Des scientifiques accueillis dans les musées

Recherche

Dans une expérience pilote, 17 enseignants-chercheurs et enseignantes-chercheuses vont passer quelques mois dans un musée pour développer des recherches inédites en sciences humaines et sociales. Le CNRS a organisé et piloté la procédure de sélection.

Des résidences conjointes entre un musée et un laboratoire dont le CNRS est une tutelle. Voici ce que propose un nouveau dispositif expérimental mis en place en début d’année par l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS (INSHS), à la demande du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. « Pour l’INSHS, cet outil est intéressant pour resserrer les liens entre nos unités et les musées français », salue Stéphane Bourdin, directeur adjoint scientifique de l’INSHS.

Statistiques

Cette résidence s’adresse à tous les domaines des sciences humaines et sociales. L’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS a piloté la procédure de sélection, avec l’aide des services juridique et RH et de la Direction d’appui aux partenariats publics de l’organisme. Une double évaluation a été menée pour tous les projets, par l’institut d’une part et des experts externes d’autre part.

Le dispositif est spécifiquement pensé pour les enseignants-chercheurs, le scientifique pouvant déjà travailler dans le laboratoire d’accueil. Inspiré de l’accueil en délégation CNRS pour activité de recherche, il leur permet de cesser tout ou partie de leur service d’enseignement pendant la durée du projet de recherche. Pour les chercheurs et chercheuses du CNRS, des conventions individuelles existent par ailleurs pour travailler en collaboration avec des musées.  Étant donnée cette décharge d’enseignement, l’université qui emploie l’enseignant-chercheur a bien sûr validé chaque projet.

Pour cette première édition pilote, 12 musées se sont portés volontaires (voir encadré) pour monter des projets communs et accueillir des scientifiques à partir de septembre 2022. D’autres musées ayant déjà montré leur enthousiasme, le dispositif pourrait être pérennisé et ouvert plus largement.

Les musées participants

À Paris et dans la région parisienne

  • Musée d’archéologie nationale – château et domaine de Saint-Germain en Laye
  • Musée de la musique – Philharmonie de Paris
  • Musée des arts et métiers
  • Musée du Quai Branly - Jacques Chirac
  • Musée national de l’Histoire de l’immigration
  • Muséum national d’Histoire naturelle
  • Universcience

Dans les autres régions

  • Lille Métropole Musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut (LaM)
  • Musée d’Angoulême
  • Musées de la ville de Sens
  • Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM)
  • Musée national de préhistoire des Eyzies-de-Tayac

Avec un budget permettant de financer 13 séjours d’un an, ce sont finalement 17 projets de recherche qui ont été retenus, avec une résidence de 6 mois à un an. Parmi eux, 12 femmes et 5 hommes issus pour 11 d’entre eux d'établissements de la région parisienne et 6 de province, neuf ayant fait la démarche au sein de leur propre laboratoire. « Ces chiffres reflètent la composition générale des scientifiques rattachés à l’INSHS, y compris dans les disciplines représentées », assure Stéphane Bourdin. Le chercheur se félicite ainsi de la participation non seulement d’archéologues et d’historiens, mais aussi de sociologues, économiste et épistémologue qui « s’intéressent au musée lui-même en tant qu’objet d’étude, et non seulement aux collections ».

Découvrez quelques projets menés par les lauréats et lauréates, en partenariat avec les musées et centres de science :

Felicity Bodenstein

  • Sujet : La provenance des collections coloniales du Nigeria
  • Laboratoire d’accueil : Centre André Chastel : Laboratoire de recherche en histoire de l'art (CNRS/Ministère de la Culture/Sorbonne Université)
  • Musée d’accueil : Musée du quai Branly-Jacques Chirac1 , Paris
têtes commémorative en bronze
Présentation d'objets de Benin City, notamment à gauche deux têtes commémorative en bronze sur le plateau des collections du musée du quai Branly en mars 2020. © musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Léo Delafontaine

Felicity Bodenstein s’intéresse aux trajectoires et origines des artefacts du continent africain présents dans les collections européennes. « Le défi est d’autant plus pressant que, pour ces collections, la curiosité portant sur la provenance a tendance à se muer en doute voire en accusation. », explique la maîtresse de conférence en histoire de l’art contemporain et patrimoine à Sorbonne Université. Un soupçon qui se nourrirait en partie d’une absence d’information précise sur les conditions de collecte de ces objets. Le Musée du quai Branly-Jacques Chirac en est conscient et lance depuis quelques années des initiatives sur l’histoire de ses collections et leurs modes d’acquisition dans un contexte colonial. La chercheuse contribuera à ces initiatives, en lien étroit avec les conservateurs, en s’appuyant notamment sur le projet Digital Benin qu’elle co-dirige et qui a rassemblé les données numériques de 132 institutions sur les objets saisis à Benin City en 1897 par la marine britannique. Elle élargira ensuite cette enquête aux 1148 artefacts venant du Nigéria présents au musée, dont une grande majorité entrée après la période des indépendances : ils posent notamment la question du trafic illicite des objets pendant la période de la guerre civile du Biafra.

  • 1Partenariat sous l’égide du Département de la recherche et de l’enseignement de l'institution du quai Branly

Dominique Frère

  • Sujet : Culture matérielle de la production domestique et artisanale du fromage
  • Laboratoire d’accueil : Temps, mondes, sociétés (CNRS/Le Mans Université/Université d’Angers/Université de Bretagne-Sud)
  • Musée d’accueil : Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem), Marseille

« Rien de plus banal qu’un fromage, mais aussi rien de plus singulier », certifie Dominique Frère, enseignant-chercheur en histoire et archéologie à l’Université Bretagne Sud. Morphologie, couleur, odeur, texture ou encore goût : une infinité de paramètres et la maîtrise d’un savoir-faire technique entrent en jeu pour produire des fromages. ​​Un patrimoine dont les Français sont fiers avec, en 2010, l’entrée de la gastronomie française au patrimoine immatériel de l’humanité. Mais un patrimoine « traité avec désinvolture, sans réelle conscience des modes de fabrication et de son histoire multimillénaire ». Si la modernisation de la filière laitière depuis le XIXe siècle et ses conséquences sociales sont assez bien connues, il reste donc à écrire l’histoire culturelle de la production traditionnelle, artisanale et populaire du fromage. Ce que Dominique Frère entend faire à partir des témoignages matériels qu’elle a laissés, à savoir la vaisselle laitière disponible au MuCEM, qui possède la plus riche collection française d’objets liés à la production de lait et de produits laitiers entre le milieu du XIXe siècle et les années 1960.

Estelle Gauthier

  • Sujet : Évolution des pratiques muséologiques et des réseaux de partenaires
  • Laboratoire d’accueil : Chrono-Environnement (CNRS/Comue Université Bourgogne Franche Comté)
  • Musée d’accueil : Musée d'archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye
Estelle Gauthier
Estelle Gauthier devant la vitrine du dépôt de Larnaud, lors de l'inauguration de l'exposition "Bric-à-Brac pour les Dieux" au musée de Lons-le-Saunier en mai 2017. Une grande partie des objets de ce dépôt de l'âge du Bronze provient des collections du Musée d'Archéologie Nationale (cliché B. Gauthier).

« C’est d’abord à partir des collections du Musée des Antiquités nationales que l’archéologie pré-protohistorique s’est développée en France », souligne Estelle Gauthier, maîtresse de conférences en archéologie protohistorique à l’Université de Franche-Comté. Depuis 160 ans, les collections de ce musée devenu depuis le Musée d'archéologie nationale se sont enrichies au fil des acquisitions et des activités d’aménagement du territoire. Toutes périodes confondues, elles comptent aujourd’hui près de 92 000 pièces inventoriées, certaines parmi les plus belles d’Europe mais aussi des lots d’objets du quotidien, qui sont une base solide pour l’étude des sociétés anciennes. La chercheuse vise à comprendre l’histoire des collections du Néolithique et de l'âge du Bronze. Elle s’intéresse en particulier à l’évolution des pratiques liées à leur gestion et à leur mise en valeur muséographique, et au rôle, dans les acquisitions, des réseaux de partenaires constitués autour du musée. Une cartographie interactive sera créée autour d’une base de données des donateurs, afin de modéliser ces évolutions et de visualiser la provenance des pièces.

Olivia Guillon

  • Sujet : Quelle est la « valeur ajoutée » d’une ressource dans une bibliothèque publique ?
  • Laboratoire d’accueil : Centre d'économie de l'Université Paris-Nord (CNRS/Université Sorbonne Paris-Nord)
  • Musée d’accueil : Cité des sciences et de l’industrie – Universcience, Paris
Personnes devant des ordinateurs, avec des revues sur la table et des étagères de livres en fond
La Bibliothèque de la Cité des sciences et de l’industrie (BSI) rassemble de nombreuses ressources pour tous les publics. © A. Robin, EPPDCSI

Comment déterminer la valeur des ressources mises à disposition du public dans une bibliothèque, afin d’identifier celles à « forte valeur ajoutée » ? C’est la question qui intéresse Olivia Guillon, maîtresse de conférences en économie à l’Université Sorbonne Paris Nord. Pour les usagers, les communautés et les territoires, les bénéfices des bibliothèques publiques sont étendus et variés, mais parfois difficilement prévisibles, voire délibérément non-programmés. Ils échappent souvent aux mesures comptables. Pourtant, les personnels doivent faire des choix pour sélectionner des documents, aménager des espaces ou programmer des événements. Ils ont besoin de méthodes pertinentes, adaptées à chaque bibliothèque, pour fonder ces choix ou les réviser. En s’appuyant sur l’exemple de la Bibliothèque de la Cité des sciences et de l’industrie (BSI), Olivia Guillon souhaite établir une typologie des ressources et identifier les usages et parcours entre ressources. Le but est double : en déduire des propositions d’indicateurs de suivi de la politique de la BSI, et imaginer des dispositifs de formation capables de préfigurer de nouveaux modes de valorisation de ces ressources.

Nicolas Prévôt

  • Sujet : Penser le son et son exposition
  • Laboratoire d’accueil : Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative (CNRS/Université Paris Nanterre)
  • Musée d’accueil : Musée de la Musique, Paris

« Il n’y a rien de mieux que la musique pour faire entendre – c’est-à-dire faire résonner en nous et faire comprendre – la richesse et la diversité des cultures du monde. », affirme Nicolas Prévôt, maître de conférences au département d’anthropologie de l’Université Paris Nanterre. Ethnomusicologue, avec une formation de musicien classique, il fait partie du conseil scientifique accompagnant le réaménagement du Musée de la musique, prévu pour 2024. L’occasion idéale d’imaginer de nouveaux modes d’exposition des collections pour ce musée qui aspire à « rendre vivants et sonores les instruments, en privilégiant les interactions et les histoires humaines ». Le chercheur veut donc participer à déconstruire les catégories utilisées et réactualiser les critères de classification et de présentation des objets, afin de créer des ponts entre collections européennes et non-européennes, et de mettre en avant la complexité des échanges entre cultures du monde. À cet égard, l’influence de la colonisation puis du tourisme sur les productions et réappropriations locales des techniques et des esthétiques est particulièrement riche et intéressante.

Julie Verlaine

  • Sujet : Provenances, goûts et réseaux de l’art moderne
  • Laboratoire d’accueil : Institut de recherches historiques du septentrion (CNRS/Université de Lille)
  • Musée d’accueil : LaM – Lille Métropole Musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut, Villeneuve d'Ascq
Une femme tire sur un panneau en métal sur lequel sont installées des peintures
Le LaM possède d'importantes collections. © Nicolas Dewitte / LaM

Une « recherche interdisciplinaire au croisement de l’histoire sociale, de l’histoire de l’art, de l’histoire du patrimoine et des musées, mais aussi de l’économie de l’art ». Voici ce que propose Julie Verlaine, professeure d'histoire contemporaine à l'Université de Tours. Spécialiste de l’histoire du mécénat et de la philanthropie dans les musées occidentaux au cours du XXe siècle, elle s’intéresse ici à la collection privée Geneviève et Jean Masurel donnée au Musée de la métropole lilloise en 1979 et 1980. Examinée comme un exemple à la fois représentatif et singulier des collections privées françaises, cette collection compte plusieurs centaines d'œuvres – peintures, gouaches, dessins et sculptures – notamment signées Fernand Léger, Georges Braque, Amedeo Modigliani ou encore Bernard Buffet. Il s’agit de reconstituer les étapes de sa constitution, en proposant une chronologie « fine et précise » des acquisitions (achats, dons, cadeaux, etc.), une analyse des réseaux des fournisseurs (galeries, marchands, collectionneurs, etc.) et des sensibilités et pratiques des membres du couple.