PEPR TRACCS : « Nous avons besoin de transformer nos approches et nos modèles pour faire face au changement climatique »

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Le programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) exploratoire TRACCS – piloté par le CNRS et Météo-France – vise à l'amélioration des modèles de climat existants et au développement de services climatiques en réponse aux attentes sociétales. Pour cela, il est doté d’un budget de 51 millions d’euros sur 8 ans. Entretien avec Masa Kageyama, directrice du programme pour le CNRS.

Quels défis majeurs en lien avec la modélisation du climat seront abordés par le PEPR "Transformer la modélisation du climat pour les services climatiques" (TRACCS) que vous coordonnez avec Samuel Morin (pour Météo-France) ?
Masa Kageyama1  : En tant que modélisateurs du climat, nous faisons face à plusieurs défis. Il y a une montée en puissance de la demande de notre société pour des solutions concrètes d’adaptation et d’atténuation du changement climatique. En ce sens, nous avons construit, au fil des années, des outils de modélisation et produit des simulations, qui constituent en quelque sorte des bases de données permettant de répondre aux demandes sociétales. Mais ce n’est pas suffisant, car les bénéficiaires sont également en attente d’expertise accompagnant des données spécifiques à leurs usages. Nous devons donc développer de nouvelles approches pour atteindre ce but.

En amont des usages, il y a également un travail de fond à mener sur les modèles. Ces derniers sont développés depuis une cinquantaine d’années et le domaine doit anticiper un important besoin de formation des prochaines générations d’experts sur toute la chaîne de développement et d’exploitation des modèles. Le cadre général dans lequel nous évoluons se transforme à son tour. D’une part, l’émergence de méthodes d’intelligence artificielle modifie nos pratiques et apporte de nouvelles opportunités. D’autre part, l’arrivée de nouvelles architectures de calcul haute performance et le passage vers l’exascale imposent une refonte de nos codes de calculs.

Quels vont être les axes majeurs du PEPR ?
M. K. : Pour donner quelques éléments de contexte, nous avons deux modèles globaux de climat en France qui représentent l’évolution couplée de l’atmosphère, des océans et des surfaces continentales. L’un d’eux est développé par l’IPSL et l’autre par le Centre national de recherches météorologiques2  et le Cerfacs3 . Tous deux fournissent des simulations qui servent, notamment, aux projections du GIEC4 .

Le PEPR est organisé en deux groupes de projets ciblés. Le premier visera à mieux définir les services climatiques selon les attentes des bénéficiaires et les possibilités des modèles de climat, à étudier l’évolution d’événements extrêmes à fort impact pour les parties prenantes en fonction du changement climatique et à distribuer les résultats et les méthodes de calcul correspondants.

Le second visera à développer nos modèles, de l’échelle globale à l’échelle locale, à les faire évoluer vers les nouvelles architectures de calcul et à étudier les bénéfices potentiels de méthodes d’intelligence artificielle pour nos modèles, mais aussi pour leur calibration, leur mise à l’équilibre et la quantification des intervalles de confiance sur les résultats.

Deux autres axes majeurs de TRACCS sont, d’une part, la formation d’experts en développement et utilisation des modèles de climat, ainsi que la formation des parties prenantes à la démarche de modélisation et à l’utilisation des résultats de modèles. D’autre part, structurer et renforcer la contribution des équipes de recherche françaises dans un paysage international actuellement assez mouvant.

Quelles problématiques sont associées en particulier aux architectures de calcul et à l’IA ?
M. K. : Concernant les architectures de calcul, nous devons réécrire nos modèles afin d’améliorer leur efficacité sur les prochaines machines de calcul haute performance. C’est un important défi qui va prendre du temps, car nos modèles se composent de plusieurs centaines de milliers de lignes de code. In fine, cela devrait permettre d’utiliser efficacement les nouvelles architectures de calcul, moins énergivores, donc de réduire la consommation énergétique pour chaque simulation climatique, et de réaliser davantage de simulations par an.

Par ailleurs, les outils d’intelligence artificielle commencent à être utilisés dans le domaine de la modélisation climatique. Ils interviennent au moment de l’analyse des résultats des simulations, mais aussi afin de représenter des phénomènes plus petits que la grille spatiale d’un modèle (de l’ordre de la centaine de kilomètres), par exemple les nuages. Plus généralement, l’apprentissage automatique pourrait nous permettre de gagner du temps, et in fine, de calculer efficacement l’intervalle de confiance sur les résultats de nos modèles. Toutefois, nous devons explorer scientifiquement les opportunités apportées par l’IA afin de ne pas surestimer son apport potentiel.

En bout de chaîne, vous mentionnez le développement de services climatiques. En quoi consisteront-ils ?
M. K. : Des membres du PEPR TRACCS ont déjà mis en place des services climatiques, par exemple sur la thématique de l’enneigement en zones de montagne, dont dépend un important secteur touristique et économique. Une difficulté est de déterminer les caractéristiques du climat à considérer et de développer des produits adaptés aux bénéficiaires, ce qui peut prendre plusieurs années. D’autres services ont été développés dans le domaine des assurances sur les événements extrêmes, ou de l’énergie.

Chaque service a des intérêts différents et les applications en sont démultipliées. À titre d’exemple, les producteurs d’énergie n’auront pas les mêmes enjeux qu’il s’agisse de production éolienne, hydraulique ou photovoltaïque. Une autre demande importante concerne l’aménagement territorial. Ou comment adapter les infrastructures selon diverses manifestations du changement climatique (montée des eaux, augmentation d’événements extrêmes, etc.) ?

Cette diversité d’enjeux et d’acteurs fait qu’on ne peut pas décider seuls, en tant que scientifiques, des caractéristiques du climat intéressantes pour les parties prenantes. Cela doit se faire via un échange productif avec les principaux intéressés. Nous avons donc l’ambition de co-construire une dizaine de démonstrateurs de services climatiques. L’objectif sera de mettre au point une démarche et de former des personnes qui pourront la reproduire et l’adapter à d’autres besoins par la suite.

Comment les choix de modélisation du PEPR s’articulent-ils dans le paysage européen ?
M. K. : Au niveau européen, l’initiative Destination Earth vise, sur les dix prochaines années, à développer un modèle global à très fine échelle, c'est-à-dire de quelques kilomètres de résolution. Un des objectifs est de quantifier l’impact de politiques d’atténuation ou d’adaptation sur le changement climatique, y compris à l’échelle locale. La communauté française a opté pour une approche complémentaire, qui vise à calculer des intervalles de confiance sur les informations climatiques en fonction des besoins des parties prenantes. Ceci ne peut pas être réalisé avec des modèles comme ceux développés pour Destination Earth, trop coûteux en temps de calcul. Nous traitons également des temps plus longs que cette initiative européenne, et visons d’inclure explicitement les calottes de glace dans nos modèles, ces dernières étant particulièrement vulnérables sur le long terme et à fort impact notamment pour la hausse du niveau de mers.

Le PEPR TRACCS nous permettra donc de poursuivre notre position originale et complémentaire à la vision de modélisation kilométrique, prometteuse mais qui n’est pas la seule voie possible. Apporter de la diversité fait sens dans le contexte international et des projets d’intercomparaison de modèles qui nourrissent notamment les rapports du GIEC. En effet, nous avons besoin d’un éventail d’approches pour faire face au changement climatique, afin de caractériser, documenter et tenir compte des facteurs qui influencent les gammes de confiance des projections climatiques.

  • 1Directrice de recherche CNRS, responsable de la modélisation du système climatique au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (CNRS/CEA/UVSQ), co-responsable du Centre de modélisation du climat de l’Institut Pierre-Simon Laplace.
  • 2CNRS/Météo-France.
  • 3Centre de recherche fondamentale et appliquée spécialisé dans la modélisation et la simulation numériques, également centre de formation avancée.
  • 4Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, chargé d'évaluer les causes et les conséquences du changement climatique en cours et à venir.