Quand les cellules déraillent : comprendre comment les destins cellulaires se construisent ou se déconstruisent

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Le programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) exploratoire Cell-ID, aussi appelé Identités et destins cellulaires – piloté par le CNRS et l’Inserm et leurs partenaires –, explore les choix de destins cellulaires au cours du développement normal d’un organisme et leur altération en situation pathologique. Ce prérequis est indispensable pour concevoir une médecine cellulaire d’interception qui vise à détecter et à corriger des aberrations cellulaires. Le PEPR bénéficie d’un budget de 50 millions d’euros sur six ans. Entretien avec Geneviève Almouzni, directrice CNRS du programme.

Le PEPR Cell-ID dont vous êtes responsable vise, à terme, une médecine d’interception cellulaire. De quoi s’agit-il et quels sont les enjeux associés ?

Geneviève Almouzni1 : Ce domaine vise à identifier le plus tôt possible des signaux cellulaires ou moléculaires qui indiquent que le train du processus de développement cellulaire normal a déraillé. Cela a été proposé au sein de l’initiative européenne LifeTime2. Ces déviations potentielles de trajectoire doivent encore être caractérisées pour comprendre leur origine, mais nous savons déjà qu’elles sont impliquées dans de nombreuses pathologies, dont les cancers.

En ce sens, les progrès technologiques récents offrant un accès à la biologie à l’échelle de la cellule sont des pré-requis essentiels. Les méthodes d’imagerie, de génomique fonctionnelle ou encore les nouveaux modèles de tissus complexes offrent de formidables possibilités pour comprendre quand, comment et pourquoi une cellule suit un destin particulier en conditions normales. Mais aussi comment elle en dévie lors de pathologies.

Ainsi, le PEPR2 Cell-ID va fédérer les capacités nationales sur les technologies susmentionnées en vue de les optimiser, en identifier de nouvelles et les combiner au sein d’approches multi-échelles. Nous anticipons ainsi des progrès majeurs en biologie du développement pour, à terme, aider au diagnostic précoce de maladies, suivre leur progression et tenter de prévenir les risques d’évolution grave ou de récidive.

Comment les connaissances obtenues sur une cellule unique s’articulent par rapport à celles acquises sur l’ADN ?

G. A : Nous avons appris beaucoup de choses au niveau de l’ADN, mais schématiquement nous nous rendons compte que, comme pour un livre, chaque cellule lit son ADN de manière différente. Or, pour former un individu, il faut plus de 35 milliards de cellules de plus de 1 000 identités cellulaires différentes produites à partir d’une cellule initiale ayant un génome unique. Le constat récent de la multitude de destins cellulaires générés par la lecture de ce génome a soulevé un pan de recherche important. Comprendre comment chaque cellule adopte une trajectoire normale ou aberrante est un enjeu majeur. Et cela en fait une échelle d’étude particulièrement riche. Maintenant, il s’agit de faire le lien entre les informations au niveau du génome et la façon dont il s’exprime et se régule dans le temps à l’échelle de la cellule et dans différents environnements au cours du développement d’un individu.

Quels seront les axes de recherche du PEPR ?

G. A : Un premier objectif sera d’identifier les meilleures stratégies exploitant et combinant les nouvelles technologies existantes. Il y aura en particulier une combinaison intégrant le séquençage et l’imagerie de cellules uniques. De nouvelles méthodes seront aussi développées, par exemple en protéomique afin de caractériser les protéines caractéristiques d’une cellule donnée.

Un deuxième enjeu sera d’étudier la façon dont les cellules interagissent entre elles. Cela requiert des approches spatio-temporelles et des systèmes capables de reproduire le développement des tissus et de simuler des pathologies. Nous aurons recours, par exemple, à des modèles organoïdes régionalisés – des structures cellulaires 3D qui miment l'architecture et le fonctionnement de régions particulières au sein d’organes ou de tissus – et des approches de visualisation de données.

L’ensemble de ces démarches s’accompagnera de développements en modélisation de données avec des allers-retours essentiels entre les systèmes expérimentaux et les modèles. Une infrastructure dédiée pour partager les données sera mise en place ainsi que de nouveaux outils de collecte, de traitement et de modélisation3 .

Enfin, comme preuve de concept, le programme ciblera le développement neural et certains cancers pédiatriques du cerveau. Nous étudierons les phases de développement normal et les situations correspondant à différentes tumeurs. Avec des modèles, nous chercherons d’abord comment corriger ou intervenir dans la progression tumorale avant d’ouvrir potentiellement la porte à des applications futures. Par la suite, des appels ouverts seront lancés pour renforcer nos approches et potentiellement ouvrir à d’autres pathologies.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces maladies pédiatriques ?

G. A : Les cancers pédiatriques sont responsables d’environ 20 % des décès d’enfants en Europe. Deux tiers des survivants ont des séquelles à long terme et des traitements sévères qui affectent leur qualité de vie et leur place dans la société. Ces maladies ont par conséquent un poids individuel, familial et sociétal important. Jusqu’à présent, les connaissances montrent que ces cancers commencent à l’enfance ou à l’adolescence et sont vraiment des maladies du développement dues à des défauts de trajectoire empruntée par les cellules précurseurs.

Nous étudierons quatre types de cancers dont on suspecte une origine précoce alors même que le système immunitaire des individus n’est pas encore mature. À l’aide de modèles, nous examinerons comment les altérations génétiques et épigénétiques au niveau de l’organisation des génomes sont affectées dans les mécanismes conduisant à la maladie. Notre espoir, à terme, sera de faciliter un diagnostic précoce, et nous imaginons une possibilité d’améliorer le suivi pendant le traitement pour éviter des rechutes. Notre souhait serait de diminuer le poids de cette maladie et de faciliter la participation sociale de ces individus et de leurs familles en améliorant leur futur.

Comment les connaissances acquises lors du PEPR pourront servir au diagnostic et au suivi d’autres pathologies et plus largement à la société ?

G. A : Le concept d’interception cellulaire s’applique assez largement aux maladies infectieuses, cardiovasculaires, inflammatoires chroniques, neurodégénératives et à d’autres types de cancers. Il a donc un impact potentiellement énorme. Les avancées technologiques que le PEPR permettra devront être applicables, moyennant une adaptation, à ces autres maladies.

Certes, le PEPR Cell-ID se situe dans la partie amont de la démarche de médecine cellulaire prédictive en étant conscient des applications possibles qui profiteront à la société et aux patients. C’est pourquoi des médecins et des cliniciens habitués aux essais cliniques sont partie prenante de notre réseau pour aider à avancer dans cette direction dès que nous en aurons les possibilités. Ce travail se co-construit aussi avec des représentants éthiques et des représentants de patients. Enfin, Cell-ID inclut un volet éducatif et de communication vers le grand public et les patients, car il est important de s’assurer que nos travaux répondent aux attentes et aux besoins des principaux intéressés et soient acceptés par la société.

  • 1Biologiste CNRS spécialisée dans l’étude de la chromatine au sein du laboratoire Dynamique du noyau (CNRS/Institut Curie/Sorbonne Université).
  • 2Les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) visent à construire ou consolider un leadership français dans des domaines scientifiques liés à une transformation technologique, économique, sociétale, sanitaire ou environnementale et considérés comme prioritaires au niveau national ou européen.
  • 3En lien avec des initiatives internationales telles que HCA, BioImage Archive ou ELIXIR.