De l’ « erreur » de laboratoire à l’entreprise leader mondial : l’histoire du Verre Fluoré

CNRS

A l’occasion du 50e anniversaire de la découverte du verre de fluorure à Rennes, retour sur l’aventure entrepreneuriale de l’un des leaders mondiaux du verre et des composants fibrés fluorés, toujours en étroite proximité avec le monde académique.

Le verre de fluorure vient de fêter ses 50 ans à l'Institut des sciences chimiques de Rennes1 . Cette belle histoire entrepreneuriale a commencé par une « heureuse » erreur de laboratoire. Nous sommes en mars 1974 à l’Université de Rennes, dans le laboratoire de Chimie minérale D - devenu laboratoire Verres et céramiques de l’ISCR - dirigé par Jacques Lucas, aujourd’hui professeur émérite et membre de l’Académie des sciences. « Nous voulions synthétiser un fluorure complexe de nouvelle structure cristalline. Michel Poulain, ingénieur de recherche et son frère Marcel, enseignant-chercheur, ont obtenu un matériau dont la structure était à l’opposé de celle d’un cristal. Il s’agissait d’un verre d’un type entièrement nouveau. Un résultat totalement inattendu à partir de cette famille de fluorure ». Eurêka, l’équipe de scientifiques découvre ce qu’elle ne cherchait pas ! Les chercheurs vont se consacrer pendant des années à l’étude des propriétés physiques remarquables du verre fluoré et à la recherche d’applications pour ce nouveau matériel.

Du laboratoire à l’entreprise

En 1977, trois ans après cette fabuleuse découverte et la publication d’un article dans une revue scientifique, l’entreprise Le Verre Fluoré voit le jour, impulsée par Marcel Poulain et Gwenaël Mazé qui la dirigera pendant des décennies. « Elle s’est créée in situ, à partir de l’équipe du laboratoire car les industriels s’intéressaient peu à notre découverte », se souvient Jacques Lucas. Et pourtant…

Le verre de fluorure possède une grande transparence dans l’infrarouge - de l’UV jusqu’à 6 microns - et un fort potentiel pour les fibres optiques et les lasers.

Ce nouveau matériel suscite en effet rapidement l’intérêt de laboratoires dans le monde entier. Il figurera sur la liste des verres retenus par le laboratoire américain Lawrence Livermore pour leur projet de fusion laser.

Dans les années 80, les opérateurs de télécommunications du Japon, des États-Unis et d’Europe défilent au laboratoire de Rennes et investissent dans des programmes de recherche sur le verre fluoré pour faire passer des signaux dans les fibres optiques. Mais la fibre de verre de fluorure ne possède pas le niveau de pureté de la fibre de silice. Elle trouvera un débouché industriel, non dans la fibre télécom mais beaucoup plus tard dans les amplificateurs optiques permettant de renforcer les signaux des réseaux 5G.

Le potentiel est manifeste également dans le domaine médical, notamment pour les lasers dentaires. « En dopant le verre fluoré avec des terres rares, nous avons mis au point des fibres optiques d’application active qui conduisent des lasers », explique le professeur Jacques Lucas. Des scientifiques de l’Université de Laval (Québec) confirment la viabilité de cette technologie qui double la puissance des lasers dans le moyen infrarouge, à des longueurs d’ondes inaccessibles avec les fibres classiques. Une société franco-québécoise, LUMIR, sera créée pour fabriquer ces lasers multiwatts intégrés ensuite par la société Acclaro pour révolutionner la dermatologie.

Dans les années 90, la fibre optique en verre de fluorures de l’entreprise rennaise est utilisée dans plusieurs projets ambitieux d’astronomie et du spatial. La Nasa l’utilisera en 1986 dans le programme Aviris, ancêtre de Google Earth. Bien plus tard, ces mêmes fibres contribueront au prix Nobel de Physique 2020 qui récompense la découverte du trou noir au cœur de la Voie lactée.

Déterminante, cette découverte du verre de fluorure a fait l’objet de plus de 20 000 publications, thèses, brevets et autres documents et ouvrages scientifiques depuis 50 ans.

Depuis 2015, une stratégie de partenariats privilégiés

L’année 2015 marque un tournant avec l’arrivée à la tête de l’entreprise de Samuel Poulain, fils de Marcel. Cet ingénieur de formation à la grande ouverture d’esprit développe une stratégie de partenariats qui propulse le Verre Fluoré parmi les trois principaux fabricants de verres et fibres de fluorure dans le monde. Les projets se multiplient tous azimuts.

Les sources lasers supercontinues moyen infrarouge sont en pleine expansion. La société Leukos, implantée à Limoges, fabrique ces lasers à partir des fibres optiques du Verre Fluoré, pour des applications biomédicales, de métrologie, de spectroscopie ou encore environnementales.

« Le Verre Fluoré répond aux enjeux du XXIe siècle en participant à plusieurs révolutions technologiques. Dans le domaine médical, grâce à nos lasers fibrés qui émettent maintenant dans le spectre visible - et non plus uniquement dans l’infrarouge - les applications concerneront dans quelques années l’ophtalmologie, notamment le traitement de la cornée ou du glaucome. L’utilisation de lasers à l’intérieur du corps contribuera à la lutte contre l’endométriose ou le cancer des ovaires », anticipe Samuel Poulain. Le chef d’entreprise poursuit : « en 2023, nous avons obtenu une licence pour l’exploitation mondiale d’une nouvelle fibre optique équipée d’une lentille utilisée pour la détection de gaz polluants dans l’atmosphère ». Quand le verre fluoré appliqué à la spectroscopie contribue à la transition écologique…

De nouvelles perspectives, grâce à des collaborations de recherche public-privé qui perdurent

L’aventure du Verre Fluoré est définitivement celle d’une grande famille. Au sens propre, la famille Poulain, père, oncle et fils. Au sens figuré, la famille des scientifiques qui ont donné naissance au verre fluoré et qui projettent aujourd’hui encore l’entreprise dans le futur.

Johann Troles, professeur en chimie des matériaux à l’ISCR, lui-même ancien étudiant des professeurs Jacques Lucas et Marcel Poulain, conjugue publications et « mise au service de la société de ses recherches scientifiques ». Le laboratoire de l’ISCR fait figure de support exploratoire au département R&D du Verre Fluoré. Son équipe, notamment une étudiante en thèse CIFRE, travaille sur des procédés de synthèse et de mise en forme innovants, notamment « la fabrication de préformes de fibres optiques en verre infrarouge et verres fluorés ». Si les travaux sont encore exploratoires, Johann Trolès en envisage déjà la portée : « une optimisation des processus de fabrication de designs innovants d’objets spécifiques optiques, un gain de matière et une réactivité décuplée ».

Autre domaine visé par la collaboration entre l’entreprise et le laboratoire, la réduction de l’empreinte carbone de la fabrication de verre fluoré : « actuellement, le processus consiste à peser les poudres, puis les chauffer pour obtenir du verre liquide puis solide. Nous travaillons avec l’ISCR à un nouveau procédé : malaxer les poudres puis réduire la température de chauffe », se réjouit Samuel Poulain.

L’entreprise implantée à Bruz, non loin de Rennes, compte aujourd’hui 25 personnes. Leader sur le marché mondial, elle tisse sa toile au cœur d’un écosystème scientifique, industriel, médical et spatial notamment. Institut Saint Louis (France et Allemagne), COPL-Université de Laval (Québec), Université de Macquarie (Australie), Standford (USA), ISCR (Rennes), CIMAP (Caen), Femto-st (Besançon), Université Laboratoire Côte d’Opale (Dunkerque), XLIM (Limoges)…, les noms de quelques-uns des nombreux partenaires du Verre Fluoré suffisent à démontrer que la PME bretonne est promise à un bel avenir pour les prochaines années.

  • 1ISCR, CNRS/Université de Rennes/ENSCR