COMHET : à la conquête des propulseurs spatiaux de demain
Essentiels au contrôle d’orbite des satellites, les propulseurs électriques soulèvent de nombreux enjeux, notamment en raison de la complexité des plasmas froids qu’ils utilisent. Le laboratoire commun COMHET vise à améliorer leur compréhension, via des expérimentations et des simulations numériques.
Jeudi 16 novembre 2023, au Drahi-X Novation Center de l’École polytechnique, a été inauguré le laboratoire commun COMHET, associant le Laboratoire de physique des plasmas (LPP)1 et Safran Spacecraft Propulsion (SSP). Un événement qui traduit la volonté des deux entités d’accentuer leur collaboration, amorcée dès 2014 et suivie, de 2016 à 2022, par une chaire ANR industrielle. « À l’époque, Safran souhaitait réduire le temps et les coûts alloués aux essais lors de la phase de qualification de ses moteurs à plasma », se souvient Anne Bourdon, directrice de recherche au CNRS et directrice du LPP. « Nous avons alors développé des codes de simulation numérique des plasmas dans ces moteurs, afin de répondre à cet objectif ». La coopération prend désormais la forme d’un laboratoire commun, sous l’impulsion d’Anne Bourdon, de Benjamin Esteves, ingénieur concepteur de propulseurs électriques chez SSP (embauché début 2023, juste après une thèse effectuée au LPP), et de Pascal Chabert, directeur de recherche CNRS au LPP. Cette inauguration intervient trente-cinq ans après la signature du premier laboratoire commun entre le CNRS et une entreprise, Safran : le Laboratoire des composites thermo structuraux (LCTS), qui a considérablement contribué au développement de freins carbone-carbone.
Exploiter le potentiel des propulseurs électriques
Si le nom « COMHET » fait référence à un petit corps céleste, ce n’est pas un hasard. Car le laboratoire commun s’intéresse à l’industrie spatiale, en particulier aux propulseurs, équipements indispensables pour mouvoir un objet dans l’espace. Ceux-ci peuvent être de plusieurs types, comme les systèmes de propulsion chimique, qui offrent une poussée élevée, utile notamment lors du lancement d’un satellite ou d’un transfert d’orbite. Mais ce sont les propulseurs électriques qui font aujourd’hui l’objet d’une attention particulière.
« Il en existe également plusieurs types, mais leur principe est sensiblement le même », explique Benjamin Esteves. « Il s’agit d’ioniser un gaz et d’accélérer les ions obtenus, via un champ électrique, afin de provoquer une force de poussée. Celle-ci est toutefois plus faible qu’avec un propulseur chimique, puisqu’elle est de l’ordre de quelques dizaines de millinewtons, c’est-à-dire moins de force qu’il n’en faut pour éteindre la flamme d’une bougie. Mais dans l’espace, en l’absence de frottements, cela suffit pour se déplacer ». Si ces propulseurs étaient jusqu’à présent plutôt utilisés dans le cadre de corrections d’orbite, plusieurs acteurs de l’industrie spatiale envisagent désormais le passage au tout-électrique. Et pour cause : ce système de propulsion occupe moins de volume qu’un propulseur chimique au sein d’un satellite, où le moindre emplacement coûte cher.
- 1CNRS / École polytechnique / Sorbonne Université / Université Paris-Saclay / Observatoire de Paris.
Propulseur de Hall et plasma froid
Aujourd’hui, les dispositifs électriques les plus répandus sont les propulseurs de Hall (ou, en anglais, Hall Effect Thrusters – HET, sigle qui donne son nom au laboratoire commun COMHET). « Leur fonctionnement repose sur l’injection d’un gaz au sein d’une chambre annulaire, dans laquelle des électro-aimants créent un champ magnétique, servant à confiner les électrons », décrit Anne Bourdon. « Ensuite, on applique une différence de potentiel électrique entre l’endroit où le gaz est injecté (l’anode) et une cathode située à l’extérieur. Les électrons, piégés par le champ magnétique, entrent dès lors en collision avec les atomes de gaz, ce qui génère un plasma dans la chambre annulaire. Les ions ainsi créés sont alors accélérés par le champ électrique et éjectés à grande vitesse : c’est la poussée du propulseur ! ».
Pour les propulseurs de Hall, le plasma, issu de l’ionisation du gaz injecté, joue donc un rôle central. Il s’agit, en l’occurrence, d’un type particulier : le plasma froid basse pression et magnétisé. « Le terme "froid" peut être trompeur, car les températures des espèces du plasma vont de quelques centaines (pour les espèces neutres) à plusieurs dizaines de milliers de degrés Celsius (pour les électrons) », détaille Benjamin Esteves. « En réalité, cela signifie que les électrons sont plus chauds que le gaz. Quant à la basse pression, elle s’explique par le besoin de se rapprocher des conditions du vide en orbite. Enfin, l’adjectif "magnétisé" vient du champ magnétique appliqué ».
Or, les plasmas froids magnétisés présentent une grande variété d’instabilités, qui affectent les performances des propulseurs. « Il s’agit d’un sujet d’étude complexe, mais primordial pour les industriels », note la directrice du LPP. « Ces dernières années, beaucoup de progrès ont été réalisés, mais il reste encore un grand nombre de défis pour avoir des modèles prédictifs ». Cela constitue l’un des axes de recherche majeurs de COMHET : le développement de simulations numériques de plasmas froids magnétisés, afin de mieux comprendre leur comportement, dans la continuité des travaux menés dans la chaire ANR industrielle.
L’iode pour suppléer le xénon ?
Les deux autres axes du laboratoire commun sont plus expérimentaux. Le pôle « Ergols alternatifs » sera piloté par Benjamin Esteves : il vise à proposer de nouvelles solutions pour l’ergol – la substance à partir de laquelle est créé le plasma – employé dans les propulseurs. « Habituellement, c’est le xénon qui est utilisé, en raison de ses propriétés physiques et chimiques, de sa lourde masse et de sa facilité d’ionisation notamment », relève l’ingénieur. « Néanmoins, ce gaz est majoritairement produit en Ukraine et en Russie, et le contexte géopolitique a entraîné une flambée des prix, historiquement soumis à une désagréable volatilité. De plus, la demande ne cessant de croître et la production mondiale étant limitée, il sera bientôt difficile de satisfaire tous les besoins de l’industrie spatiale ». Par conséquent, d’autres options vont être utilisées : le krypton, l’argon et, surtout, l’iode, un candidat particulièrement intéressant, notamment en raison de son coût beaucoup plus faible que celui du xénon et de sa forte densité de stockage, à l’état solide, ne requérant aucune pressurisation du réservoir de stockage. Les chercheurs du LPP, dont Pascal Chabert, avaient identifié l’iode dès 2006 et ont proposé les premières études expérimentales et théoriques de plasmas d’iode pour la propulsion électrique. Depuis 2014, trois thèses se sont d’ailleurs succédé au LPP sur l’étude des plasmas d’iode pour les applications spatiales, la dernière en date étant celle de Benjamin Esteves.
Enfin, le troisième pôle se penchera sur les propriétés optiques des plasmas. En effet, chaque plasma émet une lumière, qui traduit la présence ou l’absence d’espèces particulières, leur densité, leur température, etc. Les chercheurs entendent ainsi étudier la signature optique d’un propulseur, de façon automatisée via des méthodes de machine learning, afin d’anticiper d’éventuels dysfonctionnements et de faciliter la maintenance préventive.
Les trois axes de recherche feront l’objet d’interactions permanentes : les résultats des simulations numériques devront être validés par les expérimentations, qui, inversement, alimenteront les modélisations de données issues des tests. Des travaux couplés qui poseront les bases des propulseurs électriques de demain, à même de répondre à la demande exponentielle de l’industrie spatiale : si on compte aujourd’hui un peu moins de 7 000 satellites en orbite, ce nombre pourrait atteindre 60 000 à 100 000 unités d’ici aux années 2030.