Les protons et les deutons délivrés par le linac de Spiral2 peuvent générer des faisceaux de neutrons extrêmement intenses. Dans la salle NFS, les scientifiques les utilisent pour des expériences en physique fondamentale et de nombreuses applications. © Philippe STROPPA/CEA/CNRS

Accélérateurs de particules : l’expertise française s’exporte

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L’accélérateur Spiral2 démarre ses premières expériences. L’occasion pour les laboratoires français impliqués de montrer la force de leur savoir-faire, reconnu et valorisé dans de nombreux projets européens et internationaux.

« Le début de la campagne expérimentale est un jalon important pour la France et nos partenaires du monde entier », assure Navin Alahari, directeur du Ganil. C’est dans ce laboratoire que, enterré à neuf mètres sous terre, l’accélérateur Spiral2 accueille ses premiers utilisateurs dans sa nouvelle salle d’expériences « Neutrons For Science » (NFS). Un « projet de grande ampleur, au service de la physique nucléaire mondiale », selon Héloïse Goutte, directrice-adjointe du Ganil.

Plan de Spiral2 2021
© Ganil - CNRS

Piloté conjointement par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et le CNRS, le Grand accélérateur national d’ions lourds (Ganil) à Caen est aujourd’hui l'un des cinq plus grands laboratoires au monde pour la recherche avec des faisceaux d’ions, ces atomes auxquels il manque certains de leurs électrons. La communauté scientifique lui doit de nombreuses découvertes sur la structure et les propriétés du noyau des atomes, notamment les limites de leur stabilité. Progressivement mis en service depuis son inauguration fin 2016, le nouveau Spiral2 – pour Système de production d’ions radioactifs accélérés en ligne de seconde génération – doit aller encore plus loin dans les secrets de l’atome en produisant des faisceaux, parmi les plus intenses du monde, de nouveaux noyaux exotiques1 . Il doit rendre le Ganil « compétitif dans la course mondiale aux noyaux super lourds ».

Commencée en juillet 2019, la mise en route a été compliquée par la crise sanitaire du Covid-19 mais les objectifs initiaux ont finalement été tenus : l’accélérateur est opérationnel depuis l’automne 2021, avec des faisceaux d’ions stables légers, inédits au GANIL avant son installation.

Pluridisciplinaire, GANIL-Spiral2 trouve, au-delà de la physique fondamentale, des applications en science des matériaux, biologie et médecine ou encore en astrophysique. Il s’agit de mieux comprendre tout autant les propriétés du noyau atomique pour remonter aux origines de l’organisation de la matière jusqu’à l’émergence de l’Univers, que le vieillissement de matériaux susceptibles d’être utilisés pour le stockage des déchets radioactifs. Les traitements anticancéreux utilisant des radioéléments ou des traceurs radioactifs, GANIL-Spiral2 pourra aussi être utile, par exemple, à la recherche de nouvelles voies de production de radioéléments. « Le développement technologique vient en appui d’objectifs scientifiques décidés par des équipes internationales qui se fédèrent autour d’un projet commun », précise Héloïse Goutte.

linac de Spiral2
Le linac de Spiral2 délivre des faisceaux d'ions légers et lourds à des intensités extrêmement élevées, plus de 10 fois supérieures à celles disponibles précédemment au Ganil. © Philippe STROPPA/CEA/CNRS

Pour fonctionner de bout en bout, un accélérateur de particules nécessite un certain nombre de technologies qui varient selon le type d’accélérateur : linéaire (linac), circulaire, à technologies froides ou chaudes, en fonctionnement pulsé ou continu, etc. Dans le cas du linac supraconducteur Spiral2, une source produit d’abord des ions purs en très grandes quantités afin d’alimenter l’accélérateur en continu. « Plus modulable » que son prédécesseur selon la direction du Ganil, Spiral2 peut produire des particules légères comme des ions lourds. Ces ions sont ensuite rassemblés en paquets concentrés et pré-accélérés, avant d’être envoyés dans les cavités supraconductrices pour y être propulsés jusqu’à l’énergie nominale à l’entrée des salles d’expériences. Par ce processus, les vitesses des ions peuvent atteindre 25 % de la vitesse de la lumière pour les particules légères et 18 % pour les ions lourds dans les installations Spiral2. Les chercheurs et chercheuses installent enfin dans ces salles des ensembles de détection, d’acquisition et de traitement des données. Spiral2 possède également un autre moyen de production et d’étude des ions radioactifs dans la salle du Super Spectromètre Séparateur S3.

Pour chacune de ces étapes, la technologie française est reconnue pour ses prouesses et recherchée de par le monde. Les équipes françaises, en particulier dans nos exemples celles au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie2  (LPSC) et de l’IJCLab3  intervenues sur Spiral2, contribuent ainsi à des projets nationaux, européens et internationaux.

Des sources de plus en plus intenses

Première étape du voyage du faisceau au cœur d’un accélérateur de particules : la source. Dérivées d’études faites sur la fusion nucléaire par confinement magnétique, les premières sources d’ions dites ECR4  ont été inventées à Grenoble à la fin des années 60. Elles permettent de produire des faisceaux d’ions multichargés en continu avec une simple maintenance annuelle, et ont rapidement été employées partout dans le monde. « C’est un domaine de recherche international aujourd’hui, sans spécificité française même si l’on garde une belle visibilité dans le domaine », explique Thomas Thuillier, ingénieur de recherche CNRS au LPSC. Les laboratoires capables de produire de telles sources se comptent tout de même sur les doigts d’une main, rassemblant une centaine de scientifiques dans le monde et une quinzaine en France.

source Spiral2
La source dite ECR (Electron Cyclotron Resonance) est composée d'une cavité sous vide dans laquelle on injecte des atomes sous la forme d'un gaz. La cavité est soumise à un fort champ de micro-ondes qui provoquent des collisions entre les électrons libres d’un plasma et les atomes de gaz, conduisant à l'ionisation de ces derniers. © Philippe STROPPA/CEA/CNRS

Les équipes françaises ont par exemple produit une source originale, Phoenix Booster, sur laquelle se base la source du linac de Spiral2 (modèle Phoenix V3) et qui permet d’augmenter l’état de charge des ions. Des accords ont été passés pour l’utiliser au CERN5  près de Genève dans les années 2000. Elle a aussi été exportée au centre national des accélérateurs de particules du Canada, TRIUMF, considéré comme l'un des principaux centres de recherche en physique subatomique du monde, ainsi qu’aux National Laboratories of Legnaro italiens. Les recherches sur les sources ECR portent aujourd’hui sur deux points : augmenter l’intensité des sources et l’état de charge des faisceaux d’ions produits, qui seront alors plus faciles à accélérer avec des accélérateurs plus compacts et moins coûteux à fabriquer et entretenir.

Une expertise de tout l’écosystème français

Après avoir produit les ions, converti le faisceau de particules résultant en paquets puis les avoir pré-accélérés, ces paquets d’ions sont envoyés dans les cavités accélératrices. Celles-ci doivent être alimentées en puissance électromagnétique à une fréquence précise, afin qu’un champ électrique accélérateur intense puisse s’y établir : en faisant l’interface entre la source et les cavités, les coupleurs de puissance radiofréquence (RF) assurent la transmission de puissance RF avec le minimum de pertes.

Dans les accélérateurs basés sur la technologie froide, du même type que Spiral2, ces objets technologiques assurent également la transition entre un milieu à température ambiante et pression atmosphérique (côté source), et un milieu à température cryogénique (environ -270 °C) sous un vide très poussé7 . Aujourd’hui au sein de l’IJCLab, le Laboratoire de l’accélérateur linéaire (LAL) à Orsay fut « le premier laboratoire au monde à assurer le traitement (conditionnement RF) de ces coupleurs de puissance à une cadence industrielle », raconte Walid Kaabi, ingénieur de recherche CNRS et directeur adjoint du département Physique des accélérateurs à l’IJCLab. Les équipes y ont en effet préparé plus de 800 coupleurs pour l’accélérateur supraconducteur à électrons au cœur du laser à électrons libres à rayons X nouvelle génération XFEL8  inauguré fin 2017, près de Hambourg en Allemagne. Cette infrastructure de recherche européenne permet aux scientifiques d’imager des processus électroniques, chimiques et biologiques comme les détails des virus ou de réactions chimiques.

Pour concevoir des prototypes puis préparer ces coupleurs, les tester et les amener à leurs performances nominales, le LAL a construit des salles blanches et des bancs de test, et a dû adapter ses équipements, sa logistique et la formation de ses personnels aux cadences nécessaires à la production de 8 à 10 coupleurs par semaine. « L’expertise française en la matière passe aussi par deux industriels, Thales et PMB Alcen, avec lesquels nous collaborons de manière rapprochée pour la production en série », précise Walid Kaabi. Une expertise qui ne se dément pas : les coupleurs de puissance installés sur XFEL sont en fonctionnement en continu depuis 2017 sans aucun incident à signaler.

La France partenaire de projets européens et internationaux

Dans la suite du trajet du faisceau, ces coupleurs mènent donc aux cavités accélératrices, supraconductrices9  dans le cas de XFEL et Spiral2. Le linac est ainsi composé d’une succession de cryomodules – des capsules cryogéniques contenant les cavités et d’autres éléments notamment de diagnostic – qui doivent être parfaitement alignés. L’Institut de physique nucléaire d’Orsay (IPNO), également au sein de l’IJCLab aujourd’hui, a été en charge du développement, de la construction et des tests d’une grande partie de ces modules pour Spiral2 qui en compte 19.

cryomodules Spiral2
Cryomodules renfermant les cavités accélératrices supraconductrices du linac de Spiral2. © Philippe STROPPA/CEA/CNRS

Le laboratoire construira aussi 13 cryomodules complets pour le projet European Spallation Source (ESS) en Suède. Ces modules accéléreront cette fois des protons pour étudier la structure des matériaux et les mouvements à l’échelle atomique et moléculaire, avec des applications dans de nombreuses disciplines telles que les sciences de la vie, l’énergie ou le transport. Plusieurs industriels français et européens sont à nouveau impliqués pour le passage à la série. « En fusionnant le LAL plutôt historiquement expert des technologies chaudes et l’IPNO plutôt sur les technologies froides, l’IJCLab peut aujourd’hui travailler sur l’ensemble du spectre des technologies des accélérateurs », se réjouit Walid Kaabi.

Le laboratoire contribue ainsi également à PIP-II10 , l’amélioration de l’accélérateur de particules du Fermilab dans l'Illinois aux États-Unis, qui vise notamment à produire un faisceau de neutrinos intenses qui parcourra 1300 km sous terre avant d’atteindre les détecteurs géants de l’expérience DUNE11  installée à grande profondeur dans le Dakota du Sud. Cette expérience se concentre sur l’étude des neutrinos, ces particules élémentaires électriquement neutres du modèle standard de la physique des particules, et de phénomènes naturels en produisant comme les supernovae (et les étoiles à neutrons en résultant) ou les trous noirs. L’IJCLab et le Fermilab ont conjointement conçu et optimisé les composants du prototype du nouvel accélérateur (cavités accélératrices supraconductrices, systèmes d’accord en fréquence12 , coupleurs de puissance) et 33 lots seront livrés aux États-Unis d’ici 2025.

Rester à la pointe sur long terme

À plus long terme, les équipes françaises préparent le futur. À Spiral2, il s’agira d’installer deux nouvelles salles d’expérience (S3 disponible dès 2024 et DESIR) puis un nouvel injecteur pour des ions encore plus lourds. L’IJCLab travaille aussi sur une technologie nommée ERL (energy recovery linac). Plutôt que de laisser l’énergie accumulée dans le faisceau se perdre dans un piège en bout de course, cette technologie permettrait de la réutiliser pour accélérer un faisceau nouvellement injecté.

Une autre question de recherche est l’amélioration des cavités accélératrices supraconductrices en régime radiofréquence13  (SRF). Présentes aujourd’hui sur XFEL ou au Grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN, elles offrent un potentiel important en termes d’accélérations et donc d’énergies atteintes. Plusieurs grands projets à venir augmenteront la demande de telles cavités, comme le Futur collisionneur circulaire (FCC) qui prendra la suite du LHC vers 2040, le projet International Linear Collider (ILC) qui pourrait voir le jour au Japon, l’ESS ou encore le prototype de réacteur nucléaire alimenté par un accélérateur de particules MYRRHA14  en Belgique, mené côté français par l’IJCLab, le LPSC et d’autres laboratoires. La recherche s'intéresse aux besoins en termes de fiabilité, reproductibilité et performances demandées qui sont très proches des limites physiques de la technologie actuelle.

Tunnels du LHC
Le LHC actuel a été construit dans un tunnel circulaire d'environ 27 km de circonférence. 
© Cyril FRESILLON/LHC/CNRS Photothèque

Pour atteindre des énergies plus élevées – et étudier des phénomènes sur des échelles de temps ultra-courtes – sans multiplier la taille des accélérateurs, il faut remplacer l’utilisation de cavités radiofréquence par une autre technique d’accélération/ L'accélération laser-plasma, qui utilise l'interaction d'un laser avec la matière, est une des voies explorées. Des recherches exploratoires sont menées sur ce sujet partout dans le monde, des États-Unis (Berkeley Lab) au Laboratoire d'optique appliquée15  ou à l’IJCLab.

Ces trois technologies font partie de la feuille de route européenne qui fixe les priorités pour la physique des particules et les infrastructures associées pour les prochaines décennies (voir encadré). Au-delà, de nombreuses innovations maturent aujourd’hui dans les laboratoires français comme étrangers : utilisation de l’intelligence artificielle, machines inédites, nouveaux procédés de fabrication (impression 3D)... « Notre discipline nécessite des compétences variées, de grandes collaborations internationales et un temps long : les scientifiques qui initient un grand projet d’accélérateur en voient rarement la fin ! », conclut Walid Kaabi.

  • 1Qui ne font pas partie des 291 isotopes stables que l’on trouve à l’état naturel sur Terre.
  • 2CNRS/Université Grenoble-Alpes.
  • 3Laboratoire de physique des 2 infinis - Irène Joliot-Curie (IJCLab, CNRS/Université Paris-Saclay), issu de la fusion de cinq laboratoires (CSNSM, IMNC, IPNO, LAL et LPT).
  • 4À résonance cyclotronique électronique.
  • 5Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) qui compte 23 États membres dont la France.
  • 7De l’ordre de 10-12 mbar.
  • 8X-ray Free-Electron Laser.
  • 9Un matériau supraconducteur acquiert, une fois refroidi à très basse température, la capacité de conduire parfaitement un courant électrique, sans résistance donc sans perte d'énergie.
  • 10Proton Improvement Plan-II.
  • 11Deep Underground Neutrino Experiment.
  • 12Ce système modifie le volume interne et donc la fréquence de résonance de la cavité.
  • 13Qui utilisent une alternance d’intenses champs électromagnétiques pour accélérer des particules chargées.
  • 14Multi-purpose hYbrid Research Reactor for High-tech Applications.
  • 15CNRS/ENSTA/École polytechnique.

Une stratégie européenne en physique des particules

Gérée par le Conseil du CERN1 , la feuille de route européenne fixe les priorités pour la physique des particules et les infrastructures associées pour les prochaines décennies. Coordonnée avec ses équivalents américain et japonais pour optimiser les forces de travail, sa dernière révision en 2020 a identifié cinq axes de R&D à promouvoir pour les années à venir : les aimants supraconducteurs, les collisionneurs à muons, les ERL, l’amélioration des performances des cavités SRF et l’accélération laser-plasma. Les feuilles de route dédiées à chaque axe seront bientôt présentées au Conseil du CERN pour validation.

L’amélioration d’ici 2027 du Grand collisionneur de hadrons (LHC) en une version « haute luminosité », qui permettra d’étudier plus facilement des événements rares, est au cœur de cette stratégie. Une « usine à Higgs », dont le démarrage est prévu entre 2035 et 2040, devrait ensuite produire de grandes quantités de cette particule, découverte au LHC en 2012, qui explique la masse de toutes les autres particules élémentaires, afin de mieux l’étudier. De quoi consolider le modèle standard de la physique des particules ou détecter le signe qu’une nouvelle physique au-delà de ce modèle standard est nécessaire. Mais le type exact des machines qui seront construites dépendra du développement des technologies. « Cette stratégie se construit à partir des besoins et des connaissances de la communauté, dans une stratégie "bottom-up" », explique Walid Kaabi qui est impliqué dans l’élaboration de la feuille de route sur les ERL.

Le chercheur est aussi coordinateur national pour le CNRS du projet européen de R&D collaborative I.FAST, démarré le 1er mai 2021. Cette initiative promeut les innovations des laboratoires auprès des instances européennes, ce qui permet à l’Europe de financer de grands projets de manière raisonnée en s’appuyant sur une communauté structurée incluant tout l’écosystème nécessaire.

L’IJCLab et le LPSC, en lien étroit avec le CEA, participent également au projet PACIFICS, lauréat de l'action EquipEx+ du gouvernement, soutenant des équipements structurants pour la recherche dans le cadre du Programme d'investissements d'avenir (PIA3). Son objectif est de faire progresser les infrastructures de R&D nécessaires au développement des accélérateurs de demain, afin que les équipes françaises se maintiennent à la pointe de l’innovation pour les décennies à venir.

  • 1Le Conseil est l'organe de décision suprême du CERN et réunit des délégués des 23 États membres.