, etc.) dans leur conception, mise en œuvre et suivi. Une approche « totalement novatrice, avec des objectifs ambitieux, inspirants pour les citoyens, et une obligation de résultat à la clé », selon Jean-Éric Paquet, alors que le programme Horizon Europe fournit déjà entre 300 et 350 M€ à chaque mission jusqu’en 2023.

« Il ne s’agit plus de parler de “science et société” comme deux entités distinctes dialoguant, mais de faire la science avec la société », analyse Léonard Laborie. « Il faut aussi écouter les citoyennes, citoyens et les acteurs socio-économiques car les solutions que peuvent proposer les travaux scientifiques nécessitent leur adhésion, notamment lorsque des changements de paradigme sont proposés », souligne aussi Antoine Petit. « Nous ne sommes qu'au début d'un processus de transformation de notre écosystème qui nécessitera du temps, de l'ouverture et une véritable volonté de coopérer », déclare à son tour Matthias Kleiner.

Dans un contexte de forte compétition scientifique et commerciale, l’Europe demeure « une puissance scientifique de premier plan, conclut Jean-Éric Paquet. Quand elle s’en donne les moyens, elle prend le leadership, comme sur les énergies vertes. Elle doit donc continuer sur cette trajectoire, miser sur ses stratégies gagnantes et continuer à investir massivement dans la recherche et l’innovation car c’est notre avenir qui est en jeu. » 

  • 2Les consortiums pour les projets collaboratifs (au sein des Clusters d’Horizon Europe) doivent impliquer au moins 3 partenaires de 3 pays différents de l’UE et États associés.
  • 3CNRS/Université Panthéon-Sorbonne/Sorbonne Université.