Frais de publication : « nous sommes au bord du gouffre »

Recherche

La publication d’articles scientifiques en accès ouvert immédiat s’accomplit de plus en plus souvent moyennant le paiement de frais de publication. D’autres frais de publication existent, augmentent, voire sont nouvellement créés et pèsent eux aussi sur le budget de la recherche. Décryptage de ce phénomène inquiétant avec Alain Schuhl, directeur général délégué à la science au CNRS.

Quels constats dressez-vous sur les frais de publication (article processing charges, APC) ?
Alain Schuhl : Nous observons une double augmentation. D’une part, une inflation des tarifs unitaires d’APC, qui augmentent de manière continue. D’autre part, une croissance du nombre d’articles publiés après paiement de frais de publication. Les montants dépensés dépendent des domaines, mais cette hausse concerne toutes les disciplines. Ces tendances, observées aux niveaux mondial et national, se reflètent également à l’échelle du CNRS.

Concrètement, quels sont les montants payés ?
A. S. : En 2020, le CNRS a payé plus de 3 millions d’euros d’APC, contre 1,8 millions d’euros en 2017. Au niveau français, une récente étude prospective dirigée par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche1  indique que la France a payé près de 30 millions d’euros d’APC en 2020. À un tel rythme, cette même étude indique que la France pourrait payer 50 millions d’euros d’APC en 2030, voire près de 200 millions si l’ensemble des publications scientifiques basculaient d’ici-là vers un système auteur-payeur. C’est un montant qui dépasse largement le budget du système fondé sur des abonnements, pourtant déjà excessivement coûteux.

Par ailleurs, nous observons qu’en plus de ces 3 millions d’euros, près de 1,3 million d’euros d’autres sortes de frais, comme des « frais de couleur » (affichage des images en couleur) ou des « frais de page », ont été payés par le CNRS. Les éditeurs ont d’ailleurs une imagination sans limite quand il s’agit d’inventer de nouveaux frais : des « frais de soumission », des « frais de fast review », des « frais de delayed Open Access », etc.

La tendance actuelle est donc préoccupante, nous devons enrayer cette dérive.

Quels sont les éditeurs auprès desquels le CNRS paye le plus de frais ?
A. S. : Le premier est de loin le groupe Springer Nature. Cela est notamment dû au succès de ses deux mégarevues Scientific Reports (2 090 euros d’APC à ce jour par article) et Nature Communications (5 190 euros d’APC à ce jour par article).

Ensuite, nous observons une hausse importante des montants payés à deux éditeurs en accès ouvert natif, Frontiers Media et MDPI (Multidisciplinary digital publishing institute). Il s’agit des deux éditeurs pour lesquels la hausse des dépenses d’APC a été la plus marquante en l’espace de quatre années : nous avons ainsi observé une hausse de 139 % chez Frontiers Media et de 746 % chez MDPI2 , dont les montants d’APC moyens par article sont aujourd’hui du même ordre de grandeur que ceux de Springer Nature.

Mais des hausses ont été pratiquées par tous les gros éditeurs scientifiques comme Elsevier, Wiley, IEEE, l’American Chemical Society, etc.

On entend beaucoup parler d’édition prédatrice. Le CNRS est-il concerné ?
A. S. : En donnant la possibilité d’être publié moyennant un paiement d’argent, le système auteur-payeur a accru la possibilité de publier une recherche aux antipodes de toute déontologie ou intégrité scientifique. Il a permis l’émergence de l’édition prédatrice, dont le modèle économique favorise la course à la publication. Cela oppose deux systèmes contradictoires : un système financier tourné vers le profit d’une part et un système de validation scientifique pour améliorer l’état des connaissances d’autre part. Pire encore, si les pratiques prédatrices continuaient à s’infiltrer, il pourrait alors suffire de payer pour être publié, sans aucune garantie sur la qualité scientifique des résultats publiés. Il faut que les instances d’évaluation en aient conscience.

L’édition prédatrice est un réel problème et les chercheurs et chercheuses ne sont pas à l’abri, ne serait-ce qu’en étant sollicités de manière très fréquente pour publier, s’engager dans des comités éditoriaux au sein de ces revues, ou se voir proposer la direction d’un numéro spécial. Parmi les pratiques prédatrices les plus courantes, on peut citer des évaluations par les pairs bâclées ou même inexistantes, des taux très élevés d’acceptation des manuscrits, des délais anormalement rapides entre la soumission et l’acceptation d’un manuscrit, des lancements frénétiques de numéros spéciaux, la contrefaçon de noms de revues déjà existantes, des usurpations d’identité... Ces pratiques doivent faire l’objet d’une grande vigilance de la part des scientifiques. Elles sont déjà prises en compte par certaines instances d’évaluation qui retirent les revues prédatrices de la liste de publications des chercheurs et des chercheuses, voire considèrent comme un point négatif le fait de publier dans des revues prédatrices.

Ce qui est néanmoins compliqué, c’est que de nombreuses revues se situent dans une zone grise : ni complètement frauduleuses, ni complètement intègres.

Que pouvez-vous nous dire plus spécifiquement sur Frontiers Media et MDPI ?
A. S. : Ils font typiquement partie de ces éditeurs en accès ouvert face auxquels il faut rester vigilant, ne serait-ce qu’à cause de leurs pratiques de sollicitations, de la quantité de nouvelles revues qu’ils lancent sur le marché, ou des délais qu’ils proposent entre la soumission et l’acceptation. Depuis quelques années MDPI et Frontiers Media se distinguent en outre par la masse de leurs numéros spéciaux.

MDPI est devenu en quelques années le troisième éditeur mondial en nombre annuel d’articles. Pour le CNRS, il est aujourd’hui le quatrième éditeur en termes de quantités publiées par nos unités, et le second éditeur en termes de montants d’APC payés. Frontiers Media montre une dynamique de croissance analogue, avec des pratiques éditoriales comparables.

Les chercheurs et chercheuses ont le droit de publier dans la revue de leur choix, mais nous les invitons à être particulièrement vigilants vis-à-vis des pratiques éditoriales des revues où ils soumettent leurs manuscrits. Des outils comme Compass to Publish mis en place à l’université de Liège ou Think Check Submit permettent de s’informer sur cette question.

Quelles sont les impacts sur l’évaluation de la recherche scientifique ?
A. S. : C'est certainement le point le plus important de notre action. Si les chercheurs et les chercheuses se rendent compte que l’évaluation de leur travaux scientifiques ne prend en compte que la qualité et la réelle avancée des connaissances qu’ils contiennent en faisant totalement abstraction de tout critère quantitatif, alors les pratiques changeront.

La réforme de l’évaluation de la recherche est à ce titre un élément incontournable pour que nous réussissions la transition vers une meilleure science, nécessairement ouverte. Le CNRS a montré une politique volontariste en la matière, en modifiant les dossiers d’évaluation et maintenant ceux pour candidater au CNRS. Pour être efficace, cette action doit être inscrite dans une dynamique internationale. C’est la raison pour laquelle le CNRS a contribué à la création en 2022 de la coalition internationale CoARA (Coalition for advancing research assessment). Dédiée à la réforme de l’évaluation de la recherche, elle se compose d’universités, organismes de recherche, sociétés savantes, etc. Le CNRS s’y implique activement puisqu’il en est l’un des membres fondateurs et Sylvie Rousset, directrice de la Direction des données ouvertes de la recherche (DDOR), a été élue membre du board.

Quelles sont selon vous les perspectives de l’édition scientifique ?
A. S. : Le système actuel est en train de remplacer les inégalités dans la capacité à lire la littérature scientifique, entretenues par le système des abonnements, par des inégalités dans la capacité à publier des articles scientifiques. Seules les équipes bien dotées seront libres de publier où elles veulent, ayant pour conséquence d’exacerber les inégalités Nord-Sud. Nous sommes actuellement au bord du gouffre, les abonnements existent encore, mais le paiement d’APC occupe une place grandissante. À nous de ne pas faire le pas de trop. Si l’ensemble des publications devait basculer vers de l’accès ouvert immédiat avec APC, avec le poids budgétaire qu’il occupe déjà, ce modèle ne serait pas soutenable financièrement. Comme je le disais en avril 2022, l’accès ouvert ne saurait se réduire au fait de payer pour être publié.

  • 1Antoine Blanchard, Diane Thierry, Maurits van der Graaf, Retrospective and prospective study of the evolution of APC costs and electronic subscriptions for French institutions, Comité pour la science ouverte, 2022. ⟨hal-03909068⟩
  • 2Hausses observées au CNRS sur ses dépenses de l’année 2020, par rapport à ses dépenses de l’année 2017.